« Je sais que vous avez aidé Mme de Lauzargues à s’enfuir, m’a-t-elle dit, et vous avez bien fait. A présent, il faut lui rendre son enfant. Je sais où il est… Dès que l’occasion sera favorable je vous le ferai savoir… »

— Elle a tenu parole, dit Jean. C’est elle, encore une fois, qui m’a fait prévenir et qui m’a donné les moyens de venir ici mais, en échange, elle m’a demandé de ne pas m’attarder : « C’est ici, a-t-elle ajouté, que vous devez combattre le marquis, sur cette terre qui devrait être vôtre… Et je crois que vous êtes loin d’en avoir fini, avec lui… Moi aussi, d’ailleurs… »

— Mais, reprit Hortense, je ne vois pas dans tout cela que Dauphine craigne pour sa vie ?

— Ce n’est pas elle qui me l’a dit. C’est François. Et, tu le sais, François ne dit jamais rien dont il ne soit certain… D’ailleurs, c’est assez facile à comprendre. Quand le marquis s’apercevra que l’enfant a disparu, il sera comme un fauve. Nul ne sera à l’abri de ses coups. Et s’il découvre qui a livré le secret de la cachette…

— Et qui l’a enlevé, oh, Jean ! c’est toi qui seras en danger, toi !

— Je ne le crains pas. Et même j’espère qu’il m’attaquera. Mais, elle, ce n’est qu’une femme malade, fragile…

— Tu espères qu’il t’attaquera ? Oh, mon amour, tu es seul et il aura toute l’aide que procure l’argent…

— J’ai celle des loups. Et puis… si tu veux revenir un jour à Lauzargues, il faut l’empêcher définitivement de nuire.

— Veux-tu dire que… tu le tuerais ? Il est ton père, malgré tout…

— Je ne le chercherai pas, Hortense, mais je me défendrai. Voilà pourquoi je souhaite qu’il s’en prenne à moi. A présent… oublions-le, veux-tu ? Il nous reste si peu de temps…

Ils avaient vécu leur première nuit dans l’ardeur passionnée des retrouvailles, dans la voracité d’une faim ancienne, faisant l’amour avec une sorte de frénésie comme s’ils pensaient ne jamais trouver l’apaisement. Ce fut différent, cette nuit-là…

Dans la lumière douce de la grosse lampe à huile qui baignait leur couche, ils s’aimèrent avec une tendresse éperdue, avec de longs silences où ils demeuraient serrés l’un contre l’autre, soudés par l’amour plus encore que par la chair. De temps en temps, ils parlaient aussi, se murmurant ces mots doux et insensés que l’amour a inventés depuis la nuit des temps et qui sont le vocabulaire propre des amants. Des mots qui n’ont de signification que pour eux seuls. Ils ne dormirent pas, bien sûr, ne voulant perdre aucun de ces instants miraculeux où il leur semblait se redécouvrir sans cesse.

A mesure que le temps coulait à la pendule de bronze doré, dernière épave d’une famille qui avait été riche, Hortense avait l’impression que son cœur se resserrait. Elle écoutait les heures avec l’angoisse du condamné qui a conscience de vivre ses derniers moments, qui sait la hache inéluctable. Tout à l’heure, elle serait amputée d’une partie d’elle-même, la plus chère. Tout à l’heure, elle serait séparée de Jean et ils s’en iraient chacun dans une direction différente. Qu’importait alors à la jeune femme si la sienne la conduisait à la sécurité… Seul adoucissement dans ce naufrage, la pensée de l’enfant qu’elle allait revoir enfin, l’enfant qui était leur, chair de l’un aussi bien que de l’autre…

Quand l’aurore fit couler sur la verrière ses ors roses, Jean et Hortense s’aimèrent une dernière fois avec la passion désespérée des adieux, entrecoupant leurs baisers de questions fiévreuses :

— Nous nous retrouverons, n’est-ce pas ? Un jour nous reviendrons l’un vers l’autre ?…

Cela, c’était elle.

— Il faut le croire, Hortense, car il ne peut pas en être autrement. Je ne peux pas imaginer une vie où tu ne serais plus. Avant toi, je n’étais qu’un arbre planté dans la terre d’Auvergne parmi beaucoup d’autres. Tu m’as fait exister…

Cela, c’était lui.

Ils quittèrent le lit comme on quitte un asile. Un instant, ils demeurèrent debout l’un en face de l’autre aussi nus qu’Adam et Ève au moment où s’élevaient entre eux et le Paradis les flammes de l’épée de l’Archange. Ils se donnèrent un long baiser comme, au bord de la route, on boit la dernière rasade porteuse de force et de courage. Puis ils se préparèrent. Hortense fit du café sur le réchaud du peintre. Jean rangea ce qui avait été leur chambre puis ils prirent ensemble ce repas qui leur donnait l’illusion d’une vie d’époux. C’était absurdement doux pour Hortense de beurrer les tartines de Jean, de doser pour lui le sucre du café. Le moindre geste prenait une valeur immense…

Et puis, assis côte à côte, et la main dans la main, comme la veille, ils attendirent…

Pas très longtemps. Delacroix, comme il l’avait dit, fut là de bonne heure. Il annonçait que l’on viendrait chercher Hortense vers dix heures. Lui-même tiendrait compagnie à Jean jusqu’à l’heure de le conduire aux Messageries.

