Il s’interrompit parce que l’on frappait à la porte.

— Un instant ! cria-t-il. Puis, obligeant Hortense à se recoucher, il tira sur elle les grands rideaux qui fermaient l’alcôve. Ensuite, s’assurant d’un coup d’œil circulaire que rien ne trahissait sa présence, il alla ouvrir. Un garçon de café portant un plateau apparut…

— Bien le bonjour, monsieur Delacroix ! Tiens, vous n’êtes pas en train de peindre aujourd’hui ?

— C’est dimanche, mon garçon ! Ce dont tu n’as pas l’air de t’être aperçu. C’est tout ce que tu m’apportes ?…

— Ben… oui. Vous avez si faim que ça ?

— Une faim de loup. J’ai fait une grande promenade, ce matin. Va me chercher encore du lapin et de la tarte !

Avec un sourire malin, le garçon eut un clin d’œil en direction des rideaux fermés.

— Tout de suite, monsieur Delacroix. Sûr que le grand air, ça creuse !

Un instant plus tard, il revenait avec un plateau identique… et un autre couvert. Le peintre repoussa ses papiers, étala une grande serviette et mit la table. Puis il alla ouvrir les rideaux :

— Venez déjeuner, dit-il avec bonne humeur. On réfléchit mieux le ventre plein !

Il aida la jeune femme à se lever, tirant après elle la traîne entortillée dans les coussins.

— Par tous les diables ! jura-t-il. Quel accoutrement ! Puis-je suggérer que vous alliez ôter cette robe impossible derrière ce paravent. Je n’ose vous proposer le peignoir que je prête à mes modèles mais vous pourriez mettre une de mes blouses. Vous seriez plus à votre aise…

D’un coffre, il tira une grande blouse de flanelle rouge qu’il lui tendit avec un sourire engageant.

— Celle-ci est toute propre !

Hortense hésita puis prit la blouse. Enfin, timidement…

— Il faut que je vous demande… de me dégrafer, dit-elle. Je suis incapable de le faire moi-même…

— Je le crois volontiers. Tournez-vous !

Le peintre dégrafa la robe avec tant de délicatesse qu’Hortense sentit à peine le contact de ses doigts. Puis il tira sur elle les rideaux de l’alcôve et, un instant plus tard, elle reparaissait flottant dans l’ample et chaude blouse rouge.

— Vous êtes charmante ainsi, apprécia Delacroix. Aucune force au monde ne pourra m’empêcher de faire un dessin de vous. Je préfère cela de beaucoup à la robe de cour…

— Vous êtes pourtant fort élégant vous-même…

C’était vrai. La redingote amarante que portait le peintre, assortie à sa haute cravate était admirablement coupée et lui allait à merveille mais, grand et d’une minceur nerveuse, il était de ceux à qui tout va. S’y joignait tout de même une élégance naturelle et ces signes presque imperceptibles qui trahissent le sang noble…

— J’aime à être bien vêtu, admit-il. C’est une manie que j’ai beaucoup cultivée en Angleterre. Quand il s’agit d’habiller un homme, les Anglais sont imbattables. Mais ne me dites pas que les robes officielles telles que les conçoit Mme la Duchesse d’Angoulême sont élégantes ! Il faut être aussi belle que vous pour n’y être pas ridicule… A présent déjeunons sinon tout va être froid…

Simple, le repas était excellent. Hortense, avec le bel appétit qu’elle ne réussissait jamais à perdre, apprécia le lapin et la tarte aux pommes. Et aussi un doigt de l’excellent vin de Bourgogne qui les accompagnait. Ce fut peut-être ce dernier qui en fut la cause car il détendait agréablement l’esprit mais la jeune femme se retrouva en train de raconter à son nouvel ami les raisons qui l’avaