Elle vit sa première barricade au carrefour de la Croix-Rouge. Elle était en construction. Sous l’attaque de jeunes hommes aux bras nus, les pavés sautaient l’un après l’autre et commençaient à former des tas auprès de deux voitures renversées qui servaient d’ossature. On y traînait des meubles que l’on entassait les uns sur les autres, des sacs de terre et des tonneaux dont tous n’étaient pas vides. Des femmes assises par terre déchiraient du linge pour faire de la charpie et des bandes. D’autres hommes préparaient des armes, miraient les canons dans le soleil, comptaient les cartouches. Il y avait là, comme la veille, des ouvriers et des bourgeois. Ceux-ci mettaient bas leurs habits qu’ils pliaient soigneusement dans un coin pour prendre la pioche et s’attaquer aux pavés ou aider à porter un meuble… Et tout ce monde riait, plaisantait, chantait même et semblait s’entendre à merveille. N’eût été la grande barrière hérissée de fusils on aurait pu croire qu’il s’agissait là d’une fête…

On héla joyeusement Hortense quand elle s’approcha. L’un des jeunes hommes qu’à son uniforme noir militairement boutonné elle reconnut comme un élève de l’École Polytechnique et qui semblait le chef lui demanda du haut de la barricade si elle venait les aider.

— Je voudrais surtout passer. J’ai à faire par là…

— Vous pouvez passer, on laisse un petit espace libre, là sur le côté gauche. Venez !

Déjà il avait sauté de son perchoir et venait à elle s’inclinant courtoisement et lui offrant la main pour franchir les pavés qui avaient roulé…

— On ne se bat pas, par ici, remarqua Hortense. Pourquoi faites-vous cela ?

— On ne se bat pas encore mais on se battra. Des barricades, il s’en élève de semblables dans toutes les rues qui pourraient servir de passage aux Suisses pour rejoindre les Tuileries. Et puis il y a aussi les régiments casernés près de la place d’Enfer et des barrières du sud… Le mot d’ordre est d’isoler le Louvre, les Tuileries et l’Hôtel de Ville…

— Cela vous servira à quoi ? Est-ce que le Roi n’est pas à Saint-Cloud ? Les Tuileries sont vides.

— Vides ? Avec ce traître de Marmont et tous les ministres qu’il prétend protéger ? Ces gens ont voulu leur malheur, madame. Qu’ils ne s’en prennent qu’à eux ! Le peuple, lui, ne s’arrêtera plus qu’à la victoire ou à l’anéantissement… Où habitez-vous ?

— Rue de Babylone mais…

— C’est un mauvais endroit à présent mais vous y serez encore mieux que dans les rues, surtout dans la direction où vous voulez vous rendre… Enfin, c’est votre affaire, ajouta-t-il en voyant que la jeune femme fronçait les sourcils, mais n’approchez pas de la Seine. On s’y bat pour les ponts…

Il la salua de nouveau puis retourna se consacrer à son ouvrage. Hortense poursuivit son chemin, de plus en plus difficilement car, un peu partout, d’autres barricades s’élevaient, plus ou moins semblables à celle qu’elle venait de rencontrer. A chacune elle trouvait le même enthousiasme, la même gentillesse. Le bruit de la bataille se rapprochait mais elle n’avait pas encore atteint le faubourg Saint-Germain. Seul le quartier Latin bougeait et se vidait de ses étudiants qui, en masse, descendaient vers la Seine, criant et chantant, armés de ce qu’ils avaient pu trouver dans les armureries, coiffés de larges bérets ou de chapeaux de papier…

Déjà fatiguée par sa course à travers les rues, Hortense dut déployer un véritable courage pour continuer. Le tumulte en effet régnait sur la Seine. Le passage du Pont-Neuf, occupé par un régiment de ligne, était impossible. On tirait de tous les côtés et l’immense silhouette du Louvre et des Tuileries n’apparaissait plus que comme un fantôme surgi des grisailles de la fumée.

Il y avait foule sur le quai des Grands-Augustins mais il était possible de passer. Après s’être assise un moment sur une borne et désaltérée à une fontaine, Hortense reprit son chemin. Personne ne faisait attention à elle d’ailleurs. Il y avait sur le quai presque autant de femmes que d’hommes. Elle faillit être emportée par un cortège d’étudiants qui, aux cris de « Vive l’Empereur ! », « Vive Napoléon II ! » s’engouffrait sur le pont Saint-Michel. Mais elle n’échappa pas à une troupe hurlante d’ouvriers, de jeunes gens et de femmes qui l’entraîna à travers la Cité et, sans trop savoir comment, elle se retrouva sur le quai Lepelletier au milieu d’une foule dense, en marche vers l’Hôtel de Ville et sous un soleil de plomb. Elle ne comprit pas tout de suite qu’elle était déjà au cœur de la bataille et se crut en enfer. Les balles sifflaient, l’odeur de poudre brûlée était écœurante et aussi celle de ces corps en sueur qui l’environnaient de toutes parts. Son chapeau lui fut arraché en l’étranglant à moitié. Ses cheveux croulèrent sur ses épaules tandis qu’une brutale poussée qui lui froissa un bras lui arracha un cri de douleur… Autour d’elle c’était un pandémonium de faces noircies où la sueur traçait de longues rigoles et où, parfois, le sang mettait sa pourpre tragique.

