Éberluée mais ravie car la vieille dame avait des yeux qui semblaient taillés dans un morceau de ciel et le visage le plus gai qui soit, Hortense se laissa embrasser, entraîner jusqu’à la maison tandis que, derrière elle, éclatait le faux-bourdon d’Honorine s’extasiant à son tour sur la beauté d’Étienne. Vidocq ferma la marche avec les bagages qu’il déposa dans un petit vestibule dallé de carreaux rouges brillants comme de la laque où l’odeur de l’encaustique se mêlait à celle des confitures de fraises…
— Je ne m’attarde pas, madame Morizet ! cria l’ancien chef de la police tandis que la vieille dame entraînait Hortense dans un petit salon voisin. Je vous laisse faire connaissance…
— Mais bien sûr, monsieur Vidocq ! Allez, allez et soyez remercié…
— De rien, madame Morizet, de rien ! Je reviendrai plus tard : Fleuride m’avait chargé de vous porter un panier d’œufs mais je l’ai oublié. Je vais me faire attraper !
— Dites à votre chère épouse qu’elle n’en fasse rien. Vous allez beaucoup trop vite avec votre cabriolet. Vous m’auriez apporté une omelette ! Allez vite et embrassez-la pour moi…
Puis, revenant à Hortense :
— Venez que je vous montre votre chambre, ma chère enfant, et que nous installions bébé et sa nourrice chez eux. Nous passerons ensuite à table…
C’est ainsi qu’Hortense et son fils, fugitifs et traqués, firent leur entrée dans la petite maison de Mme Morizet, veuve d’un inspecteur des eaux et forêts, pour y vivre des heures paisibles qui allaient compter parmi les meilleures de la vie de la jeune femme…
Quinze jours après son arrivée, celle-ci avait encore l’impression d’être là depuis la veille tant les jours passaient vite et agréablement. Elle aimait sa chambre claire tendue de perse fleurie et meublée de vieux et solides meubles de châtaignier si bien entretenus par la vigoureuse Honorine que le bois en brillait comme du satin. Une porte la faisait communiquer avec un assez grand cabinet à rideaux bleu clair où Jeannette s’était établie avec le bébé et, à toute heure du jour ou de la nuit, Hortense pouvait voir ou entendre son fils. Elle aimait le jardin aux plates-bandes bien entretenues qui rivalisait de soins avec celui, voisin, du presbytère. Les fleurs poussaient dans l’un comme dans l’autre avec une exubérance absolue et, si les pivoines de Mme Morizet l’emportaient de beaucoup sur celles du curé, les boules de neige que le brave homme cultivait pour sa chapelle ne supportaient aucune concurrence. Hortense y passait des heures un livre à la main mais le plus souvent dans la contemplation émerveillée de son enfant.
Étienne poussait comme un champignon et visiblement l’air de Saint-Mandé lui convenait. Il avait le caractère le plus heureux qui soit… quand les choses lui convenaient. Mais à la moindre contrariété, il entrait dans de vraies colères qui faisaient virer sa petite figure au rouge brique… En pareille occasion, la vieille dame exhumait de sa mémoire d’anciennes romances qu’elle fredonnait d’une voix un peu grêle comme le son d’un clavecin et quelquefois un peu fausse mais qui avaient le don de ravir l’enfant et de ramener des pétillements de joie dans ses yeux noisette, son unique ressemblance avec sa mère car, pour le reste, il tenait uniquement de Jean…
— Son père devait être un bien bel homme ! soupirait Mme Morizet en caressant d’un doigt bagué d’or le petit menton volontaire…
— Très beau, en effet ! Je l’ai perdu trop tôt, soupirait alors Hortense avec la conscience de ne pas mentir tout à fait…
De temps en temps, Mme Morizet recevait des visites.
Cousine du maire, Pierre-Joseph Allard, elle était dans Saint-Mandé une sorte de puissance au petit pied – et cela lui conférait une importance beaucoup plus grande que si elle eût appartenu à la Cour. Quand on tenait à la famille de M. Allard, on était un grand personnage. Cela valait à la vieille dame d’assez fréquentes visites motivées par sa générosité, son caractère aimable, son grand bon sens et sa gaieté naturelle. Dans ces occasions, Hortense restait chez elle ou bien partait en promenade, seule ou avec Étienne et Jeannette. Il avait été impossible, bien sûr, de la cacher aux amis de son hôtesse mais celle-ci l’avait présentée comme une cousine de province ayant eu des malheurs – ce qui n’avait pas été sans surprendre Hortense car elle n’avait jamais rien suggéré de tel – et le respect avait retenu les langues. La jeune femme avait une tenue modeste, ne manquait pas messe et cela suffisait amplement pour que l’on s’abstînt de l’importuner…
Les nouvelles de Paris étaient rares. Le Roi avait regagné Saint-Cloud et pour le reste on s’intéressait aussi peu à la capitale que si elle se fût située à des centaines de lieues. Seule la vie locale importait et l’annonce d’un mariage ou bien une querelle de bornage entre deux voisins passionnaient l’opinion bien plus qu’une séance à la Chambre des députés. La politique était uniquement indigène et n’allait pas plus loin que les séances du conseil municipal qui, faute de mairie, se réunissaient dans une salle située au premier étage de l’ancien corps de garde à la porte de Bel-Air[7].