— Ne puis-je au moins rester avec lui jusqu’au moment du départ ? plaida la jeune femme.

— C’est un peu difficile. Ce n’est pas un fiacre qui va venir vous prendre. C’est la voiture du prince de Talleyrand. Vous allez chez la duchesse de Dino…

— Chez la duchesse ? C’est là que l’on a conduit mon fils ?

Delacroix sourit avec un brin de malice.

— Nous n’avons pas trouvé mieux pour le moment. Cela vous ennuie ?

— Non. Cela me gêne plutôt ! Une si grande dame, un si grand seigneur…

— Ils sont, vous le verrez, les meilleurs gens du monde ! En outre, quelle protection plus assurée voulez-vous trouver ? Nul ne s’étonnera de voir une voiture de leur maison entrer ou sortir de chez moi. Il arrive que le prince ou la duchesse m’honore d’une visite. Acceptez donc ce qu’ils vous offrent…

— Pardonnez-moi. Je me sens ingrate…

— De toute façon, il était impossible de faire quoi que ce soit pour retarder la venue de la voiture… Hortense serra plus fort la main de Jean qu’elle tenait encore.

— Si peu de temps et puis…

— Courage ! Je t’avais promis de te rendre notre enfant et je te l’ai rendu. A présent, je te promets que nous nous retrouverons…

— Quand ? Dans l’éternité ?

— Ce ne serait déjà pas si mal ! fit-il avec un sourire si confiant qu’elle y puisa soudain une force nouvelle. Mais je suis sûr que le plan de la Providence pour nous deux n’est pas de nous tenir trop longtemps éloignés. Et même… si cette séparation devait durer, je n’aimerai jamais que toi. J’ai confiance, parce que je vais t’emporter avec moi…

Dix heures sonnaient à la pendule dorée quand, sans que l’on eût frappé, la porte s’ouvrit sous une main décidée. La duchesse de Dino, en robe de mousseline blanche, parut. Un joyeux bonjour à Delacroix, un coup d’œil curieux vite changé en sourire à l’adresse de Jean qui s’inclinait et, comme si elle l’avait quittée quelques instants plus tôt, elle s’adressait à Hortense, qui plongeait dans une révérence.

— Vite, petite ! Je ne peux m’arrêter que quelques minutes. Il y a chez moi quelqu’un qui vous attend avec impatience… Messieurs, je vous salue bien ! Ah ! cher Eugène, songez à venir ce soir ou demain rue Saint-Florentin… Le prince serait heureux de vous voir avant de repartir pour Valençay.

— Je n’y manquerai pas, Madame la Duchesse.

D’un mouvement plein de charmante spontanéité, elle lui tendit sa main à baiser :

— Voilà comme je vous aime : aimable et obéissant ! fit-elle gaiement. Monsieur, j’aimerais à vous connaître davantage, ajouta-t-elle pour Jean, mais il apparaît que le temps nous manque. Je vous souhaite beaucoup de bonheur…

— J’en souhaite tout autant à Votre Grâce, Madame, puisqu’elle veut bien veiller sur le mien.

— Hum ! On sait son monde en Auvergne ! dit-elle en lui tendant aussi sa main…

L’instant douloureux était venu pour Hortense et pour Jean. Ils ne voulurent pas lui donner, devant cette grande dame peut-être un peu curieuse, un aspect trop expansif. Aussi bien ils s’étaient déjà dit adieu…

Avec un regard qui contenait tout son amour, Hortense tendit simplement sa main que Jean effleura de ses lèvres :

— Bonne route, mon ami ! Je vous ferai tenir de mes nouvelles et vous dirai où m’en faire parvenir… Et puis… saluez pour moi Mlle de Combert. Je crois, tout compte fait, que je l’aime beaucoup…

En dépit de son courage, les larmes montaient. Elle se détourna rapidement, posa sur la joue du peintre un baiser amical et disparut derrière la porte verte.

Deuxième Partie

UN VENT DE RÉVOLUTION

CHAPITRE VI

LA PETITE MAISON DE SAINT-MANDÉ

Entre le quai Voltaire et la place Louis-XV, dans un coin de laquelle s’élevait l’hôtel du prince de Talleyrand, la distance n’était pas longue mais elle suffit à Mme de Dino pour donner à Hortense quelques explications, Coupant court aux remerciements un peu gênés de la jeune femme, elle déclara :

— Vous ne me devez rien. C’est un devoir pour les honnêtes gens, mécontents d’un régime détestable, de s’entraider. C’est donc votre chance qu’il faut remercier, ma chère. Si la visite du roi de Naples n’avait obligé mon oncle qui est Grand chambellan, à quitter pour quelques jours son château de Valençay, il m’eût été impossible de vous aider. D’ailleurs, nous repartons dès demain. Au fait, je ne vous demande pas si vous souhaitez nous accompagner ? La comtesse Morosini prétend que vous n’y consentiriez pas…

— Elle a tout à fait raison, Madame la Duchesse. Je suis venue à Paris pour y accomplir une certaine tâche qui est de faire la lumière sur la mort de mes parents et de retrouver ma fortune. Cela me serait plus difficile d’un château dont je ne sais d’ailleurs même pas où il se trouve.