Elle était, certes, vengée de Charles X mais pas de l’Autriche qui avait assassiné son époux. Et Félicia, après avoir mis son amie en voiture avec un peu d’argent, lui avait laissé entendre que d’ici peu – le temps de prier Talleyrand de veiller aux intérêts des héritiers d’Henri Granier de Berny – elle suivrait sur la route de Vienne le colonel Duchamp.
— Naturellement, je garde mon hôtel de Paris où vous pourrez toujours revenir. Mais s’il vous prenait fantaisie de me rejoindre et de courir avec moi l’aventure napoléonienne, sachez que je descendrai, à Vienne, à l’auberge « Kônigin von Osterreich ».
On s’était embrassé chaleureusement en se promettant de se revoir et puis les postillons avaient fait claquer leurs fouets ; la lourde voiture s’était ébranlée et la silhouette familière de la comtesse Morosini avait disparu à l’angle du bâtiment. Mais la séparation avait été cruelle et Hortense avait eu beaucoup de peine à retenir ses larmes…
Ce n’avait été qu’une faiblesse d’un moment. Au bout du chemin, il y avait Jean et cette seule pensée illuminait un avenir par ailleurs fort sombre et qu’il convenait d’aborder avec quelques précautions. N’eût-elle écouté que son premier élan, Hortense eût choisi de quitter la diligence à la croisée des chemins où s’embranchait, entre Saint-Flour et Chaudes-Aigues, celui qui menait à Combert puisque c’était là que le meneur de loups avait reçu asile. Mais elle en était venue à cette conclusion que, plus tôt elle affronterait le marquis mieux ce serait pour tout le monde. Elle voulait voir Jean mais elle voulait aussi, désespérément, revoir son fils, le reprendre et le garder. Pour ce bonheur, elle était prête à prendre de grands risques.
Les mois qu’elle venait de vivre lui avaient trempé l’âme et le caractère. La jeune mère terrifiée que Foulques de Lauzargues avait tenue si cruellement à sa merci n’existait plus. En face de lui, le marquis allait trouver une femme bien décidée, pour se défendre, à user de toutes les armes mises par le sort à sa disposition.
Campée sur le rempart, l’auberge de l’Europe offrait plus de confort que l’on n’était en droit d’en attendre dans ce rude pays. C’était une maison solide aux murs épais, bien capable d’affronter les tourmentes de cette cité des vents. Solides aussi les meubles cirés jusqu’au vernis. Mais les toiles d’indienne qui tapissaient les murs des chambres et la blancheur éclatante du linge conféraient à l’ensemble noblesse et élégance.
En s’annonçant sous son véritable nom, Hortense créa dès son arrivée une sensation. L’aubergiste vint, avec des révérences, saluer « Madame la Comtesse » et s’informer de « Monsieur le Marquis » que l’on n’avait pas vu depuis longtemps.
— Il est pourtant rentré de Paris récemment. Ne l’avez-vous pas vu à son passage ?…
— Mon Dieu, Madame la Comtesse. Monsieur le Marquis est peut-être descendu au relais de poste. A moins qu’il ne se soit rendu directement au château. Voulez-vous lui dire que nous serons toujours heureux et honorés de le servir ?
— Je n’y manquerai pas. Pendant que j’y pense : quand a lieu le marché ?
— Mais… demain, Madame, comme tous les samedis.
Visiblement, cette question un peu saugrenue avait troublé l’aubergiste mais Hortense ne jugea pas utile de lui expliquer qu’elle espérait bien voir, audit marché, le fermier Chapioux et son « barrot » qui, l’un portant l’autre, s’y rendaient régulièrement. Elle gagnerait ainsi Lauzargues sans être obligée de faire la dépense d’une voiture.
Sa chambre donnait sur les lointains bleus de la planèze. De la petite fenêtre, on découvrait un immense paysage qui s’étendait jusqu’aux monts de la Margeride et Hortense, en attendant son dîner, s’attarda à le contempler, si paisible et si vert dans la lumière adoucie du soir. Pas bien loin, au-delà de ce vallon profond et de ces pentes chevelues de mélèzes et de sapins, il y avait les tours de Lauzargues, il y avait le pays des loups : le château de son enfant, le royaume de son amant… Et il fallut que la petite servante frappât trois fois pour arracher la jeune femme à sa contemplation douce-amère.
L’idée de la table d’hôte lui étant insupportable, elle avait demandé qu’on la servît dans sa chambre et n’en mangea qu’avec plus de plaisir l’odorante potée auvergnate et la tarte aux myrtilles qu’on lui servit accompagnées d’un pichet de vin de Chanturgues. C’était un avant-goût de l’admirable cuisine de Godivelle, un petit clin d’œil chaleureux du vieux pays et elle se régala sans la moindre vergogne. Puis, son repas achevé, elle sonna pour qu’on vînt la débarrasser et qu’on lui apportât de quoi écrire.
Elle écrivit, assez longtemps sous la lumière jaune de la grosse lampe à huile. Il était déjà tard quand elle relut les quatre pages qu’elle avait couvertes de sa grande écriture nette qui sentait encore les perfections du couvent. La fatigue commençait à peser lourdement sur ses épaules. Satisfaite, elle plia les feuillets, tira de son sac un bâtonnet de cire verte qu’elle fit fondre au-dessus de la flamme et ferma le pli de trois cachets sur lesquels, par trois fois, elle appuya la sardoine gravée aux armes de Lauzargues qu’elle avait reçue pour ses fiançailles. Enfin, elle se coucha, souffla sa lampe et s’endormit aussitôt.
