— Vous avez raison d’en parler. Vous ne les vengerez pas en vous faisant tuer…
La nuit !… Elle vint sans apporter d’accalmie à la chaleur. Paris étouffait sous une cloche de plomb. Exaspéré par le sang de ses premiers morts – une femme, un homme du peuple – il ne songeait pas à chercher le repos ou la fraîcheur. Il songeait à se battre… D’heure en heure, la lutte éclatait au hasard des rues, plus ardente et plus déterminée. On abattait les réverbères, on extrayait les pavés. Avec pour base des voitures, des charrettes, des omnibus même, les premières barricades s’élevaient. Cependant, les états-majors politiques se regroupaient, se consultaient. On prenait la mesure de ses espérances car, déclenché par les ordonnances brutales, c’était à présent l’explosion de toutes les colères et de tous les espoirs amassés dans le silence depuis seize ans. Ah, que la chaude nuit d’été était belle pour ceux qui espéraient voir se lever un nouveau soleil !… Restait à se mettre d’accord sur ledit soleil !… Certains, fidèles encore à la Restauration, voulaient croire contre toute évidence que la révolte de Paris donnerait à réfléchir au Roi et qu’il abrogerait ses ordonnances, C’étaient les plus rares. D’autres attendaient une république, Ce n’étaient pas les plus nombreux. Certains voyaient l’avenir dans le fils de Napoléon que l’on irait arracher à sa prison de Vienne. Enfin, orchestrée par le vieux Talleyrand qui s’était arraché aux douceurs de Bourbon-l’Archambault, une quatrième partie mettait ses espoirs dans le duc Louis-Philippe d’Orléans qui, retranché dans son domaine de Neuilly, tendait l’oreille au bruit grandissant venu de la capitale.
Incapable de dormir, Hortense passa la plus grande partie de cette nuit à sa fenêtre, écoutant elle aussi l’écho lointain des cris et des coups de feu. Vers minuit, des commandements hurlés et le bruit d’une troupe en marche se firent entendre dans le voisinage : une compagnie de Suisses quittait, pour l’Hôtel de Ville, la caserne de Babylone…
Où était Félicia à cette heure ? Dans quelle aventure insensée se lançait-elle ?… Insensée ? Pas pour elle, après tout ! Il y avait tant de vaillance dans cette fière créature qu’une vie de femme ne pouvait que l’user sans l’étouffer vraiment. Il y avait du chef de bande dans Félicia Orsini et son image de reine des amazones dressée sur une barricade et jouant du pistolet, cette image qui se reformait sans cesse dans l’imagination d’Hortense n’avait rien de ridicule.
— Qu’elle vive seulement ! priait la jeune femme. Qu’elle revienne pour jouir au moins des joies violentes du triomphe après tant de douleurs !
L’aurore vint, rose et pure, sans nuage, lâchant comme un ballon la boule de feu du soleil qui, dans sa course, allait se chauffer à blanc. Hortense demanda un bain froid car même si elle n’avait pas sommeil, elle craignait à présent la torpeur qu’apporte une nuit blanche.
Vers dix heures, elle vit arriver dans un frou-frou de taffetas violet la douairière de Vauxbuin qui habitait l’hôtel d’en face. Le cheveu un peu en désordre et sa poudre mise n’importe comment, la vieille dame semblait dans tous ses états.
— Dieu soit loué, vous êtes là, ma chère comtesse ! s’écria-t-elle en agitant son face-à-main. Je n’en peux plus de tourner en rond dans ma maison avec tous ces bruits qui courent. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
— Moi non plus si cela peut vous être d’une aide quelconque…
— Pensez-vous que l’on va venir nous égorger ? Tous ces buveurs de sang qui sont à nouveau lâchés ! Allons-nous revoir les jours affreux de 93 ?… En ce cas, il faudrait émigrer encore mais je ne suis plus d’âge à courir les routes, hélas !
En dépit de son anxiété, Hortense sourit. On n’avait certes pas à craindre quoi que ce soit de semblable. Le peuple n’en voulait qu’aux ordonnances du Roi qui balayaient la royauté constitutionnelle pour rappeler le pouvoir absolu… Mais la douairière ne voulait pas se laisser convaincre.
— Cela commence de la même façon. On est allé rechercher dans son château de la Grange-Bléneau ce diable de La Fayette ! Dieu sait quelles misères il va faire encore au pauvre roi !… Hier j’ai envoyé de mes gens aux renseignements. Bien peu sont rentrés. Les autres doivent être à faire le coup de feu avec tous ces énergumènes. Quelle époque !
— Vous oubliez les soldats ! Le maréchal Marmont a des troupes nombreuses sous son commandement.
La bouche fripée de la vieille dame s’arqua en un summum de mépris qui fit tomber sa mouche mal collée.
— Ce moins-que-rien affublé d’un titre de carnaval ?… Vous y croyez, vous ? On dit déjà que, dans certain régiment de ligne, on manifeste des hésitations, on aurait tendance à ne pas considérer comme ennemis ces émeutiers de malheur. Que ferons-nous si les troupes fraternisent et se tournent contre nous ?
— Il reste les Suisses. Ce sont des mercenaires et ils n’ont aucune raison de se retourner contre le Roi. En outre, ils sont nos voisins.
— Ma petite, vous ne savez pas grand-chose ! Apprenez que, le 10 août 1792, ces braves gens avaient toutes les raisons d’abandonner la cause royale. Pourtant ils se sont fait tuer, vaillamment, l’un après l’autre sur les marches des Tuileries où l’on glissait dans le sang…
Hortense faillit répondre que Mme de Vauxbuin parlait certainement par ouï-dire car en 92 elle avait, de son propre aveu, rejoint Coblentz depuis belle lurette. Ce qui n’enlevait rien d’ailleurs au sacrifice des Suisses. Un peu agacée, la jeune femme se demandait comment elle allait faire pour se débarrasser de sa visiteuse qui continuait à égrener la liste des bruits affreux qu’on lui avait rapportés – la manufacture des vivres aurait été enlevée par les brigands privant ainsi les soldats de pain et les principaux postes de garde de la capitale seraient déjà tombés – quand un nom lui fit dresser l’oreille. La vieille dame venait de parler de Vincennes…
— Veuillez m’excuser, dit Hortense, je me suis laissée distraire : que disiez-vous ?
L’autre la fusilla du regard :
— C’est pourtant grave ! Je vous disais qu’une forte bande de ces misérables était partie pour s’emparer de la poudrière de Vincennes. Or, cette poudrière est bien défendue… par des hommes qui ont mission de la faire sauter plutôt que de la remettre à l’ennemi, quel qu’il soit…
— Et… si cette poudrière saute ?…
— Le dommage sera terrible. Tout sautera avec elle et les ravages pourront s’étendre sur une demi-lieue…
Le cœur d’Hortense manqua un battement. Une demi-lieue ? La maison de Mme Morizet n’était qu’à un quart de lieue à peine de la Poudrière. Brusquement, la vieille dame venait de perdre sa mine arrogante et se laissait tomber dans un fauteuil.
— Un de mes petits-fils est là-bas, avoua-t-elle, tout en chassant avec rage les larmes qui lui montaient aux yeux…
Hortense sentit soudain une sympathie lui venir pour cette femme, raide vestige de l’Ancien Régime que l’angoisse forçait à laisser parler son cœur. Et comme la douairière cherchait fébrilement un mouchoir, qu’elle avait dû oublier, elle se pencha vers elle en lui offrant le sien.
— Vous avez vraiment peur, marquise ?
— Oui… vraiment ! Puis-je rester ici, avec vous ?… Je ne peux plus supporter ma maison…
— Restez autant que vous le voudrez. Livia va vous faire un peu de son merveilleux café et prendra soin de vous. Moi, je vais vous quitter pour un moment…
— Et où voulez-vous donc aller ?
— J’ai… un devoir à remplir. Pardonnez-moi et, si la comtesse Morosini revient, dites-lui que je suis allée à Saint-Mandé…
— Mais… c’est presque à Vincennes cela. Comment voulez-vous y aller ? Aucune voiture ne peut traverser Paris à cette heure.
— Eh bien, j’irai à pied…
En laissant là Mme de Vauxbuin médusée et vaguement admirative, elle monta dans sa chambre pour y prendre des souliers solides et un chapeau de paille. Puis, après quelques mots à Livia tout aussi effarée que la vieille dame, elle lui confia cette dernière et s’élança dans la fournaise de la rue.
En écoutant sa visiteuse elle avait été un instant distraite des bruits de la ville. Quand elle fut dehors, elle entendit nettement le canon qui tonnait. C’était un bruit incongru dans ce quartier paisible et, atteignant la caserne des Suisses, elle ne put s’empêcher de demander à une sentinelle :
— Est-ce vraiment… le canon que l’on entend ?
L’homme des Cantons, une sorte de géant à la figure rouge brique, opina gravement du bonnet :
— Ganon ?… foui Matame… C’être le ganon… Il faut rendrer chez fous…
Peu désireuse de discuter la question, elle fit signe que non et reprit sa route, rejoignant la rue du Bac puis la rue de Sèvres où l’agitation était grande. Il y avait des femmes et des enfants à toutes les portes, à toutes les fenêtres. Des vieux avaient remis d’anciens uniformes. Ceux des guerres de l’Empire arboraient des décorations et tenaient de véritables congrès en pleine rue. Un homme passa, portant un panier couvert comme en ont les marchands de gâteaux. Il distribuait des cartouches à tous les hommes et à quelques femmes qui en réclamaient. Il en tendit deux à Hortense qui les refusa.
— Je n’ai pas d’armes…
— Alors, rentrez chez vous la p’tite dame ! C’est encore assez tranquille par ici. Ça chauffe seulement place du Panthéon et autour des mairies mais ça ne va pas durer. Vous entendez le canon ?
On l’entendait en effet de plus en plus. C’était sans doute celui des Tuileries…
— Je n’ai pas peur du canon, dit-elle avec un sourire. Je vais voir mon fils…
— Alors tâchez moyen d’lui conserver sa mère. C’est pas fréquent d’en avoir une aussi jolie !…
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