– Traîtres, pirates, chiens d'infidèles ! hurla-t-il dans son porte-voix. Vous ne tenez pas vos engagements... Vous n'aviez parlé que de libérer vos Maures... Vous n'avez pas le droit de prendre ces Turcs.

Le capitaine Jason répondit :

– Nous les prenons comme prix du sang pour le Maure que vous avez fait exécuter.

– Monsieur, remettez-vous, il faut vous faire saigner, proposa La Brossardière à son chef, je vais mander le chirurgien.

– Le chirurgien a autre chose à faire que de me saigner, répondit le jeune amiral d'une voix morne. Qu'on dénombre les morts et les blessés.

Au loin, toutes ses voiles tendues, le chébec du pirate s'estompait.

Chapitre 5

Le duc de Vivonne descendit dans le canot et leva la tête en souriant.

– À bientôt, très chère. Je vous donne rendez-vous dans quelques jours à Malte. Priez pour que mes armes triomphent.

Penchée à la rambarde, Angélique se força à sourire. Elle détacha sa ceinture de soie bleu ciel à franges d'or et la lança au jeune homme.

– En gage de victoire, pour votre épée.

– Merci ! cria Vivonne, tandis que le caïque s'éloignait.

Il baisa l'écharpe et s'occupa de la nouer autour de la garde de son épée. Puis il fit encore un joyeux signe d'adieu.

Angélique se dit qu'elle était stupide de se sentir déprimée par cette séparation. Vivonne avait décidé de poursuivre le Rescator et d'essayer de le traquer dans les environs de Malte, où les galères des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem pourraient lui prêter assistance. La galère amirale La Royale étant trop lourde et peu maniable pour une chasse de ce genre, il déménageait sur La Luronne laissant son navire et Angélique à la garde de La Brossardière et de quelques soldats. La Royale devait s'acheminer plus lentement et par petites étapes vers La Valette, ainsi que La Dauphine, qui avait besoin de réparer ses avaries. Les galères de combat se rangèrent, puis disparurent, vite effacées par le rideau serré d'un « grain » qui s'avançait du Sud-Ouest à vive allure. Angélique se réfugia à l'abri du tabernacle tandis que la pluie s'abattait sur La Royale vivement secouée.

– Après les pirates, c'est la mer qui va nous donner des ennuis, dit La Brossardière.

– Est-ce la tempête ?

– Pas encore, mais cela ne va pas tarder.

*****

La pluie cessa. Cependant le ciel demeura gris et la mer fort agitée. L'atmosphère était étouffante malgré le vent moite qui soufflait de façon irrégulière. La conversation du brave Savary et celle du lieutenant de Millerand qui se dégelait un peu maintenant que Vivonne, dont il était furieusement jaloux, s'était éloigné, n'évitèrent pas à Angélique de s'ennuyer à périr.

– Que suis-je venue faire sur cette galère ? dit-elle à Savary. Et elle sourit tristement en songeant à Versailles, à Molière et à ses bouffonneries. À la nuit tombée, M. de La Brossardière lui conseilla de s'enfermer dans sa cabine, sous l'entrepont. Elle n'en eut pas le courage et dit qu'elle ne descendrait que si la situation à l'arrière devenait intenable.

Les violents sursauts qui faisaient tanguer et grincer la galère finirent par la bercer et malgré le vent qui s'était levé et les coups de bélier des vagues contre la coque, elle sombra dans un profond sommeil.

*****

Elle s'éveilla comme d'un cauchemar. L'ombre était de suie. Elle resta un moment à demi-redressée sur sa couche, avec l'impression qu'il se passait quelque chose d'anormal. La galère continuait à tanguer violemment, mais le vent semblait s'être apaisé.

Tout à coup, elle comprit ce qui l'avait éveillée. C'était le silence. Les gongs des comités s'étaient tus. Le silence le plus complet régnait à bord. On eût dit que la galère désertée n'était plus qu'une épave, roulant au gré des flots. Une terreur panique envahit la jeune femme.

– Monsieur de La Brossardière ! appela-t-elle.

Rien ne répondit.

Elle se leva en se maintenant debout à grand-peine, fit trois pas hésitants. Elle buta sur quelque chose de mou et faillit tomber.

Angélique se pencha. Sa main rencontra les broderies d'un uniforme. Elle saisit l'épaule de l'homme étendu là à même le plancher et le secoua vivement.

– Monsieur de La Brossardière, éveillez-vous !

Il se laissa faire avec une étrange apathie. Fébrile, la main d'Angélique tâtonna, cherchant le visage.

Ce contact glacé la rejeta en arrière, épouvantée.

Elle se releva pour aller chercher son sac qu'elle avait toujours à portée de sa main, près de sa couche. Elle y trouva sa petite lanterne de voyage et battit le briquet pour l'allumer. Un souffle de vent diabolique l'éteignit trois fois. Enfin elle put rabattre la verrerie teintée de rouge sur la flamme et promener la lueur autour d'elle. M. de La Brossardière était étendu à terre, recroquevillé sur le côté. Ses yeux étaient déjà vitreux et une affreuse plaie sanguinolente étoilait son front. Angélique le franchit et s'approcha du seuil. Là encore, elle buta contre un corps, tombé en travers. Un soldat, lui aussi mort assommé. Doucement, elle souleva le rideau et regarda. Dans cette obscurité, elle distingua des lueurs venues de la chiourme. Des silhouettes bougeaient sur la coursive mais ce n'étaient plus celles des argousins aux longs fouets. Elle vit des formes rouges aller et venir, tandis que lui parvenaient des interjections de voix rauques. Angélique laissa retomber le rideau et recula jusqu'au fond de la tente, indifférente aux embruns qui par instants l'éclaboussaient lorsqu'une vague plus forte giflait la poupe. Une terreur panique l'envahissait. Elle comprenait maintenant pourquoi les gongs s'étaient tus.

