— C’est vrai. Il me semble que les événements de Lauzargues datent d’un siècle…

Le rire de Delacroix rappela sa présence. Et aussi une chaude odeur de rhum flambé. Penché sur un grand bol où couraient de courtes flammes bleues, il confectionnait un punch dont il emplit bientôt trois grands verres – l’un seulement au tiers pour Hortense – qu’il alla prendre dans un grand placard creusé dans le mur.

— Heureusement qu’il n’en est rien ! fit-il avec bonne humeur ? Un enfant d’un siècle ! Fichtre !… Venez boire avec moi un peu de ce punch… C’est ce que je sers toujours à mes amis. Et puis la soirée est un peu fraîche…

— Vous tenez absolument à faire de moi une ivrognesse ? sourit Hortense qui, brusquement, trouvait la vie superbe.

— Une ivrognesse ? Ma chère, si vous saviez ce que peuvent ingurgiter impunément certaines femmes du monde que je connais, l’idée ne vous en effleurerait même pas. Nous allons boire à l’amitié… puis, je vous laisserai. Vous avez sûrement à vous dire une foule de choses au milieu desquelles des oreilles étrangères n’ont rien à faire.

— Voulez-vous dire que nous allons vous chasser de chez vous ? demanda Jean.

Le peintre haussa les épaules.

— C’est un « chez moi » bien modeste. Si modeste que je lui refuse le titre. Disons que c’est l’endroit où je travaille. Et je connais au moins dix maisons qui ne demandent qu’à m’offrir l’hospitalité. Pour ce soir, j’irai chez mon ami Guillemardet. Mais, pour vous, il est important que vous ne bougiez pas d’ici. Mme Morosini vous le recommande instamment… Rassurez-vous, ma chère comtesse, elle s’occupe de vous activement. Demain Timour, en venant pour sa séance de pose, vous apportera d’autres vêtements que cette blouse ou votre robe de cour, moins voyants surtout. Et la journée ne se passera pas sans que votre amie ne donne de ses nouvelles d’une façon ou d’une autre.

— Viendra-t-elle ? demanda Hortense. Je voudrais tellement la voir…

— Ce n’est pas certain. Après la visite qu’elle a reçue, elle craint d’être un peu surveillée. Buvons, à présent : le punch est juste à point.

Les deux hommes vidèrent leur verre d’un trait et même le remplirent de nouveau tandis qu’Hortense trempait ses lèvres avec précaution dans le breuvage. Brusquement, l’atmosphère avait changé. Elle était à présent celle d’une réunion amicale. On parla du Roi, de la Cour, de la bataille sourde qui opposait les ministres récemment nommés à la Chambre élue peu de temps auparavant et où l’opposition libérale l’emportait haut la main… Delacroix pensait que le peuple entier, travaillé de courants divergents dans leurs buts lointains mais uni momentanément dans son désir d’en finir avec les tentatives de résurrection de l’absolutisme, pourrait prendre feu au cas où le ministère ultra du prince de Polignac ferait un pas de trop. Les deux autres écoutaient. C’était une réunion entre gens de bonne compagnie mais, en fait, il s’agissait seulement d’attendre le passage du garçon de restaurant avec le repas du soir.

Quand il frappa, enfin, le peintre enferma les deux jeunes gens dans l’alcôve et fit semblant d’être absorbé par un dessin qu’il avait saisi rapidement. Ce qui dispensa l’homme de toute conversation…

Dès qu’il eut disparu, Delacroix jeta papier et crayon et saisit son chapeau…

— Vous voilà tranquilles jusqu’à demain matin ! lança-t-il joyeusement. Je vous souhaite une bonne nuit… Demain, la comtesse Morosini nous dira sûrement ce qu’elle a décidé…

Un salut de comédie italienne et la porte verte se refermait sur lui. Cette fois, il avait laissé la clef qu’Hortense courut tourner dans la serrure. Puis elle tira le verrou et, le dos à la porte, fit face à Jean. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’il l’étouffait à moitié.

— J’avais hâte, murmura-t-elle, tellement hâte qu’il s’en aille… qu’il nous laisse seuls !

— N’est-ce pas là de l’ingratitude pure ? Il me semble que nous lui devons beaucoup…

— Oui… sans doute ! Mais je ne veux plus rien savoir du monde extérieur… Il n’y a plus…

Lentement il venait à elle, ses yeux rivés à ceux de la jeune femme. Les mains plaquées contre le bois, elle le regardait venir en tremblant d’impatience et d’amour à la fois. Ce fut quand il fut contre elle qu’elle acheva sa phrase.

— … que nous, Jean. Que toi et moi…

Déjà leurs bouches s’étaient jointes et se prenaient avec l’ardeur affamée que créent les longues séparations. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, ils ne formaient plus qu’un seul corps, une seule âme et la coupure imposée par les événements les avait laissés amputés, infirmes. A présent, les deux moitiés se rejoignaient avec un ineffable bonheur… Ils savaient qu’ils avaient une foule de choses à se dire mais le désir qui faisait cogner leurs cœurs et grondait dans leurs oreilles les rendait muets. Leurs lèvres se parlaient bien mieux en se caressant…

Un court instant, ils se séparèrent, haletants, le temps d’arracher chacun ses vêtements. Ils ne se touchaient que du regard et, quand Hortense, nue, voulut se couler contre le corps de Jean, il la maintint à distance d’un bras :

— Non… laisse-moi te regarder.

