– ...Et maintenant nous allons faire canal, confirma Vivonne lorsque les six galères se furent éloignées du port.

Angélique demanda ce que cette expression signifiait. C'était prendre la haute mer.

– Ah ! enfin ! Depuis près de dix jours que nous naviguons, je finissais par croire que les galères ne pouvaient que longer les côtes.

– Faites hisser la voile de l'arbre de mestre5, ordonna l'amiral.

L'ordre fut transmis de galère en galère.

Les mariniers manipulaient les cordages et les poulies, les antennes supportant les voiles roulées furent hissées et celles-ci se déployèrent en bombant sous la brise. C'était la première fois qu'Angélique se trouvait en pleine mer. Déjà, à l'arrière, la côte toscane s'était effacée, on ne voyait que la mer et encore la mer de toutes parts. Ce ne fut que vers midi que le quartier-maître cria :

– Terre en vue !

– C'est l'île de Gorgonzola, expliqua le duc de Vivonne à Angélique. Nous allons voir si elle n'abrite pas de pirates.

La flotte française se rangea en demi-cercle, qui se rapprocha pour entourer la petite île rocheuse et aride, hérissée de promontoires qui se découpaient sur un ciel de sombre azur. Mais à part trois barques de pêche génoises et deux toscanes qui déployaient des filets, de concert, pour la chasse au thon, on ne trouva pas trace de pirates. L'île était quasi nue. Quelques chèvres y broutaient de maigres buissons. Vivonne voulut les acheter, le chef des pêcheurs refusa car c'était, disait-il, leur seule réserve de lait et de fromage.

– Dis-leur, ordonna Vivonne à un de ses sous-officiers qui parlait l'italien, qu'ils nous amènent au moins de l'eau douce.

– Ils disent qu'il n'y en a pas !

– Attrapez alors les chèvres.

Les soldats se ruèrent en gambadant sur les rochers et abattirent les bêtes à coups de pistolet. Vivonne convoqua le chef des pêcheurs, qui refusa l'argent. Pris d'un soupçon, l'Amiral fit retourner ses poches et des pièces d'or et d'argent roulèrent sur le pont. Hors de lui, Vivonne fit jeter l'homme à la mer. Celui-ci regagna sa barque à la nage.

– Qu'ils nous disent QUI leur a donné tout cet argent, et nous leur débarquerons quelques fromages et des fiasques de vin en échange de leurs chèvres. Nous ne sommes pas des voleurs. Traduis cela.

Les visages des pêcheurs ne manifestèrent ni surprise ni contrariété. Ils semblèrent à Angélique comme de vieux bois sculpté et enfumé et aussi mystérieux que la Vierge Noire qu'elle avait vue dans le petit sanctuaire de Notre-Dame de la Garde à Marseille.

– Je parie que ces prétendus pêcheurs ne vont à la pêche au thon que pour la façade et qu'ils ne sont là que pour signaler notre passage à l'ennemi qui en tirera des conclusions sur la marche de notre escadre.

– Ils ont pourtant l'air bien inoffensif.

– Je les connais, je les connais, scandait Vivonne en adressant des signes de menace aux pêcheurs impassibles, ce sont des indicateurs au service de tous les bandits des parages. Ces pièces d'argent et d'or sont signées du Rescator.

– Vous voyez des ennemis partout, dit Angélique.

– C'est mon métier de chasse-corsaire.

La Brossardière s'approcha en montrant le coucher de soleil. Ce n'était pas pour le faire admirer mais parce que ce ciel pourpre où se glissaient de longs nuages violets frangés d'or ne lui paraissait pas très « catholique ».

– Dans deux jours nous risquons un fort vent du Sud. Rallions la côte, c'est plus prudent.

– Jamais ! dit Vivonne.

La côte appartenait au duc de Toscane qui, tout en jurant de sa bonne amitié pour la France, abritait à Livourne aussi bien des Anglais que des Hollandais commerçants ou en guerre, mais surtout des Barbaresques. C'est à Livourne que se tenait le plus important marché d'esclaves, après celui de Candie. Si on allait par là, il faudrait faire une grande démonstration navale ou « fermer les yeux ». Et Sa Majesté préférait entretenir de bonnes relations avec les Toscans. Il fallait donc se contenter de la simple police des îles.

– Nous descendrons plein Sud et Mme du Plessis pourra constater qu'une galère peut naviguer non seulement en haute mer, mais encore de nuit et même à la voile.

En fait, la nuit, le vent tomba complètement et la navigation se poursuivit à la rame. Les quarts de veille furent toutefois renforcés par précaution. Mais un seul poste de galériens demeura au travail, sous la lueur des quinquets qui projetaient l'ombre démesurée des argousins allant et venant sur la coursive. Les autres forçats se couchèrent par quatre sur une planche au pied de leur banc. Ils dormaient là, vautrés dans les ordures et la vermine, du sommeil pesant des bêtes harassées.

À l'autre bout de la galère, Angélique essayait d'oublier qui souffrait là, à quelques pas d'elle. Elle n'était jamais revenue sur la coursive. Elle ne ferait pas savoir à Nicolas qu'elle l'avait reconnu. Le galérien appartenait à une page trop amère de sa vie, dont l'horreur avait effacé jusqu'aux souvenirs d'enfance qui les avaient liés jadis. Elle avait déchiré cette page et ne laisserait pas le hasard la faire revivre. Mais les heures trop lentes de la traversée la torturaient et elle avait hâte de parvenir à Candie.