Le glissement d'un pied nu sur le plancher la redressa, aux aguets. Et Nicolas fut sur le seuil, dressé dans ses hardes rouges de galérien. Sous ses cheveux hirsutes, avec sa face salie de barbe, il avait le même regard et le même sourire terrible qui l'avaient épouvantée jadis, lorsqu'il la guettait derrière les vitres de la taverne. Quand il parla, ses mots incohérents et délirants prolongeaient le cauchemar.

– Marquise des Anges... ma beauté... mon rêve... Tu me vois ! Pour toi, j'ai brisé mes chaînes... Un coup sur le comité... Un coup sur l'argousin. Ha ! Ha ! partout l'on a frappé... Il y avait longtemps qu'on préparait ça... Mais c'est toi qui as tout déclenché... Te voir, là... Vivante !... Comme je t'ai vue inscrite dans le ciel pendant dix années de galères... Et tu étais à l'autre, hein !... Tu l'embrassais, tu le caressais... Je te connais !... Tu as mené ta vie pendant que je menais la mienne... C'est toi qui as gagné... Mais pas toujours. La roue tourne. Elle t'a ramenée...

Il s'avançait tendant vers elle ses poignets où une marque à vif montrait la trace des fers qu'il avait patiemment usés, depuis de longs mois. Nicolas Calembredaine avait tenté deux évasions au cours de ses années de galères. La troisième serait la bonne. Lui et ses complices avaient tué tout l'équipage, les soldats, les officiers. Ils étaient maîtres de la galère.

– Tu ne dis rien... Tu as peur ?... Pourtant je t'ai tenue dans mes bras et tu n'avais pas peur de grand-chose dans le temps !

Un éclair déchira le ciel au-dehors et le roulement du tonnerre se répercuta dans la nuit.

– Tu ne me reconnais pas ? insistait le galérien. C'est pas possible... Je suis sûr que tu m'as reconnu l'autre jour déjà.

Elle sentit l'odeur de sel et de sueur de ses loques et cria, brusquement révulsée :

– Ne me touche pas ! Ne me touche pas !

– Ah ! tu m'as reconnu. Dis-moi qui je suis ?

– Tu es Calembredaine, le bandit.

– Non, je suis Nicolas, ton maître de la Tour de Nesle...

Une vague soudaine embarqua, les noya tous les deux, et Angélique fut obligée de se cramponner à la balustrade pour ne pas être entraînée à la mer par le reflux. Au-dehors un craquement sinistre répondit au fracas démentiel du tonnerre. Un jeune galérien parut sur le seuil, effaré.

– Caïd, le mât du grand mestre s'est brisé. Qu'est-ce qu'il faut faire ?

Nicolas secouait ses vêtements trempés en jurant.

– Bougre d'andouilles ! râla-t-il, mauvais, si vous ne le savez pas ce qu'il faut faire pourquoi m'avez-vous demandé de saigner tous les mariniers ? Vous disiez que vous pourriez manœuvrer à la mer.

– Mais il n'y a plus de voiles.

– La belle affaire ! On va ramer. On va remettre au boulot les autres, ceux qui sont encore enchaînés sur les bancs. Toi, tu vas taper sur les timbales. Et moi je me charge bien de les faire avancer, tous ces schismatiques et ces moricauds !

Il sortit et peu après la cadence monotone des gongs reprit, dominant les sifflements de la tempête. La galère, qui pendant un interminable moment avait paru folle, donnant de la bande du côté où gisait le mât abattu, reprit son assiette lorsqu'en quelques coups de hache Nicolas eut tranché le bois qui retenait le mât et qu'un coup de mer eut entraîné celui-ci hors du navire. Les pompes entrèrent en action et les rames luttèrent pour redresser le cap. Maintenant que le cauchemar s'était précisé, Angélique avait retrouvé son sang-froid. Cela lui était déjà arrivé dans sa vie de mourir de peur, mais lorsque la tension dépassait la mesure, c'étaient en elle la rage et l'esprit de lutte qui prenaient le dessus. Sa robe trempée collait à ses jambes et la paralysait. Elle se traîna jusqu'à son sac, l'ouvrit, sortit des vêtements et profitant d'une accalmie, en s'y reprenant à plusieurs fois, réussit à ôter sa robe et ses dessous trempés. Prévoyant que sa randonnée pourrait être mouvementée, elle avait emporté à tout hasard un costume masculin de drap gris, qu'elle enfila tant bien que mal. Ses jambes moulées dans le haut-de-chausses, la taille serrée dans l'habit boutonné jusqu'au col de linge blanc, elle se sentit plus à l'aise pour affronter les naufrages... et les forçats. Elle enfila des bottes, noua vigoureusement ses cheveux et les tassa sous un feutre gris. Elle eut encore la présence d'esprit de rouvrir son sac, d'y prendre tout ce qui lui restait d'or pour l'enfermer dans sa ceinture, et ses lettres de change. Tout cela s'accomplissait dans un va-et-vient épuisant de balançoire ; par intermittence le plancher était balayé à grande eau, et le corps du malheureux La Brossardière glissait dé-ci, dé-là, entraîné dans un clapotement d'eau lugubre.