– Lieutenant, ce que vous dites semble logique, admit La Brossardière, et pourtant vous vous trompez, et même sur deux points. Tout d'abord Mezzo Morte, quoique le plus grand trafiquant d'esclaves de la Méditerranée, n'a pas de femmes dans son harem car il préfère... les jeunes garçons. On dit qu'il en cultive plus de cinquante dans son palais d'Alger. Et d'autre part il est bien vrai que le Rescator a la réputation d'être par contre fort aimé des femmes. Il en achète beaucoup mais il ne garde que celles qui veulent demeurer avec lui.

– Que fait-il des autres ?

– Il les libère. C'est sa manie. Il libère tous les esclaves, hommes ou femmes, quand il en a l'occasion. J'ignore si c'est exact, mais en tout cas cela fait partie de sa légende.

– Sa légende, bougonna Vivonne avec un dégoût teinté d'amertume, eh bien ! oui elle est vraie sa légende. Il libère les esclaves, j'en suis moi-même témoin.

– Peut-être fait-il cela pour se racheter d'être un renégat ? émit Angélique.

– On pourrait le croire. Mais c'est surtout pour mettre le grabuge. C'est pour... pour em... tout le monde ! rugit Vivonne. Pour s'amuser, oui, pour s'amuser. Vous souvenez-vous, Gramont, vous qui faisiez partie de mon escadre à la bataille du Cap Passero, de ces deux galères qu'il avait capturées ? Savez-vous ce qu'il a fait des 400 galériens de l'équipage ? Il les a déferrés et débarqués tout bonnement sur les côtes de Vénétie. Vous imaginez si les Vénitiens nous ont remerciés du cadeau ! Cela a créé un incident diplomatique et Sa Majesté m'a fait remarquer, non sans ironie, que lorsque je laissais capturer mes galères je pourrais au moins choisir pour ravisseur un marchand d'esclaves comme les autres.

– Je trouve vos histoires passionnantes, dit Angélique. La Méditerranée est pleine de personnages pittoresques.

– Dieu vous garde de les rencontrer de trop près ! Les aventuriers ou renégats, marchands d'esclaves ou trafiquants, qui font alliance avec les Infidèles pour battre en brèche le pouvoir des chevaliers de Malte ou du roi de France, méritent tous les bûchers. Vous entendrez encore parler du marquis d'Escrainville, un Français celui-là, du Danois Eric Jansen, de Mezzo Morte déjà nommé, l'amiral d'Alger, des frères Salvador, des Espagnols, et d'autres encore de moindre envergure. La Méditerranée en est infestée. Mais assez discouru sur cette racaille. Il fait moins chaud et je crois que l'heure est propice pour vous faire visiter la galère, je vais voir si tout est en place.

Tandis que l'amiral s'éloignait, les officiers à leur tour prirent congé de la passagère et regagnèrent leur poste.

C'est alors qu'Angélique aperçut Flipot. Le petit valet avait dû monter en courant les quelques marches de la coupée. Il était étrangement essoufflé, blême, et fixait sa maîtresse avec des yeux agrandis, comme hagards.

– Qu'as-tu ? lui cria-t-elle.

– Là, bégaya-t-il. J'ai vu.

Elle vint à lui et le secoua.

– Quoi ? Qu'as-tu vu ?... Qui ?...

Si certaine qu'elle fût d'avoir aperçu Desgrez sur les quais, au moment de son départ, elle crut qu'elle allait le voir surgir, comme un diable de sa boîte.

– Mais parle donc !

– J'ai vu... J'ai vu... la chiourme. Ah ! Madame la marquise... Ça m'a fait un effet... j'peux pas, j'peux pas vous le dire... là... là-bas, dans la chiourme...

Il eut un hoquet et s'échappant il courut jusqu'à la rambarde et vomit. Angélique se rasséréna. Le pauvre gars n'avait pas le pied marin. La vue des forçats et les odeurs de la chiourme avaient dû précipiter son malaise. Angélique demanda au Turc de lui verser une tasse de café.

– Reste là, dit-elle au gamin. L'air te fera du bien.

– Ah ! bon Dieu, avoir vu ça, répétait-il... ça m'a retourné les sangs.

Il avait un air désespéré et pitoyable.

– Il s'y fera, dit le duc de Vivonne, qui revenait. Dans trois jours, il affrontera des tempêtes. Madame, venez visiter cette galère sur laquelle vous avez eu l'imprudence de vous embarquer.

Chapitre 2

La grille d'or du « tabernacle » et ses rideaux de brocart cramoisi séparaient le paradis de l'enfer. Dès qu'Angélique fut sortie sur le château-arrière, le vent lui souffla au visage l'odeur nauséabonde de la chiourme. Au-dessous d'elle, la masse rouge des forçats ployait et se redressait, d'un mouvement lent et monotone, dans un balancement régulier, perpétuel, à donner le vertige.

Le duc de Vivonne tendit la main à son invitée pour l'aider à descendre quelques marches, puis s'engagea, en la précédant, sur la coursive. C'était une longue jetée de bois, traversant presque toute la longueur du navire. De chaque côté se creusaient les fosses empuanties où s'alignaient les bancs des galériens. Là, plus de vives couleurs ni de dorures. Il n'y avait que le bois grossier des banquettes où les forçats étaient enchaînés par quatre.

