Après que l’on eut dégusté un excellent café, épais et parfumé, Butler s’excusa auprès de Félicia.
— Voulez-vous me permettre de vous séparer un moment de Mrs Kennedy, mademoiselle ? Je souhaite lui montrer quelque chose qui n’aurait, je crois, guère d’intérêt pour vous.
Il était impossible de refuser. En suivante bien apprise, Félicia accepta avec toute la grâce dont elle était capable. Hortense faillit dire que tout ce qui pouvait l’intéresser intéressait aussi son amie mais c’eût été peut-être maladroit. Avec un sourire pour l’abandonnée à qui un serviteur apportait déjà un plat de sucreries et du café frais, elle se leva et suivit son hôte qui la conduisit vers la maison.
Le rez-de-chaussée n’offrait que deux pièces : l’une était une immense cuisine et l’autre une salle, au moins aussi grande mais qui devait être la tour d’ivoire, le lieu favori de Patrick Butler. Tout y sentait l’homme d’action, la mer, l’aventure et le bouillonnement de la vie. C’était une maison sans femme et cela se devinait au premier regard mais combien plus chaude, plus vivante peut-être que si le raffinement féminin eût présidé à son arrangement. Avec surprise, Hortense contempla un joyeux désordre qui mélangeait sur l’immense table de travail les compas, les cartes à demi déroulées, les papiers, les pipes et les plumes d’oie autour d’une lampe-bouillotte et d’une bougie blanche dans le bougeoir de laquelle reposaient des pains de cire à cacheter. Posée à même les grandes dalles blanches que réchauffait en partie un grand tapis aux riches couleurs, une énorme mappemonde jouait à l’aise dans l’armature de cuivre d’un équatorial et d’un méridien. Aux murs, disposés comme des trophées, des armes brillantes et des pavillons qui avaient visiblement subi le feu de la mitraille encadraient un grand portulan tandis qu’un peu partout, sur tous les meubles, sauf sur la bibliothèque qui cédait presque sous la poussée des livres, des longues-vues tenaient compagnie à une boîte d’acajou où reposaient des pistolets de duel.
— C’est ici mon refuge, dit l’armateur en avançant pour sa visiteuse une haute chaire d’ébène incrustée d’argent et de nacre. C’est ici que je m’efforce d’oublier que je ne navigue plus et que je ne suis plus qu’un boutiquier…
— Je suis flattée que vous me jugiez digne d’y pénétrer.
Du geste, il balaya la phrase, trop polie.
— Je vous y ai amenée pour que vous compreniez que j’ai l’intention d’être sincère avec vous. Et pour vous inciter à en faire autant. Qu’êtes vous venue faire ici, Mrs Kennedy ?… ou qui que vous soyez en réalité ?
Instantanément Hortense fut debout. Ses yeux dorés étincelèrent sous l’empire d’une brusque colère. En même temps, elle se sentait rougir.
— Et pourquoi, s’il vous plaît, ne serais-je pas moi-même ?
— Une lady irlandaise ?… Il est certain que cela vous va bien, admirablement même, encore que l’on puisse supposer, à vous voir, que vous êtes au moins duchesse. Mais passons ! Par contre, vous ne me ferez jamais croire que votre compagne – Mlle Romero je crois ? – n’est qu’une simple lectrice. Elle a l’allure d’une Grande d’Espagne… ou mieux encore : d’une impératrice romaine !
Hortense haussa les épaules :
— En vérité, monsieur, je ne comprends rien à votre discours et je vous rappelle que même une Grande d’Espagne pourrait avoir eu des malheurs. Nous avons été élevées ensemble, elle et moi. A présent, je vais vous prier de nous ramener à Morlaix…
— Pas tant que vous ne m’aurez pas répondu. Qu’êtes-vous venue faire ici ?
— Vous me fatiguez, monsieur Butler, mais je consens à vous répondre pour en finir : je visite la France, n’ayant rien d’autre à faire. La Bretagne n’en est-elle pas une partie intéressante ? C’est du moins ce que j’avais cru comprendre des discours d’un de vos amis, M. Rouen, qui m’a d’ailleurs dit vous avoir écrit pour vous prévenir de notre arrivée…
— J’ai reçu cette lettre, en effet. Ainsi Rouen l’aîné s’occupe à présent de… « tourism » comme on dit outre-Manche ? Je ne le croirai jamais. Il a toujours été enfoncé jusqu’aux oreilles dans les jeux politiques les plus violents. C’est son élément naturel…
— Il peut tout de même lui arriver de converser dans un salon et de…
— Il n’a jamais fréquenté aucun salon !
Brusquement, il saisit Hortense par la main et la mena jusqu’à l’une des fenêtres de la vaste pièce d’où l’on découvrait le paysage marin. De l’autre main, il saisit une longue-vue.