Elle ferma les yeux alors, s’adossa de nouveau au bois poli de la porte, sensible à ce regard qui la parcourait toute comme à une caresse. Elle sentit les mains qui se posaient sur ses épaules puis doucement, tendrement, descendaient, épousant la courbe d’un sein et en serrant un instant la pointe rose avant de continuer leur exploration le long d’une hanche. Quand l’une d’elles atteignit le plus secret d’elle-même Hortense gémit, ouvrit tout grands ses yeux dorés. Il était là, devant elle, si près d’elle et cependant seule sa main la touchait, l’ouvrait doucement. Il la dominait de la masse superbe de ses muscles durs, de son regard impérieux et cependant si tendre… Elle supplia.

— Prends-moi !… Tu me rends folle…

Le sourire révéla les dents de Jean aussi blanches que celles de ses loups.

— Tu veux ?… Tout de suite ?…

— Tu en as envie autant que moi…

— Bien sûr ! Mais je voulais te l’entendre dire… Je voulais être certain que la sage comtesse de Lauzargues n’avait pas tué ma petite nymphe sauvage…

Il l’enleva dans ses bras, l’emporta jusqu’au divan où tous deux s’ensevelirent dans la mer de coussins. Leurs corps bien accordés y retrouvèrent aussitôt le rythme de la danse d’amour puis la vague du plaisir les emporta, les roula pour les rejeter pantelants, le cœur fou. A l’instant suprême, Hortense avait eu un long gémissement qui, le calme revenu, fit sourire Jean :

— Tu as hurlé comme une louve, fit-il, les lèvres contre sa gorge où la veine jugulaire battait encore au rythme de leur folie.

Elle l’écarta d’elle pour lui offrir ses lèvres.

— Je suis ta louve… Je t’ai déjà dit que je ne souhaitais rien de mieux que vivre avec toi…, et notre enfant, dans une maison perdue au fond des bois, dans une combe sauvage comme il y en a tant chez nous.

Il la regarda, surpris :

— Tu as dit « chez nous »… Est-ce que tu le penses ?

— Oh oui, je le pense ! Vois-tu, lorsque j’ai connu Lauzargues, je venais d’être cruellement blessée et arrachée à une vie paisible, douillette. J’ai cru entrer en enfer. Et puis je t’ai connu, aimé et tout ce qui faisait ma vie a basculé. C’est ici, Jean, que je suis en enfer… Mon paradis, à présent, c’est ta petite maison au bord du torrent. Tu ne sais pas combien de fois je l’ai regrettée depuis que je suis arrivée…

Le visage de Jean se crispa au passage d’un souvenir sans doute désagréable. Et, en effet :

— Ma maison n’existe plus, Hortense… Après ton départ, le marquis et ses gens ont profité d’une de mes absences. Ils ont tout mis à sac, chez moi, et finalement ils ont tout brûlé… Il ne me reste rien. Je ne peux t’offrir ce rien, ma douce…

— Mon Dieu ! gémit Hortense. Est-il possible qu’un être aussi malfaisant puisse respirer sous le soleil ?

— Très possible, fit Jean. Je crois même qu’il doit en exister de pires. Ne serait-ce que celui qui a tenté de te tuer… Je ne suis pas si à plaindre. Nous nous sommes trouvés une grotte confortable, Luern et moi. Et puis François nous a aidés…

— Mais… le voyage, tes vêtements ? Comment as-tu fait ?

— Ça… c’est Mlle de Combert. Elle a été… très bonne pour moi.

— Dauphine ? Alors que tu es en guerre avec le marquis ! Mais elle n’a jamais aimé que lui au monde ! Pourquoi t’aurait-elle aidé ? Pour faire plaisir à son fermier ?

— Non. Mais je crois qu’entre elle et le marquis il y a eu une grande dispute. François n’est pas bavard, tu le sais. Il a parlé seulement à mots couverts d’une scène terrible. Mlle de Combert était souffrante au moment de ton départ mais quand elle a appris ta fuite, elle s’est fait conduire à Lauzargues par François. Je ne sais pas, nous ne savons pas ce qu’elle et le marquis se sont dit. Mais quand elle a quitté le château, Mlle Dauphine semblait hors d’elle-même. Et puis, une fois dans la voiture elle a éclaté en sanglots. Cela lui a duré tout le temps du voyage. Quand elle est arrivée à Combert, elle est montée dans sa chambre et elle s’est couchée. Elle n’en est sortie que trois jours après. Elle n’avait plus figure humaine…

— Pauvre Dauphine ! C’est une chose terrifiante que l’amour quelquefois…

— Une chose bien douce aussi, ne crois-tu pas ?… Une chose dont on ne se lasse pas… que l’on pourrait refaire sans cesse…

Il avait recommencé à l’embrasser, promenant doucement ses lèvres sur ses yeux, son cou, sa bouche. A nouveau Hortense, oubliant Dauphine, sentit son corps frémir et se tendre en un appel impérieux. Sous les baisers de Jean, sous ce réseau brûlant dont il enveloppait tout son corps, elle se sentait mourir mais, cette fois, elle ne voulut pas recevoir sans rien donner en échange. Elle rendit baiser pour baiser, caresse pour caresse, trouvant un plaisir neuf à arracher des frissons à ce corps d’homme fait pour la lutte, le combat sans merci…