— Quelle fête ? demanda François Boucher.

— Celle qu’ils voudraient faire dimanche pour fêter la victoire. Parait que, sous Alger, l’amiral Duperré et je ne sais plus quel général ont fichu une pâtée aux Barbaresques. On a su tout à l’heure qu’ils avaient pris la ville. Ça se fête, un coup pareil ! Depuis l’Tondu, on sait plus très bien c’que c’est qu’ la victoire chez nous. Bien sûr y aura du rhum mais si j’pouvais trouver du vin comme ça et qui soit pas trop cher…

Hortense saisit la balle au bond après avoir échangé avec Boucher un coup d’œil.

— Vous aurez votre vin, monsieur Gallec. C’est moi qui vais l’offrir à ces vaillants soldats ! On va aller vous chercher…

— … ça pour… disons vendredi ? compléta Boucher. Mais à condition que vous gardiez pour vous tout l’honneur de la trouvaille.

— Vous voulez pas que j’dise au gars qu’c’est une belle dame qui leur offre ça ?…

— Mrs Kennedy n’aime pas qu’on la mette en avant, dit Félicia. Vous la gêneriez en parlant d’elle…

Épanoui soudain à la pensée de la magnifique affaire qui s’offrait à lui, le bonhomme se releva en secouant les aiguilles de pin qui s’attachaient à son tricot.

— Merci bien, m’dame ! Alors, c’est dit ? J’aurai ça vendredi ? Bien sûr ?

— Je vous l’apporterai moi-même si ces dames veulent bien me permettre de m’en charger, dit Boucher…

— Bon. Ben, maintenant faut que j’y aille. Au fait, vous vouliez m’voir, m’sieur l’notaire. C’est-y qu’ vous auriez des bonnes nouvelles de votre héritage ?

— Pas si vite. J’avais seulement une question : est-ce que votre grand-mère était bien une Kermeur ?

— Une Kermeur ? Pour sûr ! Et des plus vraies.

— Parfait. Mais comme on trouve beaucoup de Kermeur par ici il va falloir encore un peu de temps. Néanmoins soyez sans crainte, je suis votre affaire de près…

Le gardien remit son bonnet crasseux qu’il toucha du doigt poliment puis redescendit vers son bateau. Les trois jeunes gens le regardèrent s’embarquer et s’éloigner.

— Dieu est avec nous, souffla Boucher. Moi qui cherchais un moyen de lui faire porter du vin à la garnison ! La prise d’Alger ! Voilà que le Roi nous aide. Mesdames, votre serviteur va m’accompagner à votre voiture pour me remettre le vin. J’espère que vous en avez pris suffisamment.

— Quinze bouteilles, dit Félicia. Moins celles-ci, cela fait treize. Mais puis-je vous rappeler que nous n’avons toujours pas de bateau ? ajouta-t-elle en s’installant devant le chevalet, comment comptez-vous vous y prendre en ce cas ?

— Autrement ! gronda le jeune homme. Ce maudit armateur peut aller au diable ! Jean Ledru a réussi à se faire embaucher par un patron-pêcheur de Carantec dont le matelot vient d’avoir un ennui… auquel d’ailleurs Ledru n’est pas étranger. Le bateau de cet homme est petit mais solide.

— Si c’est pour aller en Angleterre, dit Félicia, il faudrait que ce soit un sacré marin, votre Ledru.

— Il l’est. C’est un ancien de Surcouf. Mais il faut tout de même renoncer à l’Angleterre. Ledru déposera votre frère sur l’une des grèves où vous le prendrez dans votre voiture. De là vous l’emmènerez jusqu’à Nantes où, avec de l’argent, vous n’aurez aucune peine à trouver un bateau pour quitter la France. Quant à ce Butler, je saurai quoi en dire à Rouen l’aîné…

Il s’interrompit. Porté sur la mer le son d’une cloche venait de se faire entendre suivi de l’écho de commandements militaires. Félicia qui commençait à esquisser vaguement regarda sa montre :

— Quatre heures. Croyez-vous que ce soit… ?

— L’heure de la promenade. C’est le moment d’avoir du courage mais vous pouvez penser que la délivrance est proche.

Derrière son carton, la Romaine, superstitieuse, se signa rapidement. Puis sa main descendit doucement vers le sac posé à ses pieds et en tira une lorgnette de théâtre habillée de nacre et d’argent. Là-bas, sur la plate-forme, les sentinelles venaient de se figer. Il s’écoula encore un laps de temps puis, deux hommes apparurent à quelques secondes d’intervalle l’un de l’autre précédés et suivis chacun d’un soldat sabre au clair. Le bruit de leurs chaînes tintait sur les dalles de pierre tandis qu’ils entamaient une lente promenade qui, en face de cet admirable paysage évoquant toutes les joies de la liberté, devait constituer une torture supplémentaire. A quelques encablures du château, un petit chasse-marée filait grand largue, ses voiles rouges joyeusement gonflées dans le soleil.

Sur leur pointe, les trois jeunes gens les dévoraient des yeux :

— Ils ne sont que deux ?… murmura Félicia la voix déjà plaintive. Mais déjà Boucher avait saisi la lorgnette qu’elle hésitait à porter à ses yeux. Les gestes si paisibles du jeune homme devenaient nerveux.

