Il était déjà tard et les odeurs du souper avaient pris possession de la maison. Le ballet des petites servantes en coiffe blanche commençait. Quant à Mme Blandin, elle devait guetter ses pensionnaires car elle se précipita dès qu’elle les aperçut. Elle tenait une lettre à la main.

— Un valet de M. Butler a porté ce billet pour vous, madame Kennedy, fit-elle avec, dans la voix, la note révérencieuse qui donnait la juste mesure de l’estime où elle tenait l’expéditeur.

Hortense remercia puis, avec un coup d’œil à Félicia, mit la lettre dans sa poche sous le regard un peu déçu de son hôtesse. Ce fut seulement une fois revenues dans leur appartement que l’on ouvrit la lettre. C’était une simple invitation : M. Patrick Butler prie Mrs Kennedy et Mlle Romero à la soirée qu’il donne en l’honneur de la prise d’Alger par la flotte française.

Les deux jeunes femmes se regardèrent. Elles avaient encore dans les oreilles la voix furieuse de François Boucher : « Il est trop tard !… » Pourtant, si l’armateur avait pour ce silence incompréhensible une excuse valable, ne vaudrait-il pas mieux traiter avec lui ? Un bon navire à destination de l’Angleterre serait tout de même plus rassurant qu’une simple barque accostant à une grève avec tout ce qu’un voyage à travers la Bretagne comporterait de dangers pour un évadé.

— C’est de votre frère qu’il s’agit, dit Hortense. A vous de décider de ce qu’il faut faire ! Y allons-nous ?

— Le mieux serait peut-être de demander l’avis du colonel Duchamp.

Hortense griffonna en hâte un court billet à l’adresse de l’officier puis l’on chargea Timour de le porter à destination, c’est-à-dire à l’auberge du Grand Turc. Le majordome reçut la mission avec une visible satisfaction : le colonel étant un soldat lui convenait. En outre, l’enseigne de l’auberge lui plaisait. Il y voyait une sorte d’hommage rendu au maître de la Sublime Porte par des gens, arriérés sans doute, mais tout de même capables de reconnaître la grandeur là où ils la voyaient…

Quand il revint, une heure plus tard, le billet était toujours dans sa poche. M. Duchamp avait demandé sa note et quitté l’auberge.

— Eh bien, soupira Félicia, nous voilà livrées à nous-mêmes. Je suppose qu’il a voulu changer d’adresse pour ne pas trop attirer l’attention. Cela fait tout de même une grande semaine qu’il habite le Grand Turc.

— Comment ferons-nous, si nous avons quelque chose à lui dire ?

— Je suppose qu’il nous fera savoir où il est. En attendant, je crois que le mieux est d’accepter l’invitation, Cela n’engage à rien. On ne sait jamais…

— Et puis, conclut Hortense, j’avoue que je suis curieuse de voir quelle tête il a, ce Butler.

Le lendemain soir, élégamment vêtues de satin de Chine, gris pâle pour Hortense, et de faille grenat pour Félicia, des fleurs dans les cheveux – elles s’étaient coiffées mutuellement comme elles en avaient pris l’habitude depuis le départ –, les deux amies montaient l’escalier d’une des plus belles maisons du quai de Tréguier. Cet escalier de pierre grise menait à deux grandes pièces de réception, un salon et une salle à manger, déjà pleins de monde mais pas au point qu’on ne pût en admirer la richesse.

Encombrées de légers meubles en bois de rose, de lits de repos servant de canapés mais tendus de soies anciennes, de laques de Chine, de pendules en marqueterie, de glaces biseautées, de paravents aux feuilles précieuses et de porcelaines de la Compagnie des Indes, les deux pièces étaient tapissées de verdures des Flandres représentant les amours de Jupiter et de portraits de famille au milieu desquels trônait celui du maître actuel de la maison, en grand manteau rouge. Un rouge qui faisait flamboyer davantage encore les cheveux couleur de carotte. Et Hortense resta un instant médusée devant l’image de l’insolent personnage dont la rencontre, par deux fois, l’avait irritée.

Regrettant d’être venue, elle posait la main sur le bras de Félicia pour amorcer avec elle un mouvement de retraite mais déjà l’original du portrait avait remarqué les deux femmes et accourait. Le salut qu’il leur adressa fut un chef-d’œuvre de courtoise amabilité.

— Quelle joie d’accueillir dans mon étroite demeure des dames de votre qualité, mesdames ! fit-il d’une voix qui avait l’éclat sonore du bronze. J’osais à peine espérer que vous accepteriez l’invitation d’un inconnu mais, en ce jour de fête, les fidèles sujets de Sa Majesté le Roi ne se doivent-ils pas de se réjouir ensemble ?

— Sans doute, monsieur, et nous vous remercions de votre accueil car enfin, si vous nous êtes inconnu, nous le sommes aussi pour vous, et j’ajoute, au risque de vous déplaire, que je ne suis pas sujette du roi de France !

Oh, la joie de pouvoir prononcer ces mots-là pour une femme dont le cœur était en révolte totale avec son souverain ! Hortense découvrait, en cet instant, le bonheur de jouer un rôle – et de le jouer bien –, d’être une autre sans cesser d’être elle-même.

