À l'avant, entourés d'une garde de janissaires à turbans verts et sabres courbes, se tenaient deux hommes. Immobiles, ils observaient avec attention dans leur longue-vue, la galère Royale.

Angélique crut tout d'abord, malgré leurs vêtements européens, que c'étaient aussi des Maures car leurs visages lui paraissaient sombres, mais elle distingua les mains blanches des deux hommes et comprit qu'ils étaient masqués.

– Vous voyez, fit près d'elle Vivonne, d'une voix sourde, le plus grand, vêtu de noir avec un manteau blanc, c'est LUI, c'est le Rescator. L'autre, c'est son second, un nommé, ou plutôt surnommé, le capitaine Jason. Un sale aventurier mais un bon marin. Je le soupçonne d'être français.

Angélique tendit une main tremblante vers les lorgnettes de Savary. Dans le cercle trouble de l'instrument, les deux hommes lui apparurent plus nettement différents comme pourraient l'être Sancho Pança et Don Quichotte, mais leur assemblage ne prêtait pas à sourire.

Le capitaine Jason était un homme trapu, vêtu comme un militaire, d'une casaque à revers bouclée d'un gros ceinturon. Son sabre énorme battait ses bottes. Tout en lui contrastait avec la silhouette longue et maigre du pirate nommé le Rescator, vêtu d'un costume noir de coupe espagnole un peu ancienne. Il portait des bottes très collantes à petits revers soulignés de glands d'or. Un mouchoir rouge noué à la corsaire le coiffait, ainsi qu'un grand chapeau noir à plumes rouges.

Cependant il sacrifiait à l'Islam par son ample manteau de laine blanche à broderies d'or qui flottait au vent.

Angélique pensa avec un frisson qu'il ressemblait à Méphisto. De sa présence émanait une sorte de fascination.

Avait-il ainsi, immobile, impassible, regardé s'enfoncer dans les flots la galère où un enfant levait les bras en appelant son père ?

– Mais qu'attend-on pour le couler ! s'écria-t-elle, à bout de nerfs.

Elle en oubliait le spectacle d'horreur autour d'elle, La Dauphine toujours à demi-renversée. À force d'héroïsme les mariniers parvenaient encore à la maintenir sur le flanc, mais il était évident qu'aucune manœuvre ne pourrait la redresser et, prenant l'eau par l'arrière elle commençait, malgré les pompes en action, à couler lentement. Un caïque descendait au flanc du chébec. Il toucha les flots et le second du Rescator y prit place.

– Ils ont demandé à parlementer, dit Vivonne, surpris.

Peu après l'homme monta à bord et, se présentant devant les officiers, s'inclina profondément, à l'orientale.

– Je vous salue, monsieur l'amiral, dit-il dans un français très correct.

– Je ne salue pas les renégats, répondit Vivonne.

Un étrange sourire s'étira sous le masque noir et l'homme se signa.

– Je suis chrétien comme vous, monsieur, et mon maître, monseigneur le Rescator, l'est aussi.

– Des Chrétiens n'ont pas à diriger des équipages d'infidèles !

– Nos équipages sont composés d'Arabes, de Turcs et de Blancs. Tout comme les vôtres, Monsieur, dit l'autre en jetant un regard vers la chiourme, la seule différence c'est que les nôtres ne sont pas enchaînés.

– Trêve de discours, que proposez-vous ?

– Laissez-nous délivrer et reprendre nos Maures que vous avez faits prisonniers sur cette galère La Dauphine et nous nous retirerons sans poursuivre le combat.

Vivonne jeta un regard vers la galère en péril.

– Vos Maures sont destinés à périr avec cette galère condamnée.

– Que non pas. Nous vous proposons de la redresser.

– C'est impossible !

– Nous le pouvons. Notre chébec est plus rapide que... que vos pataches de galères, acheva-t-il avec une nuance de mépris dans la voix. Mais décidez-vous vite car le temps presse et dans quelques instants il sera trop tard pour agir.

Un combat se livrait dans l'âme de Vivonne. Il savait qu'il ne pourrait rien faire à temps pour La Dauphine. Accepter, c'était sauver le magnifique bateau et plusieurs centaines d'hommes, mais capituler devant un ennemi inférieur en nombre. En tant que responsable de l'escadre royale, il n'avait pas le choix.

– J'accepte, fit-il, les dents serrées.

– Je vous remercie, monsieur l'amiral. Je vous salue.

– Traître !

– Mon nom est Jason, dit l'homme avec ironie.

Il s'éloigna vers l'échelle. Le duc de Vivonne cracha sur ses pas.

– Un Français, car vous êtes français, nul ne peut en douter à votre langage !... Misérable ! Comment avez-vous pu arriver ainsi à renier les vôtres !

Le corsaire se retourna. Un éclair brilla derrière son masque.

– Les miens m'ont renié les premiers, dit-il.

Son bras se tendit durement vers la chiourme :

– J'ai vogué aux bancs du roi jadis, monsieur, des années et des années. Toutes les belles années de ma jeunesse. Et je n'avais rien fait de mal !

– Naturellement !...

