– À Candie ? murmura Angélique, rêveuse.
*****
Angélique et Flipot allèrent du côté du port dans l'espoir de trouver un bateau qui pourrait les emmener pour un assez long voyage vers les îles de la Méditerranée. Ce fut au cours de cette promenade qu'Angélique s'immobilisa soudain et se frotta les yeux, croyant rêver. À quelques pas elle apercevait un petit vieillard vêtu de noir, encore plus noir sous l'étincelant ciel bleu. Il se tenait immobile au bord du quai dans une attitude de profonde rêverie, indifférent aux passants qui le frôlaient et au mistral qui remuait doucement sa barbiche blanche. Avec sa calotte luisante, son gros lorgnon d'écaille, sa fraise démodée, son parapluie de toile huilée et une bonbonne dans un panier d'osier, posée précieusement à ses pieds, c'était à n'en pas douter maître Savary, apothicaire parisien de la rue du Bourg-Tibourg.
– Maître Savary ! s'écria-t-elle.
Il sursauta si violemment qu'il faillit tomber dans l'eau. En reconnaissant Angélique, les verres de son lorgnon étincelèrent de satisfaction.
– Ah ! vous voici, petite curieuse. Je me doutais bien que je vous retrouverais ici.
– Vraiment ? J'y suis pourtant par le plus grand hasard.
– Hum ! Hum ! Le hasard, pour les gens aventureux, les conduit tous aux mêmes lieux. Connaissez-vous un coin de la terre où l'on se sente plus prêt à s'embarquer pour d'étranges réussites ? Vous qui êtes une ambitieuse, vous deviez venir à Marseille. C'était écrit sur votre front. Sentez-vous cette odeur grisante qui règne sur ce rivage, l'odeur même des voyages heureux ?
Il étendit les bras dans un geste exalté.
– Les épices ! Ah ! les épices ! Les sentez-vous ? Ces sirènes subtiles qui ont fait courir les plus hardis navigateurs...
Sur ses doigts, d'un ton catégorique, il énumérait :
– ...Le gingembre, la cannelle, le safran, le paprika, le clou de girofle, le coriandre, la cardamone, et leur prince à tous, le poivre ! LE POIVRE, répéta-t-il avec extase.
Elle le laissa rêver à cette royauté brûlante, car Flipot revenait, flanqué d'un grand gaillard au bonnet rouge de marinier.
– C'est donc vous qui offrez une fortune pour aller à Candie ? s'exclama-t-il en levant les bras au ciel. Malheureuse ! Je vous croyais pour le moins une vieille folle n'ayant plus que ses os à perdre. Vous n'avez donc pas un mari pour vous mettre un peu de plomb dans la cervelle ? C'est-y que vous êtes vicieuse, de vouloir finir vos jours dans le harem du Grand Turc ?
– J'ai dit que je voulais aller à Candie et non à Constantinople.
– Mais Candie, ce sont les Turcs, ma petite. C'est plein d'eunuques, noirs ou blancs, qui viennent faire leur marché de chair fraîche pour le grand patron. Bien heureux encore si vous arrivez jusque-là sans avoir été razziée en route !
– Mais vous, vous y allez bien, à Candie ?
– J'y vais, j'y vais, grommela le Marseillais, j'y vais, d'accord, je n'ai pas dit que j'y arriverai.
– À vous entendre, on croirait que les Barbaresques sont postés à la sortie même du port.
– Mais c'est qu'ils y sont, ma pitchoune. Pas plus tard que la semaine passée on signalait une galère turque qui louvoyait près des îles d'Hyères. Notre flotte n'est pas assez forte pour les effrayer.
« Sûr et certain que vous ne seriez pas longue à vous faire repérer et que tous les marchands d'esclaves de la Méditerranée noirs, blancs ou bruns, chrétiens, turcs ou barbaresques se battront pour vous revendre à prix d'or à quelque vieux pacha asthmatique. Tenez ! est-ce que cela vous ferait plaisir de vous faire peloter par un carnaval pareil ?... demanda-t-il en désignant avec véhémence un gros marchand turc et sa suite qui descendaient vers le port.
Avec curiosité Angélique suivit des yeux le cortège dont le spectacle, familier aux Marseillais, était pour elle tout nouveau. Les énormes turbans de mousseline verte ou orange, gros comme des citrouilles, qui i dodelinaient au-dessus des visages foncés des Turcs, leurs vêtements de satin chatoyant, leurs babouches à la pointe relevée ornées de perles, les parasols que tendaient deux négrillons au-dessus de leurs maîtres, tout cela paraissait beaucoup plus faire partie d'une comédie aimable que d'une dangereuse invasion.
– Ils n'ont pas l'air méchant, dit Angélique pour taquiner le Marseillais, et ils sont très bien habillés.
– Ouais ! Tout ce qui brille n'est pas or. Ici ils savent que nous sommes tout de même chez nous ! et les marchands qui débarquent à Marseille pour affaires ne sont pas chiches de courbettes et savent prendre des airs mielleux. Mais passé le château d'If ; il n'y a plus que la piraterie... et encore la piraterie. Non, Madame, ce n'est pas la peine de me regarder avec ces yeux-là. Je ne prêterai pas la main à cette aventure. La Bonne Mère me le reprocherait...