La nuit était bleue et comme rendue phosphorescente par le mouvement des vagues et le reflet des lanternes à bord des autres galères, qui suivaient doucement. Chaque battement des rames entraînait un ruissellement lumineux. À l'arrière des navires on avait allumé le fanal, énorme monument de bois doré et de verrerie de Venise, de la taille d'un homme et dans lequel brûlaient par nuit douze livres de chandelles.

Elle entendit le lieutenant de Millerand faire son rapport à l'Amiral. Les soldats se plaignaient de passer la nuit à bord. Assis tout le jour, serrés les uns près des autres, il leur faudrait encore souffrir la nuit dans cette incommode position.

– De quoi se plaignent-ils ? Ils ne sont pas enchaînés, eux, et ils ont eu droit ce soir à du ragoût de chèvre. La guerre est la guerre. Quand j'étais colonel de cavalerie du Roi, j'ai dormi parfois sur mon cheval et sans manger. Ils n'ont qu'à s'habituer à dormir assis. Tout est une affaire d'habitude.

*****

Angélique commença à disposer des coussins sur un des divans pour s'y étendre. Le négrillon vint l'aider. C'était inutile de réclamer les services de Flipot, tordu par le mal de mer. Le duc de Vivonne allait et venait suivi de la petite ombre du négrillon au drageoir. La gourmandise des Mortemart était proverbiale et le jeune homme devait à un abus de sucreries orientales son aimable embonpoint.

Tout en croquant noix confites et pâtes de loukoum, il méditait sur les aléas de sa croisière. Il avait recommandé à ses officiers de prendre un peu de repos et ceux-ci dormaient sur des matelas, mais lui-même ne se décidait pas à les imiter. Il paraissait préoccupé et, malgré la nuit tombée, fit convoquer le maître canonnier. Un homme aux cheveux grisonnants parut à la lumière du fanal.

– Maître canonnier, vos pièces sont-elles apprêtées pour l'action ?

– J'ai exécuté vos ordres, monseigneur, les pièces ont été révisées et huilées, et j'ai fait monter de la barge des gargousses6, des boulets et de la mitraille.

– C'est bon. Retournez à votre poste. Brossardière, mon ami...

Le second, tiré de son sommeil, remit sa perruque, lissa ses manchettes et fut presque aussitôt devant son supérieur.

– Monsieur ?

– Chargez-vous de faire bien comprendre au chevalier de Cléans, commandant la traversière, de se tenir au centre de notre petite flotte et non à une extrémité. Car il y a dessus toute notre réserve de poudre et de boulets, et il faut qu'il puisse fournir à la demande si nous devons soutenir un tir de longue durée. Convoquez-moi aussi le chef de la mousqueterie.

Et quand celui-ci fut présent :

– Faites distribuer les mousquets, balles et poudre. Veillez surtout aux dix pierriers du bord. N'oubliez pas que, n'ayant que trois canons à l'avant, ce sont pierriers et mousquets qui représentent la seule véritable défense du bord, en cas de surprise.

– Tout est prêt, monseigneur. La dernière parade a servi à bien indiquer la place de chaque combattant.

Sur ces entrefaites, maître Savary sortit de l'ombre et annonça que le salpêtre, dans son coffre à médicaments était humide, ce qui annonçait un changement de temps dans les vingtquatre heures suivantes.

– Je n'ai pas besoin de votre salpêtre pour être au courant, grogna Vivonne. Si le mauvais temps doit venir, ce n'est pas pour tout de suite et d'ici là il y aura peut-être quelque chose de changé à la surface de la mer.

– Dois-je comprendre que vous craignez une attaque ?

– Maître apothicaire, apprenez qu'un officier des galères de Sa Majesté ne craint rien. Dites, si vous voulez, que je prévois une attaque et retournez à vos fioles.

– C'est que je voudrais vous demander, monseigneur, si je puis mettre ma précieuse bouteille contenant ma moumie minérale, en sûreté dans la chambre du Conseil. Au cas où quelque boulet égaré briserait...

– Oui, oui, faites ce que bon vous semble.

Le duc de Vivonne vint s'asseoir près d'Angélique.

– Je suis dans un état d'agitation, dit-il, je sens qu'il va se passer quelque chose. J'ai toujours été ainsi. Dans mon enfance, les soirs d'orage, mes doigts attiraient les objets. Que pourrais-je faire pour me calmer ?

Il envoya chercher un de ses pages qui revint avec un luth et une guitare.

– Nous allons chanter un peu à la nuit étoilée et à l'amour des dames.

Le frère d'Athénaïs de Montespan possédait une belle voix un peu haute mais bien timbrée. Il avait du souffle et poussait à merveille la chanson italienne. Le temps passa plus agréablement et le grand sablier qui marquait les heures avait été déjà retourné deux fois, lorsque sur une dernière note qui s'éteignait, un son vaste, semblable à un coup de vent venu de l'horizon, s'enfla brusquement, puis mourut, pour reprendre un ton plus bas, se prolonger en nuances profondes qui roulaient, montaient et descendaient. Angélique sentit un frisson lui hérisser l'échine.