Le jeune amiral s'avança à pas lents, cambrant le mollet qu'il avait fort beau dans un bas rouge à baguettes d'or, et posant avec soin sa fine chaussure au talon recouvert de peau incarnate sur le plancher visqueux. Son habit était bleu et fort brodé, avec de grands revers rouges et une épaisse ceinture blanche à franges d'or autour de la taille, son jabot et ses manchettes, de précieuses dentelles, son chapeau si riche en plumes qu'il donnait, sous le vent, l'impression d'un nid plein d'oiseaux prêts à prendre leur vol. Il s'arrêtait, inspectait minutieusement. Il fit halte près du « fougon », qui était l'emplacement où se faisait la cuisine de la chiourme, sise au milieu de la galère à bâbord. Suspendus au-dessus d'un petit foyer deux grands chaudrons fumaient, contenant la maigre soupe de tubercules et le ragoût de fèves noires, nourriture habituelle des forçats.

Vivonne goûta la soupe, la trouva affreuse et prit la peine d'expliquer à Angélique qu'il avait apporté au fougon des améliorations personnelles.

– L'ancien système pesait cent cinquante quintaux. C'était instable et, à l'occasion d'un coup de mer, il n'était pas rare que les plus proches forçats fussent ébouillantés. J'ai fait alléger et abaisser tout cela.

Angélique approuva d'un signe de tête vague. L'odeur nauséabonde de la chiourme, à laquelle se joignait maintenant celle, peu appétissante, de la soupe, commençait à avoir raison de son pied marin. Mais Vivonne, très heureux de sa présence et fier de son bateau, ne lui fit grâce de rien. Il lui fallut admirer la beauté et la solidité des deux barques de secours, la « felouque » de belle taille et le « caïque » plus petit, approuver la disposition heureuse des petits canons pierriers sur les plats-bords.

Les soldats de la marine n'avaient pour se tenir pendant la traversée que ces plats-bords étroits au-dessus de la chiourme, à côté de leurs canons. Il n'y avait guère de place et il fallait se tenir tout le jour accroupi ou assis, sans trop bouger, afin de ne pas compromettre l'équilibre du lourd navire. Ces hommes n'avaient d'autres distractions à leur portée que d'injurier les forçats dans leur trou ou de héler les argousins et les comités. La discipline était dure à maintenir.

Vivonne expliqua encore que la chiourme se divisait en trois postes, dirigés chacun par un comité. En général, deux postes ramaient tandis que le dernier était au repos. Les rameurs étaient recrutés parmi les prisonniers de droit commun et les prisonniers étrangers.

– Il faut être très fort, et le fait d'être un assassin ou un voleur ne vous donne pas d'office les biceps nécessaires. Les condamnés qu'on nous envoie des prisons meurent comme des mouches. C'est pourquoi il y a aussi des Turcs et des Maures.

Angélique considéra une travée de gens à grandes barbes blondes dont la plupart portaient au cou des crucifix de bois.

– Ceux-là ne paraissent guère Turcs et ce n'est pas un croissant qu'ils ont sur la poitrine.

– Ils sont Turcs par le hasard des conquêtes. Ce sont des Russes, que nous achetons aux Turcs : ce sont d'excellents rameurs.

– Et ceux-là, avec une barbe noire et un énorme nez ?

– Ce sont des Géorgiens du Caucase, achetés aux chevaliers de Malte. Et voici de vrais Turcs. Ceux-là sont volontaires. Nous les embauchons à cause de leur force exceptionnelle, comme chefs de rame. Ils maintiennent la discipline pendant la vogue.

Angélique voyait se ployer les échines sous leurs livrées rouges. Puis les hommes se rejetaient en arrière, livrant leurs faces blêmes ou barbues, à la bouche ouverte sous l'effort. Et plus encore que l'odeur dense et irrespirable, faite de sueur et d'immondices, elle percevait le regard de loup des condamnés, dévorant cette femme qui passait au-dessus d'eux comme une apparition dans le soleil.

Ses atours couleur de printemps étincelaient et la brise remuait les plumes de son grand chapeau. Un coup de vent plus violent souleva sa jupe et le lourd ourlet brodé vint frapper en plein visage un forçat qui se trouvait au bord de la coursive. Il eut un brusque mouvement de tête et saisit l'étoffe à pleines dents.

Angélique cria d'horreur, tirant sur sa jupe. Les forçats éclatèrent d'un rire sauvage. Un argousin se précipita, le fouet haut et fit tomber une grêle de coups sur la tête du misérable. Mais il ne lâchait pas prise. Sous son bonnet vert des « perpétuels », une tignasse hirsute cachait à demi la luisance d'un regard noir qui dévorait Angélique, à la fois hardi, féroce, d'un si intense appel qu'elle se sentit fascinée. Un choc l'ébranla toute, la fit pâlir. Son sang se retira du visage. Ce regard de loup avide et moqueur ne lui était pas inconnu. Deux autres gardiens avaient sauté dans la chiourme ; ils empoignèrent l'homme, lui meurtrirent la face à coups de gourdin, lui cassèrent les dents, le rejetèrent enfin, couvert de sang sur son banc.