– Angélique, hurla Nicolas, lorsqu'il reparut.

Il avait aperçu cette silhouette de jeune homme et ne comprenait plus.

– Ah ! c'est toi, fit-il avec soulagement. J'ai cru que tu étais passée par-dessus bord quand je ne t'ai plus vue avec ta robe.

– Passer par-dessus bord. Cela ne va pas tarder si cette danse continue.

Les tentures se déchirèrent et le vent s'engouffra en sifflant.

– Ça va mal, bougonna l'homme, je crois bien qu'on file droit vers une côte.

Un vieux forçat à la barbe blanche et à l'œil borgne l'avait accompagné.

– De là on voit bien, fit-il en se penchant à l'arrière dans la nuit démente, là... Là-bas, tu les vois bien les lumières qui dansent... Il y a un port, je te dis... Faut s'y réfugier...

– Tu es fou !... Retomber entre les mains des argousins !

– C'est un petit port de pêcheurs... On leur fera peur et ils se tiendront tranquilles. On ne restera là que le temps que la mer se calme... Si on n'essaie pas de pénétrer là, on va aller se fracasser sur les rochers comme du petit bois.

– J'suis pas d'accord.

– Qu'est-ce que tu proposes alors, caïd ?

– Qu'on essaie de maintenir la mer jusqu'à ce que le temps se calme.

– C'est toi qui es fou, caïd. Ce vieux sabot ne résistera pas.

– On va mettre l'idée au vote. Viens, dit-il en saisissant Angélique par le bras. Tu vas t'abriter dans l'entrepont. Ici, tu te ferais enlever. Je ne tiens pas à ce que les poissons te mangent. Tu es pour moi...

Dans les ténèbres, on devinait plus qu'on ne voyait le désordre de la galère démantelée. La chiourme était à demi pleine d'eau. Sous les fouets de leurs compagnons d'hier les galériens étrangers, russes, maures et turcs, ramaient sauvagement, avec par instants des cris désespérés et terrifiants.

Où était maître Savary ? Où était Flipot ?

Nicolas fut à nouveau près d'elle.

– Ils veulent tous gagner le port qu'on aperçoit là-bas, lui cria-t-il. Moi, non. Avec quelques autres frangins, on va mettre la felouque à la mer et filer. Viens, Marquise.

Elle essaya de lui échapper, entrevoyant le salut dans ce refuge de la galère révoltée à l'abri d'un port. Mais il la saisit, la souleva dans ses bras et la porta vers la felouque.

*****

L'embarcation dansait sur les crêtes des vagues comme une coque de noix, lorsque le jour se leva. Le ciel fut aussitôt très clair. Les nuages avaient fui. Cependant la mer demeurait violente et verte, poussant avec fureur vers la côte ces humains fragiles qui durant des heures avaient osé affronter sa colère.

– À Dieu vat, chacun pour soi ! cria Nicolas, lorsque les falaises rouges se dressèrent, proches et menaçantes.

Les forçats sautèrent à l'eau.

– Tu sais nager ? demanda Nicolas à Angélique.

– Non.

– Viens quand même.

Il se lança à l'eau avec elle, s'efforçant de lui soutenir la tête hors des flots. Elle avala une grande tasse d'eau salée, suffoqua. Une vague l'arracha à Nicolas, la porta à une allure de cheval échappé vers le rivage. Elle sentit le choc dur des rochers et se cramponna avec une force surhumaine. La mer la quitta dans un ruissellement torrentiel. Angélique se traîna un peu plus haut. Le galop fou la rejoignit ; l'eau l'immergea dans son froid linceul, la quitta, la rejoignit encore. Mais chaque fois elle se traînait un peu plus loin. À la fin. elle sentit le poids de son corps qui se hissait aussi lourd que s'il était devenu de plomb, sur le sable d'une grève. Encore ! Encore un peu !... Puis elle trouva un nid de sable et d'herbes sèches, s'y blottit et s'évanouit.

*****

La première pensée d'Angélique fut puérile. Elle ouvrit les yeux, vit le ciel bleu et dur, et songea avec effroi que tout au long de cette nuit terrible, pas un instant elle n'avait songé à recommander son âme à Dieu.

Cet oubli l'atterra comme si elle découvrait en elle un mal caché. Mortifiée, elle n'osait pas réparer son erreur en remerciant la Providence de lui accorder à nouveau, ce matin, la vie. Elle se redressa difficilement, un peu nauséeuse à cause de toute l'eau salée qu'elle avait ingurgitée au cours du naufrage et s'assombrit. La Providence méritait-elle d'être remerciée ? À quelques pas, elle venait d'apercevoir les forçats autour d'un feu allumé sur la plage. Le soleil était haut dans le ciel et la chaleur incandescente avait séché sur elle ses vêtements trempés et jusqu'à ses cheveux. Mais ceux-ci étaient pleins de sable et la peau brûlée de son visage lui faisait mal.

Ses mains étaient égratignées.

Peu à peu, les sens lui revinrent, l'ouïe après celui de la vue. Elle entendait les voix rugueuses des galériens. Ils étaient une dizaine. Deux d'entre eux s'occupaient à faire cuire quelque chose sur le feu, mais les autres étaient debout, en cercle et le ton était à la dispute.