— Orsini n’y est pas ! gronda-t-il entre ses dents.

— Mon Dieu ! Vous pensez qu’il est…

— Non. N’imaginez pas le pire. Quand un prisonnier meurt au château, le canon tonne comme pour une évasion.

— C’en est une…, dit Hortense.

— Peut-être… Or, je peux vous certifier que le canon ne s’est pas fait entendre depuis que je l’ai aperçu avec les autres prisonniers. Le prince Orsini doit être réellement malade. Trop en tout cas pour se lever. Il faut que nous puissions y aller voir, et vite ! Et l’enlever, mon Dieu, surtout l’enlever !

— Comment ferez-vous, dit Félicia, s’il est trop malade pour s’aider lui-même ? Comment ferez-vous passer un poids inerte d’une casemate au bas des murs du château ?

— Nous avons déjà prévu cela, rassurez-vous, madame. Surtout si votre serviteur peut nous donner un coup de main. Il doit être d’une force herculéenne.

— Je suis ! approuva Timour qui venait de reparaître pour reprendre le panier de pique-nique et le rapporter à la voiture.

Il laissa passer un temps puis ajouta :

— J’irai !…

— Alors, écoutez-moi.

Boucher s’agenouilla pour aider les deux femmes à remettre dans le panier les reliefs du repas, le plus lentement possible, et expliqua à voix basse le plan d’évasion : le dimanche soir, quand on pourrait être à peu près sûr que la drogue aurait produit son effet, la barque du pêcheur de Ledru toucherait la grève du Kelenn pour embarquer Duchamp, Boucher et Timour qui s’en iraient prendre pied sur le rocher du château. De là, Ledru, habitué de longue date à ce genre d’exercice lancerait au moyen d’un grappin une corde sur un endroit où le large muret de la plate-forme était ébréché puis il escaladerait la muraille, assurerait la corde et aiderait les autres à monter.

— Grâce à Dieu et au père Gallec, nous savons où est le prisonnier donc pas de temps perdu à le chercher. Une fois revenus sur la plate-forme, nous n’aurons guère de peine à le descendre dans la barque et nous reviendrons au Kelenn où vous nous attendrez. La voiture y sera cachée et vous aussi pour ne pas attirer l’attention car il y a parfois des rondes de douaniers…

Il se redressa en brossant de la main son pantalon.

— A présent, mesdames, je vais avoir le regret de vous quitter en vous remerciant encore de l’agréable déjeuner et du délicieux moment…

Mais Hortense avait encore quelque chose à dire :

— Et si Butler se manifeste enfin ? Que faisons-nous ?

— Rien ! Il est trop tard ! Nous ne pouvons plus lui faire confiance… A présent, adieu !

Il salua, remit son chapeau et remonta dans le bois en reprenant la chanson qu’il chantait tout à l’heure Le Corsaire le Grand Coureur…

Timour le suivit à quelque distance. Les deux jeunes femmes s’attardèrent encore un peu : l’une dessinant, l’autre cueillant par contenance un bouquet d’immortelles et d’herbes folles. Il était important, en dépit de l’angoisse qui les tenaillait, de continuer à donner le spectacle insouciant d’une partie de campagne. Elles s’imposèrent cet effort pendant une bonne heure et les prisonniers avaient regagné leurs geôles depuis longtemps quand, enfin, elles plièrent bagages. La pointe boisée retrouva son silence troublé seulement par le cri des oiseaux de mer. Le bateau aux voiles rouges semblait voler dans le soleil en direction de Primel…

On rentra à Morlaix en silence. En elles-mêmes, les deux compagnes supputaient les chances de réussite de la folle aventure. Cette réussite reposait sur une chance si mince ! Qu’un ou deux soldats ne boivent pas de vin ou que certains fussent punis et tout risquait d’avorter. Bien sûr, Duchamp et ses hommes seraient tous armés et étaient prêts à se battre pour arracher Gianfranco Orsini à son injuste prison mais l’idée qu’ils pussent trouver la mort ou être seulement blessés était angoissante. Comment alors réussiraient-ils à descendre un malade, peut-être difficilement transportable ?

Quand elles arrivèrent sur le port, une certaine agitation y régnait. La Junon arborait le grand pavois. Soldats et marins avaient revêtu leurs meilleurs uniformes et les cloches sonnaient à toute volée. Demain, à la cathédrale, on chanterait un Te Deum en l’honneur de la victoire d’Alger. Le crieur public annonçait qu’il y aurait, le jour suivant, réception des notables et bal à l’hôtel de ville. Aussi, les gens avaient-ils cet air riant de ceux à qui l’on promet des réjouissances.

Attirées par toute cette gaieté, Hortense et Félicia regardaient, penchées aux portières de leur voiture quand soudain, au milieu de la foule, Hortense reconnut le visage de l’homme roux qu’elles avaient rencontré la veille à la promenade. Il fixait attentivement la voiture et, quand ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune femme, il sourit d’un large sourire triomphant qui la fit rougir et l’exaspéra. Furieuse, sans bien savoir pourquoi au fond, elle se renfonça dans les coussins et n’en bougea plus jusqu’à l’arrivée à l’hôtel.