— Je sais ! Vous êtes Irlandaise comme le furent mes ancêtres et comme je le suis toujours de cœur ! Vous voyez bien, madame, que, de toute façon, nous nous retrouvons toujours du même côté ! Me permettez-vous de vous conduire, ainsi que votre compagne, jusqu’à la salle à manger ? J’aimerais vous y offrir un rafraîchissement ou une tasse de café.

Il arrondissait un bras qu’il eût été grossier de refuser. Pourtant ce ne fut pas sans une imperceptible hésitation qu’Hortense posa sa main sur la manche de fin drap bleu-gris car, décidément, Butler avait, en la regardant, un air qui ne lui plaisait guère : celui-là même d’un homme qui semble sûr de remporter à brève échéance une éclatante victoire. Mais le vin était tiré, il fallait le boire. A condition, bien entendu, qu’on se limitât à une tasse de café…

Au bras de l’armateur et suivie de Félicia, elle traversa les groupes, surtout masculins, qui encombraient le vaste salon. Ce faisant, elle remarqua au passage les uniformes de trois officiers de marine qui devaient appartenir à la Junon. Au milieu d’autres hommes qui devaient être des notables morlaisiens, ils attiraient l’attention. Quelques femmes occupaient les chaises et les fauteuils mais en quantité si réduite, comparativement au nombre de leurs compagnons, qu’elles en devenaient insignifiantes.

— Avant d’accepter quelque chose de vous, monsieur, dit-elle comme on atteignait la salle à manger, gardée par la traditionnelle fontaine de faïence ancienne où l’on se lavait les mains avant les repas, j’aimerais rencontrer Mme Butler. Ce serait, il me semble, simple politesse ?

— Sans doute. S’il y avait une madame Butler. Mais je suis un ancien coureur des mers, madame, et un célibataire impénitent. Le monde, voyez-vous, contient trop de jolies femmes. J’ai toujours été incapable de fixer mon choix…

Décidément, la modestie n’était pas la vertu dominante de cet homme, trop sûr sans doute de sa force et de sa fortune.

— En admettant, corrigea Hortense doucement, que le choix eût été uniquement de votre côté ?

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il n’est pas certain que toutes les jolies femmes qui sont au monde eussent été disposées à vous accepter.

Ils étaient arrivés devant une vaste table nappée de lin brodé où étaient servis café, sirop d’orgeat et liqueurs. Et comme Hortense avait lâché le bras de Patrick Butler, elle se retrouva en face de lui, sous le poids d’un regard dont le vert avait soudain viré au gris. Avait-elle donc froissé sa vanité ? Au frémissement de ses narines, au pli de sa bouche, elle devina qu’il était sur le point de se mettre en colère.

— Quand on veut une femme… quand on la veut vraiment, on y parvient toujours, laissa-t-il tomber. C’est une question de temps, de patience, d’habileté… parfois d’argent et rien de plus !

Les yeux dorés d’Hortense se chargèrent d’un immense dédain que l’arc de ses lèvres accusa encore :

— Vous avez des femmes une pauvre opinion, monsieur Butler. Tout compte fait, je ne crois pas que j’accepterai de boire quelque chose ici. En fait… je regrette d’être venue ! Venez, ma chère, ajouta-t-elle à l’adresse de Félicia. Et, tournant franchement le dos à l’armateur, elle se disposait à regagner le salon mais déjà il la retenait.

— Non ! Ne partez pas !

Elle se retourna, le regarda. Il s’imposait visiblement un effort. Cela se voyait à la sueur qui marquait ses tempes, au léger tremblement de ses lèvres.

— Pardonnez-moi ! articulait-il. Je… je ne supporte pas que l’on me tienne tête.

— Nul ne songe ici à vous tenir tête. Et je vous laisse d’autant plus volontiers la place qu’elle est vôtre et que vous êtes chez vous !

— Ne m’obligez pas à vous prier. N’avons-nous pas à… parler ensemble ?

— Je ne vois pas de quoi nous pourrions parler. Mais… en admettant que ce soit le cas, l’endroit me semblerait mal choisi au milieu d’une foule.

Il eut un geste de parfait mépris.

— Ces ivrognes ?… Ils ne s’intéressent qu’à la quantité des liqueurs qu’ils peuvent ingurgiter.

C’était vrai. Autour d’eux on buvait ferme et personne ne se préoccupait d’eux. Le duel avait été feutré et, de toute façon, n’avait attiré l’attention de personne. La voix de Butler se fit suppliante.

— Acceptez au moins une tasse de café… ne fût-ce que pour marquer que vous ne m’en voulez pas. Par grâce, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant vers Félicia qui, muette, avait assisté à la scène sans s’y mêler, aidez-moi à convaincre madame…

— Ce n’est pas à moi de le faire, dit Félicia vertueusement. Mais bien à vous, monsieur. Ne vous étonnez pas d’ailleurs des réactions de Mrs Kennedy. Faut-il vous rappeler qu’elle est Irlandaise et…