Son regard doré défia celui de son oncle tandis qu’elle appuyait intentionnellement sur le prénom détesté. Une flambée de colère fit rougir le teint pâle du vieux seigneur mais il n’en exprima rien.

— Une cuisine n’est pas l’endroit rêvé pour y discuter de nos affaires, ma chère. Voulez-vous que nous passions au salon ?

— Soit. Je ne compte cependant pas m’attarder… Brusquement, Godivelle se déchaîna. Un vrai déluge de larmes s’échappa de ses yeux tandis qu’elle s’écriait :

— Vous n’allez pas nous enlever le petit, Madame Hortense ? Ce ne serait pas bien. Vous n’en avez pas le droit.

— Est-ce que vous n’oubliez pas un peu, comme tout un chacun ici, que je suis sa mère ?

— N’importe ! C’est un Lauzargues et il doit être élevé sur la terre de ses pères !

Les paroles de la vieille gouvernante rappelaient trop celles de Mme de Sainte-Croix pour être agréables à Hortense mais elle n’eut pas le loisir de les relever. Déjà le marquis coupait court en déclarant que cette affaire le regardait, lui le premier, et que ses gens n’avaient pas à s’en mêler. S’accordant tout juste le temps de poser un baiser sur le front de son fils, Hortense se dirigea vers le salon où le marquis la précédait.

L’aisance financière avait apporté à la grande salle d’autrefois plus de confort sans rien lui ôter de sa noblesse. On s’était contenté de créer, autour de la cheminée monumentale, une sorte de salon grâce à l’apport de quelques très beaux meubles Grand Siècle. Un petit bureau Mazarin, quelques meubles de Boulle et des fauteuils Louis XIV couverts de velours de Gênes vieil or voisinaient à présent avec le haut fauteuil seigneurial et la longue table médiévale sans se gêner mutuellement. Avec un goût très pur, le marquis avait choisi la grandeur plutôt que la mode. Des tapis réchauffaient le tout et apportaient leurs couleurs chaudes.

Au-dessus de l’immense cheminée, Dame Alyette et son époux continuaient à se sourire en se tournant le dos au milieu d’une prairie fleurie qui parut à Hortense plus fraîche que jamais et, en entrant, elle dédia un regard amical à ces naïfs personnages qu’elle avait toujours trouvés charmants. Mais elle n’était pas là pour admirer l’ameublement. Elle était là pour affronter le marquis et, visiblement, celui-ci s’y préparait. Adossé au bureau Mazarin, il désigna un siège à sa nièce et attaqua sans autre préambule :

— Vous êtes à présent maîtresse de Combert, ma chère, et vous m’en voyez fort heureux. Cette terre – qui est plus importante qu’on ne penserait dès l’abord – augmentera agréablement le patrimoine de mon petit-fils qui redeviendra ainsi le plus puissant seigneur de la région et, sans doute, le plus riche. Nous veillerons à ce que ce bien soit entretenu comme il convient afin…

— Vous n’avez pas à vous mêler de Combert, marquis ! Vous venez de le dire, j’en suis maîtresse et j’entends y vivre désormais.

Foulques de Lauzargues eut le sourire indulgent que l’on réserve aux enfants capricieux ou légèrement attardés.

— Vous savez très bien que c’est tout à fait impossible. Vous ne pouvez vivre à Combert alors que votre fils vit dans ce château.

— Je partage votre opinion. N’ai-je pas eu l’honneur de vous dire, tout à l’heure, que je venais le chercher ou tout au moins vous avertir que j’allais le reprendre.

— Enfantillages ! De par la loi des mâles, il est mien avant d’être vôtre, et nul, dans cette région, ne comprendrait que le dernier rameau du vieil arbre prétende pousser en terre femelle. Si vous voulez vivre avec votre fils, Hortense de Lauzargues, vous vivrez ici… ou ne le reverrez jamais !

Les doigts d’Hortense serrèrent les bras du fauteuil sur lequel elle était assise avec tant de force que les jointures blanchirent. Le fer était engagé à présent. Il fallait combattre et bien combattre.

— Nous ne sommes plus au Moyen Âge et vous n’avez aucun droit à me priver de mon enfant en vertu de je ne sais quelle coutume désuète. Il ne sera pas élevé ici parce que vous êtes indigne du nom de grand-père et que j’aurais horreur de le voir vous embrasser. Voulez-vous lire ceci ?

De sa poche, elle tira la confession de Florent et la lui tendit…

— Qu’est-ce là ?…

— Les aveux de l’homme qui a ouvert la porte de mes parents à leur assassin. Au prince San Severo pour être plus précise et j’ajouterai encore : votre complice.

Le marquis haussa les épaules et se mit à marcher de long en large avec fureur.

— Mon complice ? Êtes-vous folle ? Cet homme je ne le connaissais qu’à peine. Tout juste…

— D’où vient qu’en parlant de lui vous employiez le passé ?

