Talleyrand usa un autre quart d’heure à tremper dans l’eau parfumée son pied atrophié et l’autre qui n’était guère plus appétissant tout en livrant sa chevelure à son coiffeur. Une odeur de cheveux chauffés emplit la pièce. Mais, son visage étant libéré, le prince à présent parlait, appelant auprès de son fauteuil l’une ou l’autre des personnes présentes.
— J’ai reçu votre lettre, mon cher Royer-Collard, dit-il au président de la Chambre, bel homme d’une soixantaine d’années à la bouche énergique et au regard plein de feu. Et je veux vous dire ceci : ne vous y trompez pas, je n’ai pas cessé de souhaiter le maintien de la Restauration et je rejette toute solidarité avec ceux qui poussent à sa chute… Ah, monsieur l’ambassadeur ! Vous voilà ! Que c’est aimable à vous d’être venu jusqu’à moi !… Mon cher préfet, nous aurons tout à l’heure une longue conversation. Les provinces ont besoin d’être soutenues… Monsieur le comte Greffulhe, je vous entretiendrai plus tard de notre affaire…
Cela ne cessait pas. Les visiteurs s’approchaient puis reculaient comme dans un ballet bien réglé. Pendant ce temps, Talleyrand perdait peu à peu son aspect de Lazare sortant du tombeau pour prendre forme humaine. Hortense, fascinée en dépit de l’espèce de dégoût qu’il lui inspirait, put voir qu’il avait un grand front plein d’intelligence et que, dans ce demi-vivant, l’esprit demeurait vif, acéré. Il traitait plusieurs affaires à la fois et quand, débarrassé de toutes les flanelles qui l’enveloppaient, il eut passé ses culottes, ses bas de soie et ses souliers à larges boucles, il saisit sa canne à pommeau d’or et commença, tout en s’habillant, une série de marches et de contremarches à travers le salon poursuivi par les valets chargés de lui passer de nouvelles flanelles, sa chemise blanche, enfin son gilet et son habit. Peu à peu, les dames se retiraient. C’était l’heure où le prince traitait de ses affaires et elles avaient le choix entre se rendre à la salle à manger pour une collation ou rentrer tout simplement chez elles.
La duchesse emmena Hortense, soulagée d’échapper à cette atmosphère qui, dans son genre, lui était apparue comme aussi étouffante que celle des Tuileries. Mais elle avait quelque chose à dire et elle le dit.
— Madame la Duchesse, j’ai cru comprendre que le prince n’approuve guère ma venue ici. Il vaut mieux, je crois, que je ne m’attarde pas. Êtes-vous certaine que la comtesse Morosini doit venir ?…
— Tout à fait certaine. Quant à mon oncle, ne vous tourmentez pas pour lui. C’est l’un de ses principes de me laisser mener mes affaires et mes amitiés comme je l’entends. Une manière comme une autre d’éviter de se compromettre. Mais il aurait été très mécontent si vous n’étiez pas venue le saluer. Au surplus, rassurez-vous, dès demain vous aurez quitté cette maison. D’ailleurs, je vous l’ai dit, nous partons nous-mêmes pour Valencay d’où nous gagnerons les eaux de Bourbon-l’Archambault
Comme l’avait prédit la duchesse, Félicia apparut dans l’après-midi, rayonnante dans une robe de mousseline couleur de fumée égayée par un châle du même rose que les fleurs de son grand chapeau. Elle avait tout à fait la mine d’une femme du monde qui s’en vient faire une visite à une amie et rien dans sa mise ou dans son comportement ne suggérait une âme troublée, fût-ce par le plus léger souci. Pourtant quand, dans le salon de la duchesse, elle retrouva son amie, elle eut, en l’embrassant, des larmes dans les yeux.
— J’ai cru mourir d’inquiétude quand vous n’êtes pas revenue, dimanche, soupira-t-elle. Et même à présent, je vous l’avoue, je ne suis pas très rassurée.
— Vous n’avez plus aucune raison d’être inquiète, coupa Mme de Dino. Votre amie est parfaitement en sûreté ici et si vous n’avez pas trouvé le refuge que vous espériez, je peux toujours l’envoyer à Rochecotte…
— Vous êtes infiniment bonne, Madame la Duchesse, mais c’est bien inutile. J’ai trouvé et, demain, une voiture viendra chercher Mme de Lauzargues, son fils et sa servante pour les conduire dans un lieu que je crois sûr. Mais je l’avoue, la visite domiciliaire que j’ai subie l’autre jour m’a laissé une mauvaise impression. Je vois des mouchards et des espions partout… et puis il y a autre chose, Hortense : hier soir, j’ai rencontré votre oncle.
— Mon Dieu ! Il est encore à Paris ? J’espérais tant qu’il repartirait très vite ! Je supposais qu’il me croirait retournée en Auvergne…
— J’ai fait ce que j’ai pu pour cela mais je ne suis pas certaine qu’il m’ait crue.
— Dites-nous d’abord où vous l’avez rencontré et ce qu’il vous a dit, fit Mme de Dino.
