– Puis-je aussi sauter avec eux, ma mère ? supplia-t-il.
– Non, vous n'y songez pas, Anasthase, protesta la dame indignée. Ce sont des petits va-nu-pieds.
– Ils ont bien de la chance, dit l'enfant boudeur.
Angélique le considéra avec indulgence. Elle pensait à Florimond et Cantor. Elle aussi, elle avait couvé des canards.
Ce n'est pas sans peine qu'elle avait réussi à convaincre Florimond de ne pas la suivre. Elle n'y était parvenue qu'en le persuadant que son absence durerait à peine trois semaines, peut-être deux avec de la chance. Le temps de se rendre en carrosse public jusqu'à Lyon, de descendre le Rhône par le coche d'eau, de rencontrer l'aumônier des galériens et de revenir, Angélique aurait peut-être la possibilité de réintégrer Paris et son hôtel sans que son absence ait été soupçonnée de la police du Roi. « Le meilleur tour que je vous aurais jamais joué, monsieur Desgrez », se disait-elle. Elle revivait avec certains battements de cœur son évasion romanesque. Florimond ne lui avait pas menti. Le souterrain était fort praticable. Les voûtes moyenâgeuses, restaurées par une main qui avait la pratique des galeries minières, résisteraient encore longtemps aux ravages de l'humidité. Florimond avait guidé sa mère jusqu'à la petite chapelle abandonnée du Bois de Vincennes qui, elle, tombait en ruine. Mme du Plessis-Bellière se dit qu'à son retour elle s'occuperait de la restaurer. Elle aussi désormais, comme le vieux Pascalou, songeait que tout devrait être en état pour le retour du maître. Mais pourquoi, depuis tant d'années, n'était-il pas encore revenu ? Ce n'est pas sans émotion qu'elle avait embrassé son fils, alors que l'aube pointait dans la forêt. Qu'il était courageux et comme elle était fière qu'il sût garder un secret ! Elle le lui avait dit avant de le quitter. Elle surveilla la trappe qui se refermait lentement sur la tête bouclée. Florimond avant de laisser retomber la dalle lui adressa un clin d'œil entendu. Tout cela était pour lui un jeu qui le grisait et le gonflait d'importance. Ensuite Angélique s'était rendue à pied, suivie de Flipot qui portait son sac, jusqu'au prochain village, où elle avait loué une carriole qui l'avait menée jusqu'à Nogent. Là, elle avait pris le carrosse public.
*****
Elle était parvenue à son but : Marseille. Voici qu'une seconde étape s'ébauchait : Candie. La conversation avec l'aumônier avait suggéré une nouvelle piste, mais combien difficile et fragile...
En somme le prochain maillon de la chaîne, c'était un orfèvre arabe, dont le neveu avait été le dernier homme à voir Joffrey de Peyrac vivant. Retrouver l'orfèvre à Candie posait déjà des problèmes : aiderait-il à retrouver le neveu ? Mais Angélique se disait que Candie était un heureux présage. C'était cette île de la Méditerranée dont elle avait sollicité et acheté la charge de Consul de France. Cependant, elle ne savait pas dans quelle mesure elle pourrait utiliser ce titre, puisqu'elle commettait en ce moment une grave infraction envers le Roi. Pour cette raison, et pour beaucoup d'autres, elle pensait qu'il lui fallait quitter Marseille au plus vite et éviter surtout de rencontrer les gens de sa caste.
*****
Flipot ne revenait pas. Fallait-il tout ce temps pour faire griller un poisson ? Elle chercha son jeune valet des yeux et l'aperçut en conversation avec un homme en redingote brune qui paraissait lui poser des questions. Flipot semblait embarrassé. Portant à plat sur la main le poisson grillé et fumant, il sautait d'un pied sur l'autre et sa mimique expliquait sans fard qu'il se brûlait cruellement. Mais l'homme ne semblait pas pressé de le laisser aller. Enfin, après un hochement de tête dubitatif, il s'écarta et se perdit dans la foule. Angélique vit Flipot filer exactement dans la direction opposée à celle où elle se trouvait. Puis, un peu plus tard, il reparut se faufilant avec toutes sortes de ruses, comme pour l'éviter tout en attirant son attention. Angélique se leva et le rejoignit dans une ruelle sombre où il se dissimulait derrière le contrefort d'un porche.
– Qu'est-ce que tout cela signifie ? Qui était cet homme qui te parlait tout à l'heure ?
– J'en sais rien... Au début, je me suis pas méfié... V'là votre poisson, Madame la marquise. L'en reste plus beaucoup, j'lai fait tomber deux ou trois fois tant j'étais secoué.
– Que t'a-t-il demandé ?
– Qui j'étais ? D'où je venais ? Chez qui j'étais en service. Là, j'ai dit : « J'sais pas. »
« Allons, allons, tu ne vas pas me faire croire que tu ne sais pas le nom de ta patronne ? » Rien qu'à sa façon de vous mettre en tort j'ai compris à qui j'avais affaire : la police. Je répétais :
« Ben, non, j'sais pas... » Il a cessé de faire l'aimable. « Ça ne serait pas la marquise du Plessis-Bellière, par hasard ?... Dans quelle auberge est-elle descendue ?... » Qu'est-ce que vous vouliez que je réponde, moi ?...
– Qu'as-tu répondu ?
