D’ailleurs elle se sentait gagnée par l’impatience qui rongeait son amie et, rentrée dans sa chambre, il lui fut impossible de trouver le repos. Tard dans la nuit, elle resta accoudée à son balcon regardant flamber le grand feu allumé sur la plus haute colline, à l’emplacement où s’élevait jadis le château féodal dont il ne restait presque rien. L’écho des chants et des danses venait jusqu’à elle comme, à la dernière Saint-Jean, ils étaient venus jusqu’à un couple enlacé dans l’herbe odorante. A cette minute, il n’était plus possible de repousser le souvenir tendre et brûlant de Jean et de leurs amours au pays des loups… Cela rendait plus cruel encore l’isolement présent. Qui aurait imaginé qu’elle serait aujourd’hui dans cette ville du bout de la terre, attendant l’heure de s’engager dans une aventure désagréable et très certainement dangereuse ? Elle avait demandé, sans réfléchir, à accompagner Félicia parce que l’heure était pressante et parce qu’elle craignait de voir se refermer sur elle le piège tendu par ses ennemis. Mais elle découvrait qu’un ami pouvait aussi tendre des collets et que ceux-là étaient pires puisqu’ils lui faisaient risquer son honneur et sa pudeur de femme…

Dans la chambre voisine dont la porte était restée ouverte, elle entendait Félicia aller et venir, incapable elle aussi de trouver le sommeil. En même temps l’odeur de tabac envahissait sa chambre.

La nuit était avancée quand Hortense quitta son balcon. Là-haut, les feux n’étaient plus que braises et les chants s’apaisaient graduellement. Les danses cessaient et la solitaire imagina les couples, quittant le cercle de feu pour gagner l’obscurité tendre des arbres et des fourrés. C’était une nuit magique, celle où, selon les Anciens, le soleil renaissait, celle des herbes guérisseuses et des enchantements. La plus belle nuit de l’année. Une nuit pour la jeunesse et pour l’amour. Hortense, elle, se sentait curieusement vieille et amputée.

Passant devant la porte de Félicia, elle vit briller le point lumineux d’un cigare allumé et entra :

— Vous vous faites du mal, mon amie, dit-elle doucement, il faut dormir.

— Je ne peux pas.

— Essayez quand même. Si vous usez vos nuits dans l’angoisse et l’insomnie, vous perdrez vos forces. Et Dieu sait si nous en avons besoin !…

— Je vous ferai remarquer, Hortense, que vous aussi êtes encore debout. Mais, après tout, vous avez raison. Essayons de dormir.

Ce fut plus facile qu’elles ne le pensaient et toutes deux finirent par plonger dans un sommeil si profond qu’au lieu de se lever à l’aube comme elles en avaient eu l’intention, elles ne s’éveillèrent qu’assez tard. Il leur restait tout juste le temps de faire leur toilette avant d’aller déjeuner.

Ce déjeuner leur fit du bien. D’abord, elles mouraient de faim. Ensuite, le repas était délicieux. Elles firent un sort aux coquillages et aux crabes cuits dans les algues qu’on leur servit avec du pain bis et du beurre salé. Une pile de crêpes chaudes arrosées de miel acheva de leur rendre courage et optimisme mais faillit bien les renvoyer dans leurs lits pour y faire la sieste. Hortense se sentait les paupières lourdes mais Félicia tenait à sa promenade en mer et, après une dernière tasse de café, elles allèrent chercher leurs chapeaux, leurs gants et leurs écharpes pour descendre au port.

Il creusait jusqu’aux portes de la ville ancienne un long ruban d’eau grise que la marée avait rétréci. Deux quais le bordaient : le quai de Tréguier qui s’achevait par une belle promenade ombragée et le quai de Léon qui menait à la manufacture des Tabacs et, plus loin, à un marais salant. Sur l’un comme sur l’autre, l’activité régnait. Un navire normand déchargeait des pierres à chaux tandis que, sortis d’une grosse flûte hollandaise, des tonneaux de bière et des sacs de graines de lin étaient roulés à terre et mis en tas. La douane était au travail auprès de la Manufacture et surveillait le chargement d’un bateau danois. Il y avait aussi, attendant d’être embarqués, des fûts de graisse, des rouleaux de papier, des tas de pierres. Mais ce qui retenait surtout l’attention, c’était la Junon qui avait repris sa place dans la rivière, silencieuse, menaçante. Son ombre semblait peser sur tous les gens qui travaillaient là.

Après avoir erré un moment à la recherche d’un bateau qui convienne, Félicia finit par s’adresser à un vieil homme qui, la pipe coincée dans la bouche, regardait, assis sur un rouleau de cordages, débarquer les fûts de bière.

— Où peut-on trouver un bateau pour faire une promenade ? demanda-t-elle en glissant une pièce dans la main, vite ouverte du bonhomme. Celui-ci regarda la pièce puis Félicia et finalement étira ses lèvres en une grimace qui pouvait passer pour un sourire.

— Y vois pas bien où c’est que vous pourriez trouver ça, ma belle dame. On fait guère de promenades par ici. Et les pêcheurs sont en mer, à c’t’ heure. Y reviendront avec la marée…

— Et elle revient quand la marée ?

— Dame ! A la nuit. De toute façon, j’crois pas que vous trouveriez quelqu’un pour vous emmener.

