Tous deux s’entendaient bien, ce qui n’était pas toujours le cas avec Timour. Le Turc avait un peu trop tendance à traiter la camériste du haut de sa majesté masculine, ce que la Romaine supportait fort mal. D’où des brouilles fréquentes. D’autre part, en digne descendant des cavaliers Seldjoukides, Timour aimait les chevaux et s’entendait aussi bien à les monter qu’à les conduire. Enfin, sa force exceptionnelle pouvait être d’un grand secours dans l’aventure qui commençait.

Avec une certaine gaieté d’ailleurs. L’idée de retrouver son frère remplissait Félicia d’une joie que rien ne pouvait ternir car, pour elle, la réussite de l’expédition ne faisait aucun doute. Quant à Hortense, la joie de son amie compensait le chagrin d’avoir quitté son petit Étienne. Et puis, sans elle, l’enfant serait plus en sûreté et c’était pour la jeune mère un grand réconfort. Enfin, pour ces deux jeunes femmes qui n’avaient pas vingt ans et qu’habitait, sans qu’elles en eussent peut-être conscience, un goût secret pour l’aventure, ce départ vers une terre inconnue à la recherche de péripéties héroïques avait quelque chose d’exaltant.

Les consignes données par Buchez indiquaient de ne pas se presser puisqu’elles étaient censées voyager pour leur plaisir. Au contraire, Duchamp et ses compagnons étaient partis à cheval en relayant, ce qui leur assurait une avance de trois ou quatre jours. Ainsi personne, dans la petite ville, n’associerait ces deux arrivées successives. Les deux jeunes femmes eurent donc tout le loisir de s’intéresser aux paysages traversés. Le temps était beau, le pays superbe et le voyage eût été pour l’une comme pour l’autre un temps d’agréables vacances sans la hâte mal refrénée qui habitait Félicia et la légère anxiété d’Hortense touchant la réussite de leur entreprise : arracher un prisonnier à une prison d’État n’a jamais été une tâche facile mais quand cette prison se trouve en pleine mer, cela relève de la plus folle témérité…

Enfin, descendant d’une lande où quelques arbres tordus attestaient la puissance des vents d’hiver mais où genêts et ajoncs en pleine floraison ensoleillaient la terre, la route plongea vers Morlaix, blottie au fond d’un vallon où se rejoignaient deux rivières réunies sous ses murs en un profond estuaire. Au loin, semée d’îles, encore informes à cette distance mais dont l’une devait être la forteresse, la mer, scintillante et bleutée sous le soleil de midi, étalait à l’infini une splendeur qui laissa Hortense sans voix. Jamais, jusqu’à présent, il ne lui avait été donné de contempler cette merveille contrairement à Félicia habituée depuis l’enfance aux immensités bleues de la Méditerranée.

Par une porte ancienne gardée de deux tours rondes coiffées de poivrières, on pénétra dans la ville qui mettait comme un point d’orgue au bout d’une rivière marine hérissée de mâts dont certains portaient des voiles rouges. C’était jour de fête car toutes les cloches carillonnaient et une foule extraordinairement colorée encombrait les rues étroites, rendant difficile le passage de la berline. Les costumes étaient d’une incroyable beauté. Les hommes avaient des habits noirs ouverts sur des gilets bas superbement brodés qui dégageaient de larges plastrons de lin blanc empesés et serrés dans de hautes ceintures bleues assurant la liaison avec d’amples culottes plissées et resserrées aux genoux. Des bas rouges et de grands chapeaux de feutre noir ornés de longs rubans qui pendaient derrière complétaient ces costumes étonnants.

Les femmes ressemblaient à des dames du Moyen Âge avec leurs longues robes à manches étroites, d’un bleu doux, d’un rouge éteint ou d’un noir brillant, toutes garnies de velours, sur lesquelles ressortait la splendeur de longs tabliers de satin brodé. Les coiffes « en queue de langouste » érigeaient de légers hennins de dentelle sur les chevelures bien lustrées. Mais on pouvait voir aussi des chapeaux fleuris ou empanachés, et des robes à la mode de Paris. Ce qui était peut-être moins joli…

Un air de gaieté tournait dans les ruelles portant aux narines l’odeur des crêpes et des fouasses chaudes à laquelle se mêlait par instants la senteur plus forte de la marée. Timour demanda son chemin à un homme qui, adossé à l’angle d’une maison sous la statue de bois d’un saint local, fumait béatement sa pipe. On le lui indiqua avec une grande courtoisie ; une courtoisie qu’à leur grande surprise, Hortense et Félicia devaient rencontrer chez tous ceux, quels qu’ils soient, à qui elles s’adresseraient.

L’hôtel de Bourbon, qui avait dû voir le jour au XVIIe siècle, occupait tout un côté du Pavé, la place principale de Morlaix. C’était une grande bâtisse de beau granit gris dont l’élégance contrastait avec celle, différente, des hautes maisons médiévales à toits pointus dont les deux ou trois encorbellements s’ornaient de poutres magnifiquement sculptées. Il y régnait une odeur de cire fraîche et de soupe aux choux qui rappela à Hortense la cuisine de Godivelle…

Une femme petite et ronde en belle robe de soie noire et cornette de dentelle accueillit la fausse Irlandaise et sa non moins fausse lectrice. Durant tout le voyage, Félicia avait exercé son amie à teinter ses discours d’un léger accent que celle-ci prenait à présent avec assez de facilité. Mais elle faillit bien l’oublier quand, ayant demandé à son hôtesse quelle fête l’on célébrait ce jour-là, Mme Blandin – c’était son nom – la regarda sans songer un seul instant à cacher son étonnement :

— Mais… c’est la Saint-Jean d’été, madame… Est-ce qu’en Irlande on ne la célèbre pas ?