— Le passé ?… Pourquoi pas ?… Je ne le connais qu’à peine, si vous préférez…

— Ne cherchez pas d’échappatoire ! Vous savez parfaitement qu’il est mort. Vous le savez parce que c’est vous qui l’avez tué. Oh, ne vous donnez pas la peine de nier : j’étais là ! Cachée dans le bureau du secrétaire de mon père, j’ai tout vu. Je vous ai vu le tuer, d’une balle en pleine tête. Et vous l’avez tué parce qu’il s’était approprié la plus grosse part de cette fortune que vous convoitiez…

— Quel roman, en vérité ! Et me direz-vous, pour le compléter, comment j’ai pu devenir le complice d’un homme qui vivait à Paris quand je ne quittais pas ce pays ?…

— Très facilement ! Avant de mourir, Mlle de Combert a, elle aussi, déchargé son cœur. Elle m’a tout dit. A présent, ordonnez que l’on prépare Étienne et faites atteler une voiture pour Jeannette et pour lui !

— Jamais !…

Le mot claqua comme un coup de fouet. Puis ce fut le silence. Le marquis avait cessé d’arpenter la pièce. Il s’était arrêté et regardait Hortense. Elle soutint son regard sans faiblir. En lui jetant la vérité au visage, elle avait éprouvé un instant de joie presque sauvage. Cela la libérait d’un long silence, d’une insupportable contrainte… Elle eut même un sourire.

— Jamais ? Soyez raisonnable, marquis. Vous n’avez pas envie, je pense, que toute la province apprenne la vérité sur vous ?

— Vous n’oseriez jamais dire cette vérité… pas si vous aimez votre fils ! Songez au nom qu’il porte !

— Et que m’importe ce nom ? Pourquoi ne porterait-il pas le mien ? Il est sans tache et vous ne pourriez en dire autant…

Lentement, il marcha vers elle, si visiblement menaçant que la jeune femme se leva pour se diriger vers la porte mais il la rattrapa et la saisit brutalement par le poignet.

Elle poussa un cri…

— Inutile de crier. Personne ne vous aidera ici…

— Godivelle !…

Elle ne répondra pas. Elle est auprès de moi depuis trop longtemps pour avoir envie de me trahir. En outre, elle a fort bien compris que vous voulez lui enlever le petit. Or, elle s’est pris pour lui d’une vraie passion. Il représente désormais son univers… Même moi j’ai moins d’importance à ses yeux…

— A merveille, alors ! Pourquoi Godivelle ne viendrait-elle pas, elle aussi, à Combert ? Elle ne quitterait pas Étienne… Lâchez-moi, vous me faites mal !

— Il s’appelle Foulques, vous entendez ! Rien que Foulques. Quant à vous, petite misérable qui ne songez qu’à me dépouiller de tout ce que je possède, sachez que vous n’aurez plus l’occasion de me nuire. Vous voulez vivre avec votre fils, n’est-ce pas ?… Eh bien, vous allez vivre avec lui… mais vous ne quitterez plus cette maison, plus jamais !…

Il avait un peu desserré son étreinte et elle en profita pour se libérer d’un geste brusque mais ne s’enfuit pas. Au contraire, elle fit face :

— Vous n’avez ni le droit ni la possibilité de me retenir ici. François Devès…

— Il va repartir, François Devès… et tout de suite ! Et sur votre ordre si vous ne voulez pas qu’il se retrouve sous le feu des fusils de mes gens.

— Vous n’oseriez pas !

— Ici, je suis maître et seigneur. Personne n’osera jamais venir s’y frotter à moi… surtout pas les gendarmes de ce gros porc de Louis-Philippe. Ici, ce qui se passe à Paris n’intéresse personne. On préfère se tenir les coudes et arranger soi-même ses affaires. Alors choisissez mais choisissez vite !…

Hortense réfléchit encore plus vite. Ce misérable était très capable de faire assassiner froidement le fermier de Combert. Mieux valait le renvoyer afin qu’il puisse aller porter sa lettre au notaire de Saint-Flour. Sans répondre, elle marcha vers la fenêtre qui donnait sur l’entrée du château et l’ouvrit. François attendait toujours, immobile sur son cheval dont il flattait l’encolure de la main.

— Rentrez à Combert sans moi, François ! lui jeta-t-elle. Je reste ici quelques jours…

— Vous voulez vraiment que je rentre ? Vous êtes certaine de ne pas être contrainte ?…

— Mais oui, François. Rentrez… et faites ce que vous devez faire quand je ne suis pas là !

— A vos ordres, Madame la Comtesse. Je reviendrai aux nouvelles !

Il avait fait signe qu’il comprenait le sens caché de ses paroles. Hortense le regarda partir sans trop d’angoisse. Trois jours sont vite passés et, dans trois jours, le notaire ouvrirait le pli cacheté qu’elle lui avait remis. Il saurait à quoi s’en tenir sur le marquis et ferait en sorte d’envoyer délivrer la mère et l’enfant… Lentement, Hortense referma la fenêtre, se retourna.

— Vous êtes satisfait ? Que suis-je censée faire à présent ?

— Un peu de repos vous ferait peut-être quelque bien ? Je vous accompagne à votre chambre…

— Je ne suis pas fatiguée et je veux voir mon fils…

— Vous le reverrez tout à l’heure. Venez vous installer. Votre chambre n’a pas changé.

Il avait repris son bras et l’entraînait avec une force à laquelle il n’était pas question d’échapper sans lutte. Et Hortense pensa que, pour le moment, toute lutte était vaine. Il fallait paraître prête à la soumission et attendre…