— Par contre il s’intéresse toujours de près au contenu des prisons d’État. Tenez, ajouta-t-il, en offrant l’instrument à la jeune femme. C’est l’heure de la promenade au Taureau. Avec cette longue-vue vous distinguerez les prisonniers comme si vous étiez auprès d’eux…
— Vraiment ? Ce doit être curieux…
Saisissant l’instrument en un geste où entrait du défi, elle l’ajusta à son œil… et constata qu’il n’y avait toujours que deux prisonniers sur la plate-forme. Qu’en était-il du jeune homme du cimetière du Nord ? Etait-il donc plus malade ?…
L’angoisse lui faisait oublier son compagnon. Aussi sursauta-t-elle quand elle l’entendit souffler presque à son oreille :
— Lequel s’agit-il de délivrer ?…
— Aucun ! En vérité, monsieur, vous rêvez ! A ce propos, comment se fait-il que vous n’ayez pas donné signe de vie plus tôt ? Vous aviez peur de quelque chose ? Je vous avoue que, lorsque j’ai reçu votre invitation, j’ai failli ne pas m’y rendre car je n’y comptais plus. Je ne suis pas de celles qui implorent pour qu’on les reçoive…
— Je ne voulais pas entrer en contact avec vous ! Elle eut un petit rire sec.
— Eh bien, il ne fallait pas le faire ! Qui vous y a obligé ? Mais quand je reverrai M. Rouen, je lui dirai qu’il a tort de vous croire un ami…
— Je l’estime et ne lui ferai aucun mal mais c’est un fou comme tous ces carbonari qui rêvent je ne sais quelle impossible république…
— République ? J’avais cru comprendre qu’ils n’étaient animés que par le souvenir de l’Empereur et le désir de voir un jour son fils sur le trône de France ?
— Je commence à croire qu’en effet vous ne les connaissez pas ! L’Empire ? Alors qu’ils ne rêvent que de ressusciter en France les jours insensés de la Révolution ? Ils veulent le pouvoir du peuple et du peuple seul ! Écoutez-moi bien : je hais les Bourbons et je ne souhaite que voir revenir celui que dans les milieux bonapartistes on appelle à présent l’Aiglon, mais je n’y crois pas ! Metternich est un trop bon geôlier. Jamais, lui vivant, le fils de l’Aigle ne planera sur l’Europe. Alors, moi, je n’ai aucune raison… jusqu’à présent tout au moins, de sacrifier ma tranquillité, ma fortune, mes biens et peut-être ma vie pour une utopie.
— Et qui vous demande quelque chose ? soupira Hortense. Je vous le répète, personne ne vous a obligé à me rencontrer…
Lui tournant le dos, il se dirigea vers la fenêtre, jouant toujours avec la lorgnette.
— Personne en effet… sinon le Destin. Je ne voulais pas vous rencontrer mais je l’ai fait sans le vouloir. Je vous ai vue… Dès lors, j’étais perdu…
— Perdu ? Aimez-vous à ce point les grands mots, monsieur Butler ?…
— C’est le mot qui convient car j’ai cessé d’être moi-même. Il fallait que je vous revoie, que je vous parle, que je vous approche…
Brusquement, il se retourna, jeta la lorgnette, courut à la jeune femme et la saisit aux épaules avant qu’elle eût pu faire un geste pour l’en empêcher.
— … que je vous respire ! A présent, je vous dis ceci : je vous aiderai, je ferai tout ce que vous me demanderez… je prendrai d’assaut à moi tout seul ce maudit château de mer. S’il le faut… je combattrai les soldats de la Junon, ses canons et tous les garde-côtes… A une seule condition !
— Une condition ?
— Une seule : l’évasion réalisée, vous restez avec moi, auprès de moi. Je ne vous demande pas votre vie entière mais seulement quelques semaines, quelques mois ! Dites un mot, un seul, et je jette tout cela, cette maison, mes terres, ma maison d’armement dans une balance faussée. Et même s’il faut prendre, au Taureau, la place de l’homme que vous voulez délivrer, j’irai avec joie en échange d’une seule nuit d’amour !
Sans brusquerie mais fermement, Hortense se dégagea. Son cœur battait à tout rompre tant était entraînante la passion qui possédait cet homme. Il était sincère, elle en était absolument persuadée et, à présent, la tentation lui venait de tout lui dire, de jouer le jeu pour lequel, au fond, on l’avait envoyée à lui. Une seule parole d’espoir et c’était la possibilité d’obtenir un bateau pour l’Angleterre… Mais, à cet instant, elle crut entendre la voix du colonel Duchamp répétant les paroles de son billet : « Ne demandez rien. Ne dites rien… » Elle n’avait pas le droit de prendre, seule, un tel risque. Si Butler n’était pas sincère, s’il n’était après tout qu’un habile comédien ? Les conséquences pouvaient être dramatiques… Lentement, sans le regarder, elle retourna s’asseoir dans la haute chaise de bois diapré…
— Vous avez trop d’imagination, monsieur Butler. Je ne souhaite délivrer personne…
— Allons donc ! Vous n’êtes là que pour cela ! Je le sais, je le sens… Vous aimez sans doute l’un de ces prisonniers car il faut un grand amour pour risquer ainsi sa liberté.
Le regard qu’elle lui offrit était d’une entière, d’une totale limpidité. Elle eut même un sourire, vite effacé d’ailleurs devant ce visage crispé.
— Le salut de mon âme m’est plus cher que la liberté, monsieur, pourtant c’est sur lui que je vais vous jurer ceci ; je n’aime aucun prisonnier proche ou lointain. Voulez-vous à présent me ramener auprès de Mlle Romero ?
— Restez encore un peu. Je voudrais tant vous convaincre.
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