– Non, ça ne va pas, caïd, criait un grand gars blond et dégingandé ; nous, on a suivi en tout ce que tu disais de faire. On a respecté la loi envers toi. À toi de la respecter envers nous. – On l'a méritée comme toi la marquise de l'amiral, affirma un autre, à la voix traînante et grasseyante. Pourquoi que tu dis qu'elle est à toi seul ?

Nicolas se tenait le dos tourné et Angélique n'entendit pas sa réponse. Mais les forçats protestèrent, véhéments.

– C'est toi qui le dis qu'elle t'appartenait avant !

– Tu nous le feras pas croire... C'est une dame du grand monde, qu'est-ce qu'elle aurait fait d'un croquant de ton espèce ?

– Tu cherches à nous avoir, caïd. C'est pas régulier.

– Et si c'était vrai ce qu'il raconte, ça ne tient pas. La loi de Paris c'est une chose, celle des galères, c'est une autre.

Un vieux, gringalet, sans dents et déplumé comme un œuf, dit en levant le doigt :

– Tu connais le dicton de la Méditerranée : « La proie est au cormoran, le butin au pirate, et la femme à tous ».

– À tous, à tous ! braillèrent les autres, en se rapprochant, menaçants, de leur chef.

Angélique leva les yeux vers le sommet de la falaise. Il fallait essayer de gagner la lande et peut-être de se cacher parmi les buissons ou les petits bois de chênes-lièges qui couronnaient le rivage. Le pays n'était pas inhabité sans doute. Des pêcheurs lui offriraient protection.

Elle se redressa avec précaution, se mit à genoux. S'ils pouvaient se battre, ce serait du temps gagné.

Mais la querelle avait paru s'apaiser. Une voix dit :

– Ça ira comme ça, alors, oui, là alors on ne peut rien dire. Tu es le chef, tu as le droit de te servir le premier... Mais laisses-en pour les autres...

Un rire grossier salua ces paroles. Angélique vit Nicolas venir à grands pas vers elle. Elle ébaucha un mouvement de fuite qu'il ne vit pas. En trois enjambées, il la rejoignit et la saisit par le poignet. Ses yeux luisaient farouchement, ses lèvres se retroussaient sur ses dents noircies par la chique de tabac. Il était si absorbé par sa fureur qu'il n'avait pas remarqué son recul et il l'entraîna, courant presque sur le rude sentier de chèvres qui grimpait vers la falaise. Les rires et les quolibets obscènes des forçats demeurés sur la plage les poursuivaient.

– Prends ton temps, caïd, mais ne nous oublie pas... Pour nous aussi, ça urge !...

– Plutôt, grommelait Nicolas, plutôt que je la leur laisserai... Elle est à moi !... Elle est à moi !...

Il s'élança à travers le cailloutis et les petites plantes sèches du maquis, la traînant derrière lui, tandis que le vent les saisissait violemment et rabattait les cheveux d'Angélique sur son visage, comme un étendard, un écheveau de soie aveuglant.

– Arrête ! cria-t-elle.

Le forçat courait toujours.

– Arrête, je ne peux plus !

Il l'entendit enfin, fit halte et regarda autour de lui comme s'il s'éveillait. Ils avaient suivi le bord de la falaise et maintenant la mer était à leurs pieds, d'un bleu presque noir contre le ciel d'un autre bleu, où les mouettes traçaient des arabesques blanches. L'air vif et odoriférant, par brusque retour, les frappait et les suffoquait. Le galérien évadé parut soudain découvrir cette immensité.

– Tout cela, murmura-t-il, tout cela pour moi...

Il lâcha la main d'Angélique pour ouvrir les bras et respirer à pleins poumons, gonflant sa poitrine et ses épaules que les travaux de la rame avaient rendues plus larges encore. Sous le maillot rouge, ses muscles étaient noueux et durs.

Angélique fit un bond de côté et se mit à fuir. Il rugit : « Reviens ! » et se lança à sa poursuite.

Comme il l'atteignait, elle lui fit face, les griffes en avant ainsi qu'une chatte en colère.

– Ne m'approche pas... ne me touche pas...

L'éclat de ses prunelles était si fulgurant qu'il se figea.

– Qu'est-ce qui te prend ? grommela-t-il. Tu ne veux pas que je t'embrasse ? Après si longtemps ? Tu ne veux pas que je te caresse ?...

– Non.

Les sourcils de l'homme se froncèrent. On aurait dit que les mots pénétraient difficilement jusqu'à son esprit et qu'il cherchait à comprendre. Il voulut encore l'attraper mais elle se déroba. Il poussa un grognement déçu.

– Qu'est-ce qui te prend ? Tu ne peux pas me faire ça, Angélique ! J'ai pas eu de femme depuis dix ans, J'ai pas pu en toucher une, à peine en voir... Et tu viens, tu es là, TOI... Je casse tout pour te rejoindre, pour t'arracher à l'autre... Et j'aurais pas le droit de te toucher ?

– Non.

Les yeux noirs du galérien vacillèrent comme sous un brusque égarement de folie. Il bondit sur elle, réussit à la happer, mais elle le griffa si férocement qu'il lâcha prise à nouveau, regardant d'un air hébété les sillons sanglants qui gonflaient à la surface de son bras.