– Et moi, m'embarquez-vous ? demanda Savary.
– Vous allez aussi à Candie ?
– À Candie et plus loin. Pour tout vous avouer, je vais en Perse. Mais c'est un secret qu'il ne faut pas divulguer.
– Combien m'offrez-vous pour la traversée ?
– À vrai dire, je ne suis pas riche. Je vous propose 30 livres. Mais, possesseur d'un secret qui vaut tout l'or du monde...
– C'est bon, c'est bon ! Je vois ce que c'est.
Melchior Pannassave fronça ses noirs sourcils touffus.
– Désolé, mais je ne peux rien pour vous, ni pour vous, Madame. Vous, le grand-père, parce que vous n'avez même pas de quoi aller jusqu'à Nice...
– 30 livres ! s'écria le vieillard, indigné.
– Avec tout ce qu'on risque, c'est une misère... Et vous, Madame, parce que vous attireriez les Barbaresques autour de mon bateau comme la charogne, sauf votre respect, attire les rascasses dans le filet, soit dit sans vous manquer à la politesse. Soulevant son bonnet d'un geste olympien, Melchior Pannassave retourna vers son voilier « La Joliette » qui attendait à quai.
– Tous les mêmes, ces Marseillais ! s'écria Savary avec colère. Avides et mercantiles comme des Arméniens. Aucun qui ne ferait souffrir un peu sa bourse pour le triomphe de la science !
– C'est en vain que je me suis adressée à différents capitaines de petits navires, constata Angélique. Tous parlent immédiatement de harem et d'esclavage. À croire qu'on ne prend la mer que pour finir chez le Grand Turc.
– Ou chez le bey de Tunis, ou le dey d'Alger, ou le sultan du Maroc, compléta obligeamment Savary. Hé oui, c'est bien comme ça, le plus souvent, que les choses finissent. Mais qui ne prend pas de risques ne peut pas voyager !...
La jeune femme soupira. Depuis le matin, la même surprise gouailleuse, les mêmes haussements d'épaules et les mêmes refus avaient accueilli sa requête : Une femme seule !
Aller à Candie ?... Folie ! Il aurait fallu être escorté par la flotte royale elle-même. Savary connaissait des difficultés analogues mais par manque d'argent.
– Faisons alliance, lui dit Angélique. Trouvez-moi un bateau et je paie votre passage avec le mien.
Elle lui donna l'adresse de l'auberge où elle était descendue et, tandis que le vieillard s'éloignait, elle s'assit quelques instants pour se reposer, sur le tube d'un canon neuf. Ces pièces d'artillerie, nombreuses sur le port et oubliées là sans doute par quelque magasinier de la marine, semblaient plutôt destinées à servir de bancs aux flâneurs qu'à tirer jamais des boulets sur les galères barbaresques.
Les commères de la Canebière y tricotaient en attendant le retour des pêcheurs et les marchands y étalaient leurs marchandises.
Angélique avait mal aux pieds. Elle sentait aussi qu'elle avait attrapé un coup de soleil sur le front. Elle regarda avec envie les femmes qui cachaient sous l'auvent d'une vaste capeline de paille brodée, de beaux visages grecs aux yeux bovins, aux lèvres gourmandes et dédaigneuses. Avec des mines d'impératrice, elles offraient aux passants œillets ou coquillages, comblant de tendresse et de chaude affection ceux qui répondaient à leur invite et vouant au pire destin ceux qui ne s'arrêtaient pas devant leur étal.
– Achetez-moi cette merlue, insista l'une d'elles s'adressant à Angélique, c'est la dernière du panier. Elle est brillante comme un bel écu !...
– Je ne saurais qu'en faire.
– Vous la mangerez, té ! Qu'est-ce qu'on fait d'une merlue ?...
– Je suis loin de chez moi et n'ai rien pour l'emporter.
– Mettez-la dans votre estomac. Elle ne vous encombrera pas.
– La manger toute crue ?...
– Faites-la griller sur le brasero des pères capucins... Voici un brin de thym pour lui mettre dans le ventre pendant qu'elle mijotera.
– Je n'ai pas d'assiette.
– Prenez un galet de la plage.
– Ni de fourchette.
– Ce que vous êtes compliquée, ma pôvre !... À quoi ils vous servent vos jolis doigts ?
Pour s'en débarrasser Angélique finit par acheter le poisson. Le tenant par le bout de la queue, Flipot se dirigea vers l'angle du quai, où trois pères capucins avaient une sorte de cuisine en plein air. D'une grande marmite ils tiraient de la soupe au poisson qu'ils distribuaient aux pauvres et vendaient pour quelques sols aux mariniers le droit de faire cuire leurs repas sur deux braseros. L'odeur des grillades et de la bouillabaisse était alléchante et Angélique reconnut qu'elle avait faim. Les soucis avaient tendance à s'amenuiser lorsqu'on prenait le temps de se mêler à la vie du port de Marseille. C'était l'heure où les citadins, et jusqu'aux bourgeois les plus rancis, descendaient vers le rivage pour y goûter cette atmosphère unique au monde.
Non loin d'Angélique une dame aux grands atours descendit d'une chaise à porteurs, suivie d'un garçonnet qui aussitôt jeta des regards d'envie aux garnements qui faisaient des cabrioles sur des ballots de coton.
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