— Pourquoi donc ?

— Parce que pour sortir du port, marée ou pas, faut d’mander la permission à celui-là ! Et il la donne pas facilement.

Du bout de sa pipe, il désignait la Junon qui, ses voiles biens serrées, semblait sommeiller au soleil comme un gros chat faussement paisible.

— Vous voulez dire que personne ne sort du port sans l’autorisation de ce navire de guerre ?

— C’est ça tout juste. Maintenant, si ça vous chante, vous pouvez toujours demander au capitaine du Vigier qui commande là-haut de quel œil il verrait cette promenade. Mais ça m’étonnerait qu’il soit d’accord : c’est pas un coin à promenades par ici. Notez qu’on est galant dans la Marine et qu’il vous invitera peut-être à visiter sa frégate ? C’est intéressant aussi…

— Je ne tiens pas à le déranger. Mais enfin, pourquoi cette sévérité, ces précautions ?…

— Faut comprendre ! Pas loin d’ici, juste à l’entrée de la rivière y a une prison d’État. Le fort du Taureau qu’il s’appelle. Et dedans, bien sûr, il y a des prisonniers et pas des faciles. Paraît même que c’est des dangereux. Alors la Junon, elle est là pour surveiller parce que le Roi, il a pas envie qu’on fausse compagnie à ses geôliers… Y vous ai pas servi à grand-chose, hein ? Alors, vaudrait peut-être mieux que j’vous rende ça…

Un peu à regret tout de même il tendit la pièce que Félicia refusa :

— Vous nous avez au moins appris quelque chose. Merci, mon brave homme…

Elles s’éloignèrent sous les remerciements du vieux.

— Il ne nous a rien appris du tout, soupira Hortense. Il n’y a plus qu’à attendre demain. A moins que nous n’ayons ce soir des nouvelles de ce M. Butler. Lui doit avoir toutes les autorisations qu’il veut.

A son tour, Félicia, du bout de son ombrelle, désigna la silhouette noire et blanche de la frégate sur le pont de laquelle on pouvait voir une sentinelle aller et venir l’arme à l’épaule.

— Il aurait déjà dû se manifester. Je me demande si Buchez a frappé à la bonne porte. Il y a beaucoup de canons sur ce bateau, et un armateur ne doit pas avoir très envie de s’y frotter. J’ai peur que nous n’y arrivions jamais !

— Ne désespérez pas si vite ! Songez que nous ne sommes ici que depuis vingt-quatre heures et nous n’avons encore rien fait. Il faut apprendre à connaître le pays, voir comment les choses s’y passent. Demain, comme le colonel Duchamp nous y a invitées, nous irons reconnaître le Taureau de la côte. Si ce n’est pas possible à Morlaix nous chercherons un bateau ailleurs. Quant à ce Butler, s’il a peur nous nous en passerons. Mais je vous supplie de vous calmer. Vous n’avez pas du tout la mine de quelqu’un qui vient ici pour son plaisir…

— Vous avez raison. Je crois que je suis en train de devenir folle. Tenez, allons un peu marcher sous ces beaux arbres. Il fait très chaud sur ce port. Leur fraîcheur nous fera du bien.

Elles se promenèrent lentement, longuement sous les ombrages de la promenade qui escaladait le coteau. L’endroit était tranquille parce qu’il était encore tôt dans l’après-midi. Il n’y avait personne et ce fut seulement quand elles revinrent vers la ville qu’elles aperçurent quelqu’un. Assis sur un banc, un homme contemplait le mouvement du port. Il avait posé auprès de lui, pour avoir moins chaud, son grand chapeau noir et montrait une épaisse chevelure rousse et légèrement en désordre. Mais seul le chapeau avait quelque chose de rustique. Pour le reste, l’homme était vêtu, en bourgeois riche, d’une redingote grise ouverte sur un gilet noir brodé de vert et sur un pantalon bleu foncé.

Au bruit des pas, il tourna la tête vers les deux femmes et les regarda passer. Il avait un visage aux traits forts, profondément burinés avec au coin de la bouche un pli d’obstination. Les yeux, verts comme de jeunes pousses, dévisagèrent les deux femmes avec une insolence qui déplut à Hortense.

— Pressons le pas, souffla-t-elle. Cet homme a une façon de nous regarder qui ne me plaît pas !

— N’y prêtez pas attention. Les distractions doivent être rares par ici. On nous prend peut-être pour ce que nous ne sommes pas ! De toute façon, c’est sans importance…

A l’hôtel, Mme Blandin leur remit un billet qu’un gamin avait apporté. Il ne contenait que peu de mots, soulignés d’un D majuscule : « Il serait bon, écrivait Duchamp, que vous emportiez de quoi déjeuner sur place. N’oubliez pas le vin – plusieurs bouteilles s’il vous plaît. Cela peut être important. » Un petit plan indiquant la route à suivre était joint à cette étrange missive qui ne laissa pas d’étonner les deux femmes.

— Demander à notre hôtesse de nous préparer un panier pour déjeuner sur l’herbe passe encore, soupira Hortense. Mais du vin ? Et plusieurs bouteilles encore, cela me paraît difficile. Ici nous ne buvons que du lait et du café. De quoi aurons-nous l’air ?