LE PRISONNIER DU TAUREAU

Comprenant que le nouveau venu était l’un des compagnons du colonel Duchamp, Hortense entra aussitôt dans le jeu. Forçant un peu sa voix et la chargeant de ce léger accent britannique qu’elle prenait à présent avec une grande facilité, elle se présenta comme étant Mrs Lucy Kennedy, de Paris, voyageant à travers la France pour son plaisir.

— Et voici Mlle Romero, ma lectrice, qui est aussi une artiste, ajouta-t-elle en désignant le chevalet. Vous ne nous avez pas effrayées le moins du monde mais votre apparition était un peu inattendue. Voyagez-vous aussi pour vous distraire ?

— Non, hélas. Je suis ici pour affaire. Je recherche les héritiers d’un homme mort à l’île Bourbon. Et je me rendais chez le gardien du phare que vous voyez là.

— Vous pensez que c’est lui l’héritier ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. C’est une affaire tellement embrouillée. Mais, je vous en prie, poursuivez votre repas. Je m’en voudrais de vous déranger.

— Pouvons-nous vous offrir de le partager ? dit à son tour Félicia. Quand on est égaré au bout de la terre, on se doit aide et assistance…

— Ma foi, j’accepte volontiers cette gracieuse invitation…

Jetant son chapeau à quelques pas, il s’assit entre les deux femmes de manière à tourner le dos à l’île et au château. Près du phare, l’homme aux bras croisés était toujours à la même place.

— Je crois, dit-il en baissant la voix de plusieurs tons, que nous pouvons à présent nous entretenir rapidement de nos affaires. Mais si vous voyez bouger l’homme du phare, prévenez-moi, il va certainement venir voir ici ce qui se passe…

— C’est pour lui, cette petite comédie que nous venons de jouer ?…

— Et fort bien. Pour lui et pour les gens de la forteresse, les voix portent sur la mer et, certainement, au Taureau, nul n’ignore plus rien de notre rencontre fortuite. Si l’on veut se cacher, le mieux est de s’étaler largement, au grand jour et même de se faire remarquer…

En quelques coups de dents, Boucher fit disparaître deux pâtés et la moitié d’un poulet. Il mangeait en homme affamé qui sait le prix d’un bon repas.

— Ce pays est misérable. Et l’on y mange fort mal. La seule vue d’une galette de blé noir me coupe l’appétit… Et ce vin est excellent… ajouta-t-il en élevant à nouveau la voix.

— C’était pour vous ? fit Félicia en riant…

— Pas uniquement. Vous comprendrez certainement mieux tout à l’heure. Mais où en êtes-vous à Morlaix. Le bateau ?…

— Nous en sommes loin. Nous n’avons même aucune nouvelle de l’armateur Butler. On doit s’illusionner à Paris sur l’attrait d’une dame irlandaise…

L’aimable visage du jeune homme s’assombrit.

— C’est mauvais cela. Il faudrait pourtant faire vite : la nouvelle lune a lieu le 14 et nous sommes le 9 juillet. Or il nous faut une nuit absolument sans lune.

— Pensiez-vous aller si vite ? s’étonna Félicia qui ajouta très haut : Reprenez donc de ce poulet, cher monsieur, et un peu de vin aussi…

— Très volontiers. Le tout est délicieux… Oui. Il faut aller vite. On a besoin de nous à Paris mais ce n’est pas cela le plus important. Nous avons appris que le prisonnier qui nous intéresse est malade…

— Malade ?… Gravement ?

La voix de Félicia se fêlait. Un coup d’œil de Boucher l’avertit de prendre garde.

— On ne sait pas. Deux fois par jour, on promène les prisonniers sur la plate-forme. Or, depuis quarante-huit heures, on ne le promène plus qu’au soleil de l’après-midi. Et deux soldats le soutiennent…

— A quelle heure, cette promenade ?

— A quatre heures. Si vous attendez un peu vous pourrez l’apercevoir peut-être…

— J’ai une lorgnette dans mon sac, dit Félicia dont le cœur battait à présent la chamade.

— Je ne vous conseille pas de vous en servir, sauf si vous êtes certaine de ne pas être vue…

Il allait continuer mais Hortense posa vivement sa main sur son bras. Dans la petite île, le gardien non seulement bougeait mais se dirigeait vers une barque amarrée à quelques pas de la maison au toit de pierre. Prévenu, Boucher murmura :

— J’étais sûr qu’il allait venir. D’abord, il est curieux comme une vieille fille et méfiant comme un chat. Ensuite, le mot vin exerce sur lui une sorte de fascination. Il n’a pas souvent l’occasion d’en boire par ici où il est cher. Aussi quand, par hasard, il réussit à s’en procurer à la faveur d’un naufrage ou quand passe un trafiquant, il en boit certes mais il le revend surtout, encore plus cher à la garnison du château où l’on ne boit que du cidre et du rhum les jours de fête.

— Où voulez-vous en venir ? dit Hortense.