— Si… très certainement, encore que je ne m’en souvienne pas ayant quitté le pays tout enfant. La Saint-Jean ! Mon Dieu, comment ai-je pu l’oublier…

Elle était devenue si pâle que Félicia, inquiète, s’empressa.

— Madame est très fatiguée par le voyage, dit-elle. Ne pouvez-vous nous montrer nos chambres tout de suite ?

— Que d’excuses ! Je vous retiens là et vous êtes souffrante… Venez ! Venez !…

Un instant plus tard, Mme Blandin introduisait ses clientes dans un appartement formé de deux belles chambres meublées, avec une sorte de luxe, de lits à colonnes et de ces meubles bretons – armoire et coffres – travaillés comme des bijoux. Une grande tapisserie de ce cuir estampé qui était l’une des spécialités de la ville, ornait l’un des murs et, sur une table, un bouquet de genêts faisait éclater un feu d’artifice doré. Mais Hortense ne vit pas grand-chose de tout cela. A peine entrée, elle était allée s’asseoir près de la fenêtre, luttant contre les larmes qui lui venaient. Un an ! Un an déjà !… Un an seulement…

La porte à peine refermée, Félicia se précipitait, s’agenouillait auprès de son amie :

— Qu’avez-vous, Hortense ? J’ai cru, tout à l’heure, que vous alliez vous évanouir…

La jeune femme ouvrit les yeux et s’efforça de sourire au visage inquiet de son amie.

— Ce n’est rien, ma chère… Cela va passer. On ne s’évanouit pas sous l’assaut d’un souvenir… Depuis que nous sommes lancées dans cette aventure, j’ai fini par oublier le calendrier. L’année dernière, à pareil jour, je me suis mariée…

Félicia se releva, posa un baiser rapide sur la joue où roulait une larme.

— Je comprends !… Dans ce cas, le mieux est que je vous laisse vous reposer tranquillement. Vous n’avez certainement pas envie de parler et, ce soir, je demanderai que l’on nous monte notre repas ici. La table d’hôtes ne vous tente pas, j’imagine ?… Je vous laisse à présent. Je vais faire un tour en ville pour apprendre l’air que l’on y respire.

Hortense la laissa partir, un peu déçue de cette hâte mais depuis que l’on avait quitté, ce matin, le dernier relais, Félicia ne tenait plus en place. L’inquiétude éprouvée pour son frère engendrait une impatience qu’elle avait de plus en plus de mal à maîtriser. A cette heure, elle n’avait que faire des souvenirs d’une amie. Et d’ailleurs Hortense ne souhaitait pas les lui faire partager.

Restée seule, elle laissa les images de naguère l’envahir. Elle se revit, mariée de satin blanc, de dentelles et de fleurs, quittant Combert pour rentrer à Lauzargues au milieu d’un pays en fête. C’était la Saint-Jean et ses noces ne faisaient qu’ajouter aux réjouissances traditionnelles. Comme ici, les genêts étaient en fleur. Comme ici, les femmes portaient robes brodées et tabliers de soie, les hommes de grands chapeaux noirs. Comme ici, le ciel avait cette divine clarté que donne un air très pur, mais celui de l’Auvergne embaumait les grands sapins et les plantes de la montagne. Celui de Bretagne sentait la mer si proche…

La silhouette d’Étienne traversa son souvenir. Blond, élégant et glacé, il se penchait vers elle pour effleurer sa joue d’un baiser. Étienne qu’on l’obligeait à épouser, qui l’aimait sans qu’elle eût le moindre soupçon et qui, bientôt, allait mourir de cet amour. Étienne qui, d’un geste insensé, avait tenté de l’emporter avec lui au cœur flambant du brasier traditionnel pour ne pas vivre la fin de cette nuit.

Cette fin de nuit, Hortense voulut se défendre d’y penser par respect pour la mémoire de son jeune époux. Mais comment rejeter un tel souvenir ? Comment ne pas revoir le champ gardé par les loups où, dans les bras de Jean, elle avait connu le miraculeux bonheur auquel elle ne croyait plus ? La nuit était si belle ! Et il y avait le bruit soyeux du torrent, l’écho lointain des vielles et des cabrettes qui faisaient danser la jeunesse du pays et qui avaient bercé leur amour. Qu’elles étaient donc difficiles à repousser ces minutes-là ! Elles étaient toujours si présentes à son esprit, si précieuses que même à cette minute, elle croyait encore entendre le son des cabrettes.

Elle comprit soudain que ce n’était pas le souvenir, que le son était là, tout près d’elle… Se levant vivement, elle ouvrit la fenêtre et s’avança sur le balcon, découvrant derrière une grande bannière blanche à l’effigie du saint une troupe de jeunes gens et de jeunes filles qui s’avançaient mesurant leurs pas au rythme nasillard d’instruments semblables mais qui ne devaient pas porter le même nom. Hortense, alors, sentit qu’elle allait aimer ce pays si proche et si différent pourtant de celui qu’elle ne pouvait s’empêcher de regretter.