Cela procurait à Hortense un merveilleux dépaysement. Même l’absence de nouvelles de Félicia lui semblait sans importance. Par François Vidocq, venu deux ou trois fois seul ou avec sa femme, une créature aimable mais insignifiante qui ne parlait presque uniquement que de son potager, elle savait que la comtesse Morosini se montrait toujours dans le monde mais que, malheureusement, elle était toujours sans nouvelles de son frère.
— Ce n’est pourtant pas faute de le chercher, lui confia l’ancien policier un soir où ils bavardaient sous la tonnelle du jardin tandis que Mme Morizet était à vêpres. On dirait qu’il a disparu de la surface de la terre comme si on avait soufflé dessus. Je commence à croire qu’il est mort…
— Espérons que non. Ce serait tellement affreux pour la comtesse. Elle adore son frère…
— Alors, il nous reste à espérer un miracle…
Un après-midi de la mi-juin, Hortense qui souffrait depuis le matin d’un léger mal de tête était allée faire une promenade sur le conseil de Mme Morizet. Le petit Étienne faisait ses dents et avait hurlé une partie de la nuit. La journée était chaude mais sous le couvert des arbres il faisait une fraîcheur délicieuse et Hortense avait choisi l’étang comme but de sa promenade car elle en aimait le calme miroir où s’ébattaient des canards. Elle s’attarda un moment à suivre des yeux le cheminement précautionneux d’un héron dans les hautes herbes. L’oiseau aux longues pattes maigres lui rappelait irrésistiblement Eugène Garland, le bibliothécaire-homme-à-tout-faire du marquis de Lauzargues… Agacée de constater que ses pensées trouvaient toujours un moyen de la ramener vers le château des solitudes, elle en éprouva du dépit. Il lui faudrait essayer de penser à autre chose, de se trouver d’autres horizons peut-être… Abandonnant le héron, elle acheva le tour de l’étang et remonta le sentier qui menait à la porte du Bel-Air pour reprendre la chaussée. Elle allait sortir du couvert des arbres quand elle aperçut l’homme et la voiture et, instinctivement, se rejeta derrière un tronc de chêne.
La voiture était peinte en noire et semblable en cela à beaucoup d’autres. Pourtant Hortense était sûre de l’avoir déjà vue, comme elle avait déjà aperçu l’homme qui, debout auprès des chevaux, vérifiait une gourmette. C’était le cocher qu’elle avait vu au soir de son arrivée, sur le siège de la voiture que lui destinait le prince San Severo… En même temps, sa mémoire lui restitua une image aperçue très vite, le temps d’un éclair, dans la rue Garancière… Elle fut certaine alors d’être en face de celui qui avait tenté de la tuer. Que faisait-il dans cet endroit écarté ? Qu’y cherchait-il ?…
Le cœur cognant lourdement sous la percale bleue de sa robe, Hortense resta là un long moment, collée contre son arbre, n’osant bouger… L’homme ne se pressait pas et elle pensa qu’il attendait peut-être quelqu’un. La voiture, en effet, était vide… Sa gourmette arrangée, il tira de sa poche une longue pipe en terre, la bourra de tabac et, adossé à l’une des hautes roues du landau, il l’alluma puis tira quelques bouffées avec une visible satisfaction. Le nez en l’air, il semblait ne s’intéresser qu’aux feuilles des arbres…
Enfin, au bout d’un moment qui parut à la jeune femme durer un siècle, il remonta sur son siège et, la pipe coincée entre ses dents, fit partir ses chevaux au pas. La voiture roula doucement, trop doucement au gré d’Hortense, le long de la chaussée en direction de Charenton… Elle ne voyait plus l’homme que de dos, à présent, mais il lui semblait qu’il examinait les quelques maisons et les jardins bordant la route. Et ce fut seulement quand voiture et cocher eurent disparu sous le couvert qu’elle osa sortir de derrière son arbre. Mais, durant de longues minutes, elle y resta adossée, pour laisser aux battements de son cœur le temps de se calmer… Ce ne fut pas facile car la peur à présent l’habitait et, sous elle, ses jambes tremblaient, la supportant à peine… Qu’allait-elle devenir si ses ennemis étaient de nouveau sur sa piste ? Elle n’imaginait pas que le cocher de San Severo pût être là par un simple hasard et le doux paysage, l’instant précédent si rassurant, lui semblait à présent plein d’embûches…
Peu à peu, cependant, sa terreur s’apaisait lui laissant l’esprit plus net et capable de raisonner. Elle ne savait pas encore ce qu’elle allait faire mais une sorte de colère lui venait et avec elle le goût du combat. Non pour elle mais pour son enfant qu’il fallait à tout prix protéger et soustraire à un grand-père criminel… Lentement, réfléchissant, elle reprit le chemin de la maison. Elle n’en était plus qu’à quelques pas quand elle vit qu’un landau jaune et noir était arrêté devant. De nouveau son cœur sauta mais cette fois de joie : cette voiture, elle n’avait pas besoin de lire les armoiries peintes sur les portières pour savoir que c’était celle de Félicia.
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