Affolée, la jeune femme chercha un abri mais il était impossible de résister au flot qui l’entraînait vers la place de Grève et l’Hôtel de Ville dont les hauts toits brillaient sous le soleil à travers la fumée. Soudain, il y eut une immense clameur : le drapeau tricolore venait d’apparaître sur le toit du bâtiment municipal au moment précis où le gros bourdon de Notre-Dame commençait à faire tonner le tocsin sur la ville enfiévrée. Presque aussitôt un autre drapeau se déployait sur la tour nord de la cathédrale… L’enthousiasme fut alors à son comble. Insoucieux du danger, les compagnons forcés d’Hortense se ruèrent comme des taureaux furieux sur les uniformes rouge et or de quelques Suisses qui disparurent dans la mêlée. Un peloton de dragons surgit alors. Les casques de cuivre à crinière noire jetaient des éclairs. Sabre haut, les soldats se ruèrent sur ceux qui venaient par le quai pour les refouler avant qu’ils ne débouchassent sur la place… Complètement épuisée, Hortense se laissait porter. Elle n’en pouvait plus. Seule la pression de la foule la tenait debout. Dans un instant, elle allait glisser à terre où elle serait foulée à mort par les pieds des hommes et les sabots des chevaux. Elle glissait déjà quand une main vigoureuse l’empoigna par un bras et l’entraîna irrésistiblement vers l’escalier qui descendait à la berge.

— Enfin, je vous tiens ! Mais qu’est-ce que vous faites là ?…

Elle fut à peine surprise, tant elle était lasse, de reconnaître Eugène Delacroix mais, ranimée par la vue de ce visage ami, elle trouva la force d’un sourire.

— Encore vous ? Est-ce que vous vous seriez donné pour tâche de me sauver chaque fois que je suis en péril ? Vous devez être une espèce d’envoyé du ciel.

— Je ne sais pas qui je suis mais vous, vous êtes une folle ! Où prétendiez-vous aller comme cela ?

— A Saint-Mandé. Je voulais voir mon fils. Il est en danger là-bas.

— En danger ? A Saint-Mandé ? Vous rêvez ?

Elle raconta alors l’affaire de la Poudrière, les craintes de la douairière et dit son angoisse. Si Vincennes sautait, l’enfant en était assez près pour courir un grave danger… Mais, sans autre cérémonie, le peintre haussa les épaules :

— Ce qu’on peut colporter comme sottises dans des moments comme celui-là ! Il n’a jamais été question d’aller à Vincennes qui est trop bien défendu. Le peuple d’ailleurs a trouvé toute la poudre dont il peut avoir besoin pour tenir huit jours. Alors renoncez à votre expédition ! D’autant que vous ne pourriez pas franchir la place de la Bastille où un régiment est cantonné et moins encore le faubourg Saint-Antoine qui est en train de lui tomber dessus avec l’ardeur de ceux qui retrouvent avec plaisir un chemin connu… Et qu’est-ce que je vais faire de vous à présent ?

Il semblait hors de lui. Rien ne restait du dandy qui fréquentait naguère le salon de la comtesse Morosini. En bras de chemise, manches roulées au-dessus du coude sur ses bras nerveux, des traces de poudre au visage et de la poussière plein ses cheveux noirs emmêlés, Delacroix, un pistolet à la ceinture, ressemblait à n’importe quel émeutier. A un détail près : sous son bras gauche il tenait serré un carnet de croquis.

Une violente décharge de mousqueterie éclata tout près d’eux et dispensa Hortense de répondre. En même temps, un jeune homme dont le costume beige clair d’une extrême élégance avait subi lui aussi de sérieux dommages dégringolait l’escalier et les rejoignait sur la berge.

— Je t’ai vu descendre, dit-il à Delacroix. Mais il ne faut pas rester là. Les lanciers arrivent pour balayer le pont suspendu, ajouta-t-il en désignant la passerelle qui rejoignait la place de Grève à la Cité. Tu risques de recevoir des cadavres sur la tête…

— Je risque surtout de ne rien voir, gronda le peintre. Je remonte avec toi. Mais vous restez ici ! intima-t-il à Hortense. Vous y serez toujours plus à l’abri que là-haut et, si je ne suis pas tué, je reviendrai vous chercher…

— Sois tranquille, dit l’homme à la redingote beige avec un aimable sourire, si tu es tué je me chargerai de Mademoiselle avec bonheur. J’ai nom Eugène Lami et…

Une énorme clameur lui coupa la parole. Presque au-dessus de leur tête, dominant même les grondements du bronze, on hurlait un retentissant : « A bas les Bourbons ! » qui fut repris et scandé à l’infini. Le vacarme devint assourdissant. Emporté par son désir forcené de voir ce qui se passait, Delacroix se précipita vers l’escalier de pierre et le remonta deux marches à la fois suivi par son camarade.

Hortense ne resta pas longtemps seule sur sa berge. La violence des combats qui se déroulaient sur le pont suspendu, où par deux fois la troupe repoussa les insurgés, obligeait certains à se replier dans les escaliers. D’autres, perdant l’équilibre, tombaient des marches sans rambardes et se meurtrissaient. Enfin, dans les accalmies entre deux assauts, des âmes charitables apportaient des blessés au bord de l’eau. Bientôt, sous les ordres d’un médecin qui prit les choses en main, une sorte d’ambulance de fortune s’installa à laquelle Hortense alla prêter main-forte…