— … qu’en Irlande on a le sang vif. Je n’aurais jamais dû l’oublier. Faisons-nous la paix, madame ?

D’un sourire, Hortense accepta la tasse qu’on lui offrait. Sa victoire était complète et elle n’entendait pas en abuser mais quand Butler la pria de rester pour souper, elle refusa. On buvait beaucoup trop chez l’armateur et ni l’une ni l’autre des deux femmes n’avait envie de passer la soirée au milieu d’une bande d’ivrognes. Elles se retirèrent donc avec grâce, raccompagnées par leur hôte jusqu’au bas de l’escalier. Celui-ci resta un long moment au seuil, regardant s’éloigner la voiture des deux jeunes femmes. Puis, avec un geste d’agacement, il alla retrouver ses invités.

Cependant Félicia félicitait chaudement son amie pour l’éclatante victoire remportée sur leur hôte d’un moment.

— C’est un homme étrange, ajouta-t-elle. Qu’en pensez-vous ?

— En vérité, je ne sais trop qu’en penser. Est-il vraiment l’homme sûr dont on nous a parlé à Paris ? Je vous avoue que j’en doute. Les orgueilleux ne font pas de bons conspirateurs…

— Je pourrais prendre cela pour moi. Vous savez depuis longtemps quel orgueil est le mien… soupira Félicia.

— Sans doute mais vous savez aussi aimer. Lui, ce Butler, on peut se demander ce qui l’anime. Sous ses dehors emportés, il y a chez lui quelque chose qui me glace. Je ne saurais vous dire quoi…

— Moi, non plus. C’est égal, j’aimerais vraiment avoir l’avis du colonel…

Cet avis allait leur arriver de la façon la moins conventionnelle qui soit. Alors que, rentrée dans sa chambre, Hortense se préparait à se mettre au lit, une petite pierre entourée d’un morceau de papier tomba presque à ses pieds.

Elle contenait tout juste huit mots : « Ne demandez rien, ne dites rien. Prenez garde ! » L’écriture était la même que celle du précédent billet. Machinalement, la jeune femme s’avança sur le balcon et, un instant, fouilla les ombres de la place, y cherchant une silhouette. Mais rien ne bougea.

Appelée en consultation, Félicia fronça les sourcils :

— Cela ne peut désigner que notre ami Butler. Peut-être avons-nous eu tort de nous rendre à son invitation ?

— Je crois que nous aurions eu plus grand tort de ne pas y aller. Après que Buchez et Rouen nous eurent annoncées, cela eut paru suspect.

— Suspect ? C’est ce Butler qui doit l’être pour nous, à présent. Sait-on jamais ce qui peut se passer dans la tête d’un commerçant ? Ceux de Paris ont eu tort de lui faire confiance…

— Eh bien, ma chère Félicia, c’est fort simple : nous ne le verrons plus.

C’était apparemment plus facile à décréter qu’à réaliser. Le lendemain matin, Mme Blandin, les yeux brillants et les joues animées, venait annoncer que M. Butler souhaitait offrir à ces dames une partie de campagne et les attendait en bas… Elle s’entendit répondre par Félicia que Mrs Kennedy était un peu souffrante à cause de la chaleur qui l’incommodait et qu’elle ne sortirait pas. Ce qui parut désoler l’hôtelière. Mais le ton ferme de la fausse lectrice était de ceux qui ne laissent pas place à la discussion. Mme Blandin redescendit donc tandis que Félicia allait avertir Hortense de se disposer à passer la journée dans sa chambre. La prétendue malade fit la grimace :

— Quel jour sommes-nous ?

— Jeudi.

— Cela fait trois jours à rester enfermée ici…

— Je crois que ce serait trop pour une simple indisposition. Gardez la chambre aujourd’hui. Cela devrait peut-être suffire à décourager notre armateur…

De nouveau Félicia se trompait. Une heure plus tard, Mme Blandin, son sourire revenu, apportait avec précaution un bouquet de roses et un panier de fraises de Plougastel : M. Butler souhaitait vivement que le malaise de Mrs Kennedy fût de courte durée. Il se permettrait de venir, le lendemain, prendre de ses nouvelles et voir si elle se sentait assez forte pour une promenade à la campagne ou sur la rivière…

— Nous n’en sortirons pas ! dit la fausse lectrice. Cet homme-là est tombé amoureux de vous, ma chère. Il va nous assiéger, ce qui serait bien la chose la plus déplaisante qui puisse nous arriver.

— Qu’allons-nous faire, alors ? Je vous avoue qu’en dépit du message comminatoire du colonel, je me demande si nous ne laissons pas passer une chance ?…

— Quelle chance ? Duchamp dit qu’il faut prendre garde et cela me suffit. Mais nous pouvons toujours essayer d’y voir plus clair dans cet armateur. Je propose que, demain, vous acceptiez sa proposition de promenade…

— Que nous acceptions. Vous n’avez pas l’intention de m’abandonner, j’espère ?

Pour la première fois depuis bien des jours Félicia rit de bon cœur.

— Vous abandonner ? Je n’y songe pas un seul instant. J’ai bien trop envie d’entendre ce que cet homme vous dira…

— Bien. Que choisissons-nous alors ? La promenade en mer ou la campagne ?

Un nuage passa sur les yeux de la Romaine.

— Je crois que je préfère la campagne. Je… n’ai pas envie de revoir le Taureau avant dimanche soir.

