– Écoutez, murmura le comte de Saint-Ronan, les forçats chantent !
Ils chantaient à bouche fermée, en un chœur de quatre voix qui portait loin sur la mer. Cela avait des résonances de conque marine. Cela dura longtemps, interminablement, reprenant sans cesse, pareil aux vagues d'un désespoir insondable. Puis une voix encore jeune, bien timbrée, s'éleva en solo, chantant le refrain de la complainte.
Je m'souviens, ma mère disait
Sois pas comme un sauvage.
Fais donc pas toujours c'qui t'plaît
Elle me disait d'être sage.
J'ai pas tué, j'ai pas volé
Mais j'ai pas cru ma mère,
Et je m'souviens qu'elle m'aimait
Pendant que j'rame aux galères...
Le chant mourut.
Dans le silence revenu, le bruit du ressac parut s'amplifier contre la coque. Un marinier annonça :
– Feu incertain à cinq lieues premier quart de cercle à tribord.
– Dispositif d'alerte et de combat ! Éteignez les fanaux et ne laissez que les feux de sécurité. Quatre corps de garde en éveil !
Vivonne saisit sa longue-vue et resta un long moment silencieux, puis il fit regarder Brossardière qui opina.
– Nous approchons du Cap Corse. À mon avis il s'agit d'un bateau péchant au filet, la nuit, le thon, et cherchant à le rabattre au centre d'une petite flottille porte-filets. Est-ce que nous mettons le cap sur eux pour vérifier ?
– Non. La Corse appartient à Gênes et d'ailleurs les côtes de Corse n'abritent jamais, ou presque, les Barbaresques. Les habitants sont si particularistes qu'ils n'admettent aucune incursion de quiconque dans leurs rades ; c'est un mot d'ordre général parmi les navigateurs, pirates ou corsaires, d'éviter cette île. Poursuivons notre plan fixé au départ, par la visite de l'île de Capraïa qui est au duc de Toscane et qui, par contre, a souvent donné refuge à des pirates turcs.
– Quand devons-nous la toucher ?
– À l'aube, si le temps ne se gâte pas avant. Est-ce que vous n'entendez pas quelque chose ?
Ils prêtèrent l'oreille. D'une galère lointaine, un hululement prolongé s'éleva, puis stoppa net.
Vivonne jura.
– Ces chiens de Maures qui hurlent à la lune !
La Brossadière, qui était un vieux navigateur du Levant, et connaissait les mœurs arabes, dit :
– Ils hurlent de joie. C'est leur youyou de victoire.
– De joie ? de victoire ? Décidément les galériens sont bien agités cette nuit.
Du poste de vigie de l'avant descendait un aide.
– Monseigneur, la vigie-chef avant vient de monter dans le panier de mât de mestre. Il vous demande d'observer avec votre longue-vue, au même endroit que tantôt comme qui dirait des signaux...
À nouveau, Vivonne braqua sa longue-vue et La Brossardière prit des jumelles.
– À mon avis, la vigie a raison, dit-il. Ils font des signaux du haut des montagnes Rigliano du Cap Corse, sans doute pour rappeler leur flottille de pêche en bas.
– Oui, sans doute, fit l'Amiral, dubitatif.
Un nouvel hululement scandé retentit, partant de la même galère, qui devait être La Dauphine.
Savary, qui reparaissait, s'approcha d'Angélique et lui confia en secret :
– Ma moumie est en sûreté. Je l'ai arrimée avec des paillons et des filets. J'espère qu'elle résistera. Avez-vous remarqué, les Maures sur La Dauphine manifestent une joie subite ? Les signaux des feux de la côte les ont avertis. Vivonne, qui avait entendu les derniers mots, attrapa le vieillard par le col de son rabat à la mode de Louis XIII.
– Les ont avertis de quoi ?
– Je ne puis le dire, monseigneur, j'ignore le code convenu de ces signaux.
– Qu'est-ce qui vous fait penser qu'ils étaient adressés à des Maures ?
– Parce que ce sont des fusées turques, Monseigneur. Vous avez remarqué ces lueurs bleues et rouges ? Je suis au courant, Monseigneur, car j'ai été artificier du grand maître de l'artillerie, à Constantinople ; il m'employait à fabriquer ces fusées avec de la poudre et des sels métalliques qui brûlent en donnant différentes couleurs. Leur secret vient de Chine mais tout l'Islam les emploie. C'est pourquoi j'ai pensé que ce ne pouvait être que des Turcs ou des Arabes qui envoyaient des signaux à des Turcs ou à des Arabes, et comme je n'en vois guère d'autres à l'horizon que ceux de vos galères...
– Vous poussez votre logique trop loin, maître Savary, dit le duc avec humeur.
Un caïque éclairé par deux fanaux s'approchait et La Brossardière lui hurla d'éteindre ses feux de position. Une voix cria dans l'ombre :
– Monseigneur, nous avons des ennuis à bord de La Dauphine. Les Maures de la mézanie s'agitent en regardant les feux de la montagne.