De bonne heure, le lendemain matin, elle alla entendre la messe à la cathédrale puis se rendit rue du Breuil, chez Me Merlin, le notaire qui avait, l’an passé, établi son contrat de mariage. Elle eut avec lui un assez long entretien.
Quand elle en sortit, le marché de la place d’Armes battait son plein. Elle erra un moment parmi les cagettes de poulets, les piles de gros fromages ronds, les paniers de légumes, choux, carottes, oignons et poireaux. Le temps des gros cèpes, d’un si joli brun clair, commençait et leur parfum de lande vive embaumait la place. Sous les coiffes bien amidonnées, les visages, vernis au grand air, des femmes de la campagne s’épanouissaient…
Les hommes avec leurs amples blouses et leurs grands chapeaux noirs plus ou moins verdis par les autans formaient des groupes animés d’où s’élevait parfois la fumée d’une pipe. Mais Hortense chercha en vain la carrure de taureau et la trogne enluminée du père Chapioux…
Pensant que, peut-être, il n’était pas encore arrivé, elle retournait vers la cathédrale pour y attendre hors de la curiosité – discrète et de bon ton cependant car on sait vivre en Auvergne – que soulevait son passage d’étrangère élégante quand une voix, soudain, l’appela :
— Madame… Madame Hortense !…
Déjà souriante car elle avait reconnu la voix, la jeune femme se retourna pour voir François Devès accourir vers elle. C’était cadeau du ciel que rencontrer dès l’arrivée cet ami, leur seul ami à Jean et à elle parce que, jadis, François et Victoire de Lauzargues, la mère d’Hortense, s’étaient aimés sans espoir mais aussi sans oubli. Les paillettes de la joie dans les yeux, le fermier de Combert avait déjà arraché son chapeau, laissant le vent de la planèze embroussailler ses cheveux noirs, à peine argentés aux tempes.
— C’est vraiment vous ? s’écria-t-il. Oh ! quelle joie ! C’est le Bon Dieu qui vous envoie… je veux dire qui envoie Madame la Comtesse !
— Oubliez la comtesse, François. Nous sommes amis. Moi aussi je suis heureuse de vous voir. Nous avons tant à nous dire, n’est-ce pas ?… Est-ce que vous restez longtemps au marché, ce matin ?
— Non, je suis seulement venu acheter de l’huile pour les lampes, des chandelles et du grain pour les poules.
— Alors, vous pourriez peut-être m’emmener. J’espérais rencontrer Chapioux. C’est pourquoi vous m’avez trouvée au marché.
— Chapioux ? Vous ne voulez pas dire que vous allez à Lauzargues ?
— Mais si, François Devès, je vais à Lauzargues. Le marquis m’a repris mon enfant et je veux le lui réclamer…
Le regard si droit du fermier se chargea de nuages.
— Ne faites pas cela, madame Hortense ! Il vous en adviendrait du mal… C’est à Combert qu’il faut venir. C’est à Combert que l’on a besoin de vous, que l’on vous demande. N’avez-vous pas reçu ma lettre ?… Non, c’est vrai, vous n’avez pas pu la recevoir déjà…
— Vous m’avez écrit ?
— Oui. Sur l’ordre de Mademoiselle Dauphine… Elle vous réclame… Elle est… très malade ! Votre petit n’a rien à craindre de son grand-père. Il peut attendre… mais elle !
Le rude visage se crispa et, dans les yeux gris de François, Hortense crut voir se former une larme. Elle comprit qu’en la rencontrant, le fidèle serviteur de Dauphine de Combert avait cru à une faveur du Ciel, à une réponse à son anxiété. Elle ne pouvait pas le décevoir… Elle posa sa main sur le bras vêtu de toile bleue.
— Je viens avec vous, François. Allez à vos affaires puis revenez me prendre à l’auberge de l’Europe. C’est là que je suis descendue.
Une heure plus tard, assise dans la carriole à côté de François, Hortense refaisait le chemin parcouru jadis : la descente de la motte féodale à l’ombre des antiques murailles jusqu’au fond du vallon de Lescure, le petit pont de pierre en dos d’âne, puis la longue remontée vers la planèze, ses forêts noires et ses rocs tourmentés. Mais sous ce doux soleil d’été, le paysage qui, jadis, lui était apparu si tragique perdait de son pouvoir maléfique : les digitales pourpres, les grands chardons bleus et les premières bruyères roses, les grands bouquets des fougères qui s’étalaient en véritables champs habillaient le rude et beau paysage d’une grâce et d’une splendeur certaines.
Pour mieux sentir la chaleur du soleil et la pureté de l’air, Hortense avait enlevé son chapeau, laissait la brise légère jouer librement dans ses cheveux blonds et ne disait rien. Elle éprouvait un tel plaisir à rouler ainsi aux côtés de François qu’elle retardait le moment des questions, peut-être pour garder un instant encore cette impression de vacances. Et puis, quelles questions poser ? Si Jean allait bien ? Jean allait toujours bien et d’ailleurs, sachant la profondeur du lien qui les unissait, François, tout de suite, l’aurait avertie si quelque chose de mauvais était arrivé à son doux ami.
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