Elle allait cependant l’apercevoir. Quel que fût le côté de la rivière de Morlaix que l’on empruntât, il était impossible d’y échapper. Et quand il vint les prendre, le lendemain matin, dans une voiture découverte pour que la promenade fût plus agréable, Patrick Butler refusa farouchement de les emmener errer sur la lande dans l’arrière-pays.

— Cet estuaire est l’un des plus beaux de la côte. Il serait vraiment dommage de ne pas le découvrir dans toute son ampleur. Et puis, je vous réserve une surprise…

La route que l’on suivit en longeant le quai de Tréguier était, en effet, fort belle. La mer était haute et le temps sans un nuage. On parcourut à vive allure plus de deux lieues, sans parler d’autre chose que de la beauté de la région, de l’agrément de Morlaix et aussi de Paris que Butler regrettait de ne pas voir plus souvent. Il parla de ses voyages au-delà des mers. Il avait beaucoup vu et il évoquait les pays lointains, les Indes et les grandes îles de l’océan Indien en homme qui les avait aimés.

On atteignit ainsi un petit village de pécheurs, portant le nom du ruisseau sur lequel il était bâti, le Dourduff. Du cœur du village un chemin remontait vers la lande et gagnait un bois de pins sous lequel régnait une agréable fraîcheur.

Les arbres s’ouvrirent brusquement, comme se lève un rideau de théâtre, découvrant un immense paysage : l’échancrure bleue d’une vaste baie piquée d’îlots rocheux au milieu desquels la vieille forteresse mettait sa tache menaçante. Sur le couronnement, le soleil faisait briller le bronze des canons. Jouant jusqu’au bout son rôle de voyageuse indifférente, Félicia la désigna du bout de son ombrelle.

— Qu’est-ce que cela ? On dirait un château fort ?

— C’en est un, fit Butler après un court silence, trop court pour que l’on eût le temps de s’interroger sur sa cause. On l’appelle le château du Taureau. Il a été bâti au XVe siècle pour défendre Morlaix contre les incursions des Anglais.

— Et, à présent, à quoi sert-il ? Toujours contre les Anglais ?

Les yeux de Butler échappèrent à ceux, pleins d’innocence, d’Hortense qui cherchaient à les rencontrer.

— On en a fait une prison, dit-il brièvement. Une prison dont on ne s’évade pas.

Les mots tombèrent avec une brutalité peut-être intentionnelle.

— Je vois, dit Hortense doucement. Jadis contre les Anglais, à présent contre les Français ? De préférence ceux qui sont restés fidèles à l’Empereur ?…

Une brusque rougeur colora le teint bronzé de l’armateur.

— Je ne sais pas. A Morlaix, on ignore tout des prisonniers. Leur nombre, leur qualité et plus encore leur nom. Mais oublions tout cela ! Ce n’est pas un sujet pour une aussi belle journée. Regardez, voici ma surprise !

La voiture, un instant arrêtée, se dirigeait à présent vers une grille fermant un parc vert au milieu duquel se dressait une maison. C’était un de ces manoirs bretons qui semblent bâtis pour l’éternité. Sous le toit bas, ses murs de granit mauve devaient posséder la force nécessaire pour résister aux pires tempêtes. Il paraissait ramassé sur lui-même comme un homme qui se prépare au combat mais les accolades de pierre sculptée qui couronnaient portes et fenêtres et surtout les fleurons de ses pignons qui s’épanouissaient sur le ciel lui conféraient une grâce. Adossé contre un bouquet de pins grêles qu’il semblait protéger du vent de mer, il s’ornait de massifs d’énormes fleurs bleues qui lui donnaient l’air d’un vieux seigneur paré pour le jour de ses noces. A la grande surprise d’Hortense, ces fleurs étaient des hortensias.

— Ces fleurs poussent donc en Bretagne ? dit-elle avec un geste de la main. D’où les tenez-vous ?

— Vous voulez dire qu’elles poussent surtout en Bretagne. Ceux-ci viennent d’une forêt de Chine et il y a longtemps qu’un de nos navires les a rapportés à ma grand-mère. Bien avant, je crois, que Jean Commerson, le botaniste de Bougainville, n’en rapporte au Jardin du Roi. Est-ce que vous aimez ces fleurs ?

Un coup d’œil de Félicia rappela à temps à la filleule de la reine Hortense qu’elle était censée s’appeler Lucy.

— Beaucoup, sourit-elle. Comme tout ce qui est bleu.

De son ample robe d’indienne ceinturée d’un large ruban à ceux qui retenaient sa capeline, elle était elle-même une symphonie azurée que Butler contempla avec admiration.

— Il vous va trop bien pour que vous ne l’aimiez pas. Venez, à présent, le déjeuner nous attend…

On l’avait servi à l’abri de la maison, sous un berceau de clématites, et il se composait de crevettes et de palourdes accompagnées de beurre salé et de pain bis, d’un beau homard grillé au feu de bois, d’une compote de pigeons, d’un fromage fabriqué par les moines de l’abbaye de La Meilleraye, enfin, abondamment arrosé de sucre blanc, d’un grand farz, sorte de flan à la crème farci de raisins secs et parfumé à l’eau de fleur d’oranger. Un vin d’Aunis auquel les deux jeunes femmes firent grand honneur allégeait le tout. L’air de la mer avait tendance, ces temps derniers, à exciter leur appétit.