– Ce sont les Maures que nous avons pris sur cette felouque qui transportait de l'argent clandestin ?
– Oui, monseigneur.
– Je m'en serais douté, fit l'Amiral entre les dents.
– L'un d'eux ne cesse de grimper sur le banc en criant des incantations.
– Que dit-il ?
– Je ne sais pas, monseigneur, j'ignore l'arabe.
– Moi, je sais, dit Savary, et j'ai entendu. Il criait « Notre délivrance est proche ! » C'est à ce cri du muezzin que les autres ont répondu par des hurlements de joie.
– Prenez-moi ce meneur et exécutez-le !
– Par pendaison, monseigneur ?
– Non. Nous n'avons pas le temps et sa vue à l'antenne du grand mât risquerait d'exciter les autres fanatiques. Un coup de pistolet dans la nuque, le corps à la mer. Le caïque s'éloigna. Un peu plus tard on entendit deux sèches détonations.
*****
Angélique serra son manteau autour d'elle. Elle avait froid. La brise se levait subitement. L'amiral surveilla une fois encore la côte mais tout était redevenu obscur.
– Hissez les voiles et mettez en vogue les trois postes de chiourme. Avec de la chance nous serons devant l'île de Capraïa au matin. Nous y ferons ravitaillement de chèvres, dont il y a des quantités, et aussi d'eau douce et d'oranges.
Angélique croyait qu'elle demeurerait éveillée mais elle dut plonger dans un court sommeil car soudain elle eut conscience qu'il faisait clair. Dans l'aube, aux transparences de nacre, une île se dressait. À contre-jour sur un ciel d'or pâle et de pervenche, elle n'était qu'une masse d'un bleu épais et troublé, se reflétant dans le miroir presque immobile de la mer.
Angélique se vit seule sous le tendelet du tabernacle. Elle défroissa sa robe, mit de l'ordre dans sa chevelure et sortit respirer l'air du matin. L'état-major se tenait à l'avant. La jeune femme hésitait à traverser la coursive, lorsque le lieutenant de Millerand l'aperçut et fort aimablement vint la chercher pour l'escorter.
Le duc de Vivonne, d'excellente humeur, lui tendit la lorgnette.
– Voyez, madame, comme cette île est accueillante. Observez qu'il n'y a même pas de frange d'écume du ressac au pied de ces roches volcaniques. Cela signifie qu'en approchant nous serons dans le calme le plus parfait. Aucun mal pour accoster.
Angélique eut quelque peine à s'habituer à la longue-vue puis elle poussa des cris d'admiration en découvrant la crique, aux profondeurs de lilas, où s'ébattaient les mouettes.
– Qu'est-ce que c'est, cette lumière ronde et éclatante, sur la gauche ? Demanda-t-elle.
Elle avait à peine prononcé ces mots que la lumière monta haut dans le ciel puis retomba en s'éteignant.
Les officiers se regardèrent. Maître Savary dit placidement :
– Encore une fusée de signalisation. Vous êtes attendus...
– Branle-bas de combat ! hurla Vivonne dans son porte-voix. Canonniers, à vos places !
Nous forcerons le passage. Nous sommes une flotte entière, que diable !
Malgré le vent on entendit les hululements de la galère Dauphine, assez proche en avant de la galère amirale.
– Faites taire cette racaille !
Mais une voix suraiguë dominait les autres bruits, psalmodiant sur des notes vrillant le tympan :
La illa, ha – illa là
Mohamedou, rassou loulà
Ali vali oula.
Enfin le calme revint.
Le duc de Vivonne continuait à donner des ordres.
– Signalez le rassemblement. Nous nous grouperons selon l'importance et la maniabilité des bâtiments. Il faut essayer que la traversière se maintienne dans le centre car c'est elle qui porte nos réserves d'artillerie. Moi, je serai également au milieu, non loin d'elle, pour suivre les événements. La Dauphine et La Fortune aux avant-gardes. La Luronne à l'aile gauche. Les trois autres à l'arrière, en demi-cercle.
– Étendard sur le rocher, signala la vigie.
Vivonne braqua sa lunette.
– Il y a deux drapeaux. Un blanc mais soulevé à bras d'homme. Donc c'est déclaration de guerre à la manière des chrétiens. Mais l'autre drapeau est rouge avec une bordure blanche et son emblème... C'est curieux, il me semble distinguer les ciseaux d'argent de l'emblème du Maroc. C'est... c'est inouï !...
– Je comprends ce que vous voulez dire, monseigneur. Ce n'est pas la manière des Barbaresques d'annoncer leurs pavillons à l'avance et les Maures n'ont jamais utilisé un drapeau blanc aux côtés de leurs emblèmes, le drapeau blanc n'étant employé comme le seul signe de guerre que par les Chrétiens.
– Je n'y comprends rien, dit Vivonne, pensif. Je me demande à quelle sorte d'ennemi nous avons affaire.
Malgré la mer houleuse, les galères s'approchaient en file, à voilure réduite, et commençaient à se grouper en ordre de bataille, mettant le cap sur le rocher marquant l'entrée de la crique.
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