– J'ai donné un nom comme ça au hasard, le nom d'une auberge, le Cheval Blanc, qui se trouve à l'autre bout de la ville.
– Viens vite.
Tout en se hâtant parmi les ruelles montantes, Angélique essayait de comprendre. La police s'intéressait à elle ? Pourquoi ? Fallait-il croire que sa fuite avait été immédiatement décelée par Desgrez et que celui-ci avait envoyé des sbires à sa poursuite ?... Tout à coup, elle crut comprendre. M. de Vivonne l'avait aperçue dans la foule l'autre jour alors qu'il descendait de la coupée. Sur le moment, il n'avait pu mettre un nom sur ce visage de femme qui ne lui était pas inconnu puis, s'en étant souvenu, il chargeait ses larbins de la retrouver. Par curiosité ? Par amabilité ? Par esprit de courtisanerie envers le Roi ?... De toute façon, elle ne tenait pas à le voir, mais l'intérêt de Vivonne n'était pas inquiétant. Il était trop souvent en campagne loin de la Cour, pour suivre toutes les nuances des intrigues et en était resté à Mme du Plessis-Bellière, future maîtresse royale. Elle se rassura. C'était cela, sans aucun doute... À moins que cet homme ne fût envoyé par l'aumônier des galériens, qui, seul, la savait à Marseille ? Peut-être avait-il quelque renseignement à lui communiquer au sujet d'Ali Mektoub ou de Mohammed Raki ?... Mais alors il aurait envoyé cet ami à l'auberge de la Corne-d'Or puisqu'il savait où elle était descendue...
Elle arriva à l'auberge en nage et le cœur battant de façon désordonnée.
– Vous mettre dans un tel état, ce n'est pas raisonnable, s'exclama la patronne du lieu. Ah ! ces dames de Paris, ça ne sait que courir. Venez par là. Je vous ai préparé une ratatouille d'aubergines et de tomates avec juste ce qu'il faut de piment et d'ail que vous m'en direz des nouvelles.
La bourse bien garnie d'Angélique lui inspirait pour cette jeune femme solitaire des sentiments quasi maternels et une considération pleine de complicité. Elle ne se trompait pas à la pauvreté de son équipage. Elle avait tout de suite vu que c'était une grande dame, habituée à être servie par une troupe de larbins, mais qui ne voulait pas se faire remarquer. Vaï ! on sait ce que c'est que l'amour !...
– Venez par ici, lui dit-elle. Dans un coin bien tranquille près de la fenêtre. Vous serez seule à cette petite table et mes clients n'auront le droit de vous reluquer que de loin... Qu'est-ce que je vous donne à boire ?... Un petit vin rosé du Var ?
Les formes réjouies de Dame Corinne éclataient dans un corsage de satinette rouge, jupe vert pomme et tablier noir brodé. Les cheveux d'un noir d'encre, frisés et huilés sous sa coiffe plate, se mêlaient à deux longs pendentifs de corail des deux côtés de son visage rond dont le teint demeurait miraculeusement blanc et pur. Elle déposait devant Angélique un gobelet d'étain et une cruche de terre vernissée embuée de fraîcheur. Angélique releva les yeux et aperçut du seuil de la petite salle Flipot qui lui faisait des signes véhéments. Il profita de ce que Dame Corinne tournait le dos pour bondir jusqu'à sa maîtresse et souffler :
– Il vient !... Le mauvais !... Le grimaud !... Le plus mauvais de tous.
Elle jeta un regard vers la fenêtre. Montant la ruelle d'un pas tranquille, sanglé dans une redingote de soie prune, une canne à pommeau d'argent entre ses mains qu'il tenait croisées derrière son dos, d'un air de promeneur, maître François Desgrez se dirigeait vers l'auberge.
Chapitre 7
Le premier réflexe d'Angélique fut de repousser sa chaise, de franchir d'un saut les deux marches qui la séparaient de la grande salle et traversant celle-ci comme un éclair, de se ruer vers l'escalier de bois qui menait aux étages.
– Suis-moi, dit-elle à Flipot.
La Marseillaise levait les bras au ciel.
– Madame, que se passe-t-il ? Et votre ratatouille ?
– Venez, intima Angélique, venez vite avec moi dans ma chambre. J'ai à vous parler.
L'expression de son visage et sa voix étaient si impérieuses que l'aubergiste se hâta, renonçant à demander sur-le-champ d'autres explications. Angélique l'attira dans la chambre. Elle lui tenait le poignet et enfonçait ses ongles sans y prendre garde, dans les chairs grasses.
– Écoutez ! Il y a un homme qui va entrer à l'auberge tout à l'heure. Il porte une redingote violette et une canne à pommeau d'argent.
– C'est peut-être celui qui vous a fait porter un message ce matin.
– Que voulez-vous dire ?
Dame Corinne plongea dans son corsage pour en retirer une missive de gros parchemin.
– C'est un gamin qui est venu pour vous remettre cela peu avant que vous rentriez.
Angélique lui arracha le billet et le déplia. C'était un mot du père Antoine. Il lui disait avoir reçu la visite de l'ex-avocat Desgrez qu'il avait eu l'honneur de rencontrer à Paris en 1666. Il n'avait pas cru devoir lui cacher la présence de Mme du Plessis à Marseille ni son adresse. Cependant il l'en informait.
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