— A ceci. Imaginez que certain soir… un soir sans lune le bonhomme livre aux soldats quelques bouteilles de vin drogué. Des bouteilles qui ne lui auraient rien coûté car il est avare…

La voix de Boucher n’était plus qu’un murmure mais il l’enfla très vite pour une description dithyrambique du paysage dont la sublime beauté avait tout pour tenter le pinceau d’un peintre. Félicia fit chorus mais sur le ton de la modestie ; son talent n’était pas grand, elle peignait pour son plaisir… Le gardien d’ailleurs arrivait.

C’était un homme sans âge dont les longs cheveux gris et raides tombaient de chaque côté d’un bonnet de matelot qui avait connu des jours meilleurs. Un tricot rayé, fort sale, et un large pantalon de grosse toile d’où sortaient ses pieds nus complétaient son accoutrement. Sa figure offrait plus de rides que de dents et n’était pas bien aimable mais, en arrivant auprès des jeunes gens, il l’arma d’une sorte de sourire et ôta son bonnet.

— Bien l’bonjour à la compagnie ! déclara-t-il. Alors comme ça vous avez trouvé des connaissances m’sieur l’notaire ?

— Connaissances, c’est beaucoup dire. En venant vous voir, père Gallec, j’ai rencontré ces dames qui s’installaient pour déjeuner sur l’herbe.

— Drôle d’idée ! C’est pas un endroit pour des dames, ici !

— No ? fit Hortense en toute innocence. Ce vieux château est cependant tellement… romantique ?

Le gardien qui avait dû, dans son beau temps, faire le coup de feu durant les guerres du Blocus continental, lui jeta un regard noir et cracha par terre sans plus de cérémonie.

— Une English, hein ? Pouah !…

— Mais non, père Gallec, intervint Boucher. Madame est Irlandaise. Ce n’est pas du tout la même chose, vous le savez bien. Et vous pouvez, sans crainte de vous déshonorer, accepter de boire un verre avec nous ?

— Boire ?

L’œil du bonhomme qu’il tenait obstinément fixé sur la bouteille venait de s’allumer comme devait, à la tombée de la nuit, s’allumer sa lanterne. Hortense emplit un verre et le lui tendit avec un sourire engageant. Bien inutile d’ailleurs. Le père Gallec avait déjà empoigné le verre et l’avalait d’un coup, la tête rejetée en arrière et les yeux au ciel. Puis il claqua de la langue.

— L’est fameux !

— Un autre ?

Le second disparut aussi vite que le premier. Un troisième suivit. A présent, le gardien de phare considérait les deux femmes d’un œil beaucoup plus bénin. Et même avec une sorte de tendresse. Félicia voulut en profiter.

— Pourquoi dites-vous que cet endroit n’est pas pour nous ? demanda-t-elle avec une parfaite naïveté. C’est très joli…

— Joli ? Vous l’trouvez joli, vous, c’château ? On voit bien que vous l’habitez pas ? Vous avez pas vu les soldats ? C’t’une prison… et une fameuse, allez ! On est pas frais quand on en sort… si on en sort !

Dès lors, il parla d’abondance, avec cette espèce de fierté qu’éprouvent les âmes simples quand elles approchent les grandes tragédies. Ce château que, dans la nuit, sa lanterne éclairait de ses feux jaunes, il était un peu sa propriété. Il en était fier comme s’il lui appartenait… Une ou deux rasades de plus et le bonhomme, tout à fait en confiance, confortablement installé sur un bout de rocher apprenait à ses auditeurs tout ce qu’ils voulaient savoir…

Il n’y avait bien que trois prisonniers. Deux étaient d’anciens soldats de l’Empereur coupables d’avoir crié des insultes sur le passage du Roi. Quant au troisième on en savait peu de chose sinon qu’il était étranger et extrêmement dangereux. Il logeait dans la casemate-cachot, située sous le vestibule. C’était une assez grande pièce qui avait la forme d’un cylindre coupé dans sa longueur et qui ne prenait le jour et l’air, que par une ouverture donnant sur le fond de la cour centrale. Cette cour centrale était elle-même un long boyau de sept mètres de profondeur, une faille dans ce massif de granit où le soleil ne pénétrait jamais…

Le cœur d’Hortense se serra. Le jeune Orsini, ce fils de l’Italie ensoleillée, croupissant au fond de cette gorge obscure ! On le disait malade mais il était déjà étonnant qu’il eût supporté pareil régime pendant plus de deux ans. Dans quel état allait-on le trouver si l’on parvenait jusqu’à lui ?… Auprès d’elle, la jeune femme voyait blanchir les jointures des mains de Félicia. Ses pensées devaient suivre le même chemin mais en plus cruel encore…

On apprit enfin qu’une vingtaine de soldats du régiment de ligne stationné à Morlaix assuraient la garde des prisonniers. C’étaient tous des hommes triés sur le volet mais aussi de nouvelles recrues n’ayant jamais connu l’exaltation des guerres de l’Empire et qui souhaitaient faire leur chemin dans l’armée royale. Autrement dit à peu près incorruptibles…

— Notez, conclut le père Gallec, que la vie n’est guère plus rose pour eux que pour les prisonniers. Ils sont à la dure eux aussi, pauvres gars ! Alors quand j’peux leur trouver quelque chose d’un peu bon à s’mettre dans l’gosier, ça me fait chaud au cœur… Ah ! si j’pouvais leur trouver du vin comme celui-là pour leur petite fête !