— C’est trop juste. Pensant qu’il était bon que je reprenne mes habitudes comme si de rien n’était, je suis allée hier soir à l’Opéra-Comique entendre cette chose fade mais assez aimable qui s’intitule la Petite Maison. J’ai vu alors entrer dans une loge San Severo accompagné d’un homme que j’ai reconnu à la description que vous m’en avez faite. Et, en effet, quand ces messieurs sont venus me saluer, à l’entracte, j’ai perdu mon dernier espoir de me tromper : il s’agissait bien du marquis de Lauzargues.
— Vous a-t-il parlé de moi ?
— Il n’a même parlé que de vous. Il semblait fort soucieux. Il a demandé si j’avais de vos nouvelles. J’ai pris alors un air riant pour dire que je n’en avais pas de fraîches mais que j’en avais eu et que j’en attendais d’autres. Il a riposté qu’il ne voyait pas comment je pouvais en avoir eu puisque vous n’étiez pas rentrée à la maison. La moutarde, alors, m’a monté au nez : « Je sais, ai-je dit, que vous n’en ignorez rien puisque, après avoir fait fouiller ma maison, vous avez osé la faire surveiller comme n’importe quel repaire de brigands. » Il s’est alors confondu en excuses et m’a suppliée de dire ce que je savais…
— Qu’avez-vous dit ?
— Eh bien ! mais… qu’ayant quelque argent sur vous, vous vous étiez réfugiée dans un hôtel de voyageurs d’où vous m’aviez demandé des vêtements plus convenables. Généreusement payés, vos hôteliers ont consenti à se taire et même à prendre pour vous un passage sur la malle-poste. Là, il s’est récrié : « La malle-poste ? C’est impossible. Tous les départs sur Clermont sont surveillés ! » Alors là, j’ai éclaté : « Quelle sorte de gentilhomme êtes-vous, marquis, pour oser pourchasser ainsi une femme de votre sang ? Vous osez faire appel à la police contre elle ? Je ne vous fais pas mon compliment… Malheureusement pour vous cela n’a servi de rien : Mme de Lauzargues a pris la diligence de Toulouse. Il lui sera facile en cours de route de prendre une autre voiture la ramenant vers l’Auvergne… Mais, rassurez-vous, elle m’a promis de m’envoyer de ses nouvelles dès son arrivée… »
Félicia reprit son souffle, un peu écourté par l’espèce de scène à deux voix qu’elle venait de jouer avec quelque talent pour ses auditrices.
— Le marquis m’a fait entendre qu’il lui serait tout particulièrement agréable de pouvoir prendre connaissance desdites nouvelles. Je lui ai répondu que mon courrier ne regardait que moi. Là-dessus l’entracte s’est achevé et mes envahisseurs ont regagné leurs places. Mais ils n’ont pas suivi grand-chose de la pièce. De ma loge, je les voyais se parler bas en jetant, de temps à autre, des regards de mon côté. En fait, ma chère Hortense, je ne suis pas certaine de les avoir convaincus…
— Il faut qu’ils le soient ! s’écria la duchesse. Vous dites, ma chère amie, que votre maison est toujours surveillée ?
— Oh, j’en suis absolument persuadée ! Quand mes serviteurs vont au marché ou faire quelque course, ils aperçoivent toujours au moins une silhouette noire qui disparaît à leur approche…
— C’est excellent !
— Ah ! Vous trouvez ?
— Mais oui. Vous allez donner à vos espions une pâture capable de convaincre le marquis. L’important est qu’il reparte… n’est-ce pas ?
— San Severo continuera la surveillance.
— Ce n’est pas certain. Il a fort à faire avec ses confrères banquiers, principalement avec les banques Laffitte et Greffulhe qui montrent depuis quelque temps une curiosité de plus en plus méfiante touchant les affaires que traite la banque Grainer. La réputation de San Severo s’effrite lentement et s’il n’était pas soutenu par la Cour à cause des quelques gouttes de sang royal qu’il porte en lui, il n’aurait jamais réussi à s’emparer des commandes d’une maison jusqu’alors irréprochable. En outre… il a trop de subtilité pour ne pas comprendre que le sol devient mouvant sous ses pas comme sous ceux du régime. Et je croirais volontiers que, si des événements se préparent, il fera tout son possible pour n’y être pas mêlé et les contempler de loin. Il s’est acheté récemment un château en Normandie destiné sans doute à ce repli stratégique.
— Ce serait là une bonne nouvelle en attendant qu’il soit possible de lui faire rendre gorge, dit Hortense. Mais comment pensez-vous convaincre mon oncle de mon retour en Auvergne, Madame la Duchesse ?
— Oh, c’est fort simple. Dans quelques jours, Mme Morosini enverra sa camériste – si elle en a une suffisamment intelligente pour bien jouer un rôle…
— J’ai Lydia. C’est une fabuleuse comédienne.
— A merveille ! Donc vous enverrez aux Messageries cette Lydia porteuse d’une lettre qu’elle gardera assez évidente mais non ostentatoire. Une lettre adressée à la comtesse de Lauzargues dans un endroit quelconque d’Auvergne. Je serais fort surprise si l’un des mouchards qui vous entourent, voyant qu’il s’agit d’une femme, ne la bousculait pas pour s’emparer de cette lettre ou, plus simplement, pour en lire l’adresse.
— Le moyen est bon, dit Hortense. Mais quelle adresse indiquer ? Je ne voudrais pour rien au monde mettre en position difficile, voire en danger, les quelques braves gens qui m’aiment…
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