Le canot s'éloigna. Le duc de Vivonne, poings serrés, ne se contenait plus. Se faire dicter des ordres par un forçat évadé, se faire insulter par un ancien galérien ! « Et le Rescator là-bas qui nous surveille en ricanant. Il s'amuse... Ah ! il s'amuse ! »

– Monseigneur, vous vous fiez à la parole d'un impie ? demanda un des lieutenants, tremblant d'indignation.

– Ce qui est certain, c'est que je ne vous demande pas votre avis, jeune imbécile. Un pirate a quelquefois plus de parole qu'un prince. Qu'est-ce que vous en pensez, Brossardière ?

– C'est un marché inespéré, Monseigneur, et bien dans le style de ce sinistre farceur. Je n'en dirais pas autant si nous avions affaire à l'amiral d'Alger Mezzo Morte ou à des capitaines barbaresques, en général assez fourbes.

– Hissez le pavois de parade et annoncez l'armistice.

Le chébec s'ébranla. Il défila à quelques encablures, sans souci d'exposer tout son flanc tribord, mais aussi ses 12 canons braqués.

– Il va trop vite, il va rater son but, c'est un piège, dit le lieutenant de Saint-Ronan, agité.

La frégate ennemie renversa soudain sa voilure, ce qui la freina, et la déporta sur sa lancée à angle droit juste derrière La Dauphine en difficulté ; felouques et caïques des galères, enfin mis à l'eau, commençaient à recueillir les naufragés. Une grande animation régnait à bord de la frégate du Rescator. Répondant aux ordres, les Maures fixèrent un cordage au pied du mât central, puis un treuil fut amené. À bord de La Royale les officiers retenaient leur souffle, les soldats et les marins demeuraient immobiles, comme pétrifiés.

Le Rescator était sorti de son immobilité dédaigneuse. On le vit parlementer longuement avec son second, mimant les gestes de la manœuvre à venir. Puis, sur un signe, un janissaire s'avança et le débarrassa de son manteau et de son chapeau. Un autre lui tendit l'extrémité du cordage enroulé plusieurs fois Il prit le rouleau sur son épaule. D'un bond souple, il s'élança, grimpa sur le plat-bord avant du chébec, avec une aisance naturelle s'engagea de quelques pas le long du mât de beaupré.

Cependant le second s'adressait dans son porte-voix au capitaine de La Dauphine.

– Il recommande à Tourneuve de laisser filer l'ancre à la proue afin d'éviter que le bateau ne pivote lorsque le chébec va se mettre à tirer. Il lui conseille de porter tout le poids possible sur tribord, puis de revenir rapidement à bâbord dès que la galère commencera à se redresser, afin de ne pas basculer de l'autre côté...

– Croyez-vous que ce démon noir ait l'intention de lancer son filin comme un lasso, à la manière indienne, pour crocher le flanc tribord de La Dauphine ?

– Ça m'en a tout l'air.

– C'est impossible ! Ce cordage doit peser un poids énorme. Il faudrait une force d'Hercule pour...

– Regardez !

La longue silhouette s'était brusquement détendue sur l'azur du ciel. Le filin siffla et son nœud coulant, en retombant accrocha une protubérance à tribord de La Dauphine en son milieu. Emporté par son élan l'homme masqué avait trébuché. Il glissa du beaupré mais se rattrapa à deux bras et, avec une souplesse de singe, se remit en selle sur le mât, se redressa. Il prit le temps de vérifier la prise du filin. Puis debout, du même pas nonchalant, regagna le chébec.

Des « youyous » éclatèrent à son bord. Les Maures lançaient en l'air leurs mousquets, en signe d'allégresse.

La Brossardière poussa un profond soupir.

– Un baladin du Pont-Neuf n'aurait pas fait mieux.

– Admirez ! Admirez, mon cher, ricana Vivonne, amer. Voici du nanan pour votre petite chronique de la Méditerranée. La légende de monseigneur le Rescator n'est pas près de manquer d'aliments.

Cependant le chébec orientait ses voiles de façon à reculer doucement. Des mariniers noirs et turcs coururent sur le pont et mirent en place six grandes rames pour soutenir l'effort de la poussée du vent.

Le filin se tendit. Tous les hommes qui se trouvaient encore sur la galère sinistrée se portèrent à tribord, pesant sur la rambarde du côté où était accroché le filin. Le flanc immergé surgit brusquement des flots avec un grand bruit de succion. Sur un cri de Tourneuve, tout l'équipage se précipita à droite, pour rétablir l'équilibre. Redressée La Dauphine roula violemment bord à bord, puis se calma, se stabilisa. Un dernier ordre jaillit, comme un cri de délivrance :

– Aux pompes, tout le monde à écoper !

Alors des acclamations s'élevèrent des autres galères.

Peu après, le caïque du navire corsaire quitta à nouveau son bord pour se diriger vers La Dauphine.

– Ils emportent avec eux une forge portative et tout un matériel de forgeron. Ils vont déferrer leurs prisonniers.

L'opération dura assez longtemps. On vit enfin paraître les galériens arabes libérés, qui furent suivis d'une dizaine de Turcs choisis parmi les plus vigoureux de la chiourme. Le duc de Vivonne vira au ponceau :