— De quoi ? De ce que vous m’aimez ou croyez m’aimer ? Mon cher, vous aurez pour cela tout le temps. Je voyage, je vous l’ai dit, pour mon plaisir. Arrangez-vous pour faire partie de ce plaisir.

Elle vit Butler se calmer graduellement. Il passa sur son front une main qui ne tremblait plus et sourit, encore implorant tout de même.

— Vrai ? Vous allez rester encore quelque temps ?

— Mais bien sûr. Le pays est si beau ! Rien ne me presse…

— Alors quittez votre hôtel ! Venez vous installer chez moi avec Mlle Romero. Peut-être suis-je fou mais vous en êtes seule responsable et j’essaierai de vous le faire oublier, de vous gagner peut-être…

Elle lui tendit la main.

— Je ne vous défends pas d’essayer. Mais ne recommencez pas à dire des folies. Vous avez gravement compromis une journée que je trouvais si agréable.

— Promettez-moi de m’en donner d’autres ! pria-t-il en posant longuement ses lèvres sur cette main, et je promets en échange qu’elles seront telles que vous les souhaiterez…

Naturellement Hortense promit, tout en se détestant de mentir avec une telle facilité. Si cet homme était sincère, et rien n’autorisait à croire qu’il ne l’était pas, elle se comportait d’une façon dont, certainement, elle n’aimerait pas à se souvenir.

— Vous ne pouviez rien faire d’autre, dit Félicia quand, rentrées à leur hôtel, Hortense lui raconta ce qui s’était passé dans la maison. Si vous ne lui aviez pas donné d’espoir, cet homme était capable, peut-être, de nous dénoncer…

— Il semble sincère.

— Je n’en doute pas un seul instant. Mais il faut tout craindre d’une nature orgueilleuse et emportée comme la sienne. Je suis navrée de vous obliger à jouer ce rôle qui ne vous va pas, ma pauvre amie, mais je vous en ai une reconnaissance infinie… D’autant qu’il vous faut le soutenir encore jusqu’à l’instant du départ…

Cet instant-là posait d’ailleurs un problème. Comment quitter Morlaix assez discrètement pour que Patrick Butler n’en soit pas informé ? De toute évidence, Mme Blandin lui était dévouée. Que ses clientes préférées annoncent leur départ et elle le préviendrait certainement dans l’heure suivante…

— Je crois que j’ai trouvé une solution, dit Félicia après avoir mûrement réfléchi. Cet homme vous a bien proposé de vous installer chez lui ?

— En effet, mais…

— Mais rien. Il faut mettre Mme Blandin dans la confidence, lui dire que nous allons accepter l’invitation de M. Butler mais que, pour ne pas faire jaser, nous partirons vers le soir…

— Vous croyez que cela marchera ?

— Je crois qu’elle sera enchantée de jouer un rôle de confidente comme on en voit au théâtre. On manque terriblement de distractions dans ces petites villes. Et puis nous n’avons pas le choix à moins de partir à pied et sans nos bagages…

C’était, en effet, la seule solution même si cela obligeait Hortense à rougir sous les regards intéressés de son hôtelière. Mais au fond, seule une certaine Mrs Kennedy n’ayant jamais existé y laisserait sa réputation. On s’en tint donc à cette solution.

Timour, rentrant de ses longues errances à travers la ville, la campagne ou le port leur apporta les dernières instructions du colonel Duchamp : on se retrouverait le dimanche soir à onze heures à certaine croisée de chemins. De là on gagnerait la grève de Carantec où la barque attendrait… Tout était prêt. Gallec avait reçu son vin.

Les deux femmes se regardèrent avec un mélange de soulagement et d’inquiétude : cette fois la machine était en marche. Il fallait tout faire pour que rien ne vînt l’arrêter…

Ce fut le ciel qui se chargea de régler le problème de leur sortie de l’auberge, non sans en poser un autre plus grave : le temps changea brusquement. Un violent orage qui éclata dans la nuit noya la ville sous des trombes d’eau et causa des dégâts dans le port. Quand l’aube du samedi se leva, Morlaix était noyée dans une brume lourde et grise. Et, bien sûr, il ne pouvait plus être question de la promenade en mer projetée la veille avec Patrick Butler. Du haut de leur balcon Hortense et Félicia contemplèrent avec consternation les débris de toutes sortes qui jonchaient la place : branches d’arbres, ardoises et morceaux de cheminées… D’un même mouvement, elles se signèrent : si pareille tempête recommençait dans la nuit du dimanche, c’en serait fait de leurs espoirs car aucun bateau ne pourrait accoster au rocher du Taureau. Et même si le vin drogué produisait plein effet, le prisonnier demeurerait dans sa prison. Avec cette seule différence qu’à l’avenir les soldats du fort montreraient peut-être une certaine méfiance envers les produits du père Gallec.

Patrick Butler vint sur la fin de la matinée. Il était visiblement soucieux.

— Je vais être obligé de vous quitter, dit-il en baisant la main d’Hortense. J’ai un navire en construction à Brest et j’ai grand-peur que la tempête de cette nuit n’ait causé de graves dégâts. Je pars tout à l’heure après avoir déjeuné avec vous si vous le voulez bien ?…

— Naturellement. Vous partez pour longtemps ?

— Deux jours si le bateau n’a rien, une bonne semaine s’il est endommagé. Une semaine sans vous ! Mais vous m’attendrez, n’est-ce pas ?

Hortense sourit. Elle venait d’avoir une idée.

— Naturellement. Ne vous ai-je pas dit que je vous donnerais une chance ?… Nous pouvons même faire mieux.

— Quoi donc ?

— Si dans deux jours vous n’êtes pas rentré, nous pourrions aller vous rejoindre. Je crois que j’aimerais beaucoup visiter Brest.

Le bonheur qui envahit le visage de l’armateur lui serra le cœur et lui fit honte. Elle jouait cruellement avec les sentiments de cet homme. Quel souvenir garderait-il par la suite de la charmante Mrs Kennedy…

— Venez tout de suite ?

— Non. Je suis trop lasse. Avec cette tempête, je n’ai pas dormi de la nuit…

— Alors demain ? ou lundi au plus tard ? Avec la perspective de vous faire visiter Brest je n’ai plus du tout envie de revenir. Là-bas nous serons plus libres. Et ensuite… nous reviendrons ensemble…

Parti sur ces bases, le déjeuner servi sous l’œil maternel de Mme Blandin fut des plus gais. Visiblement, l’armateur voyait s’ouvrir devant lui un merveilleux avenir. Il avait tout oublié de ses soupçons et c’est la joie au cœur qu’il partit.

— Il est presque dommage que vous aimiez ailleurs, dit songeusement Félicia. Cet homme-là est tout à vous. Auprès de lui vous n’auriez plus rien à craindre de qui que ce soit car il est de ceux qui savent garder ce qui est à eux…

— Vous avez sans doute raison mais mon cœur est à Lauzargues et je ne saurais le reprendre à l’homme qui a su le conquérir.

— Je reconnais qu’avec toute sa fortune, tout son amour, Butler ne peut avoir aucune chance contre votre meneur de loups… Nous allons donc nous dépêcher de l’oublier… et ce soir, nous annoncerons à notre hôtelière que nous prenons demain la route de Brest. C’est bien cela ?

— C’est bien cela…

Le dimanche matin, les deux amies entendirent la messe à Saint-Mélaine avec une ferveur toute nouvelle.

Elles s’étaient accusées en confession des nombreux mensonges qu’elles avaient faits mais l’absolution donnée presque mécaniquement par un prêtre quasi indifférent et qui devait avoir, avec ses paroissiennes, grande habitude de ce genre de péché, ne leur apporta pas l’apaisement attendu. L’angoisse habitait leur cœur et, si leur prière pour la réussite de l’entreprise insensée de ce soir fut ardente, elles sortirent tout de même de l’église avec leur inquiétude intacte.

Saluées avec enthousiasme par Mme Blandin à qui l’on avait eu bien du mal à faire accepter son paiement – est-ce que ces dames ne devaient pas revenir bientôt ? – elles reprirent leur place dans la voiture et quittèrent l’hôtel de Bourbon d’abord, Morlaix ensuite. On prit, naturellement, la route de Brest qui tournait pratiquement le dos à leur destination réelle mais on avait tout le loisir de gagner le lieu du rendez-vous.

Le temps n’avait pas retrouvé son éclat des jours passés. Il était gris et triste. Le vent, modéré cependant, effilochait les nuages bas. Par intervalles, une petite pluie fine et serrée tombait, trempant les chemins et les genêts de la lande, puis s’arrêtait pour recommencer. Chacune dans son coin, Hortense et Félicia enfermées dans leurs pensées, la regardait tomber sans rien dire.

Durant les longues heures de loisir que lui avait laissées sa maîtresse, Timour, outre la pêche, s’était intéressé à la topographie de la région. Prévoyant qu’il serait peut-être difficile de gagner Carantec par la route normale avec une grosse berline de voyage et sans attirer l’attention, le Turc avait parcouru, à cheval, les environs immédiats de Morlaix. Il mena donc son attelage avec sûreté jusqu’à un croisement de routes marqué d’un haut calvaire qui se situait à près de deux lieues de la ville. Là, il tourna sans hésiter dans le chemin qui menait vers le nord.

— Ne va pas trop vite ! lui recommanda Félicia. Le rendez-vous n’est qu’à la nuit close, ne l’oublie pas…

En foi de quoi, après avoir parcouru deux autres lieues, Timour introduisit sa voiture dans un sentier menant à une tour en ruine qui s’effritait lentement sous la pluie au creux d’un vallon boisé.

— On reste ici, déclara-t-il en sautant à bas de son siège. Ça te convient, maîtresse ? Personne n’y viendra. On dit que cette vieille chose est hantée…

— Rien ne saurait me convenir davantage. On peut toujours s’entendre avec un revenant.

Les heures d’attente parurent interminables. Personne n’avait envie de parler, ni même de dormir car à mesure que le temps passait l’énervement grandissait. Aussi, quand enfin Timour, regardant sa montre, déclara qu’il était temps de partir et remonta sur son siège, un double soupir de soulagement dégonfla les poitrines des deux jeunes femmes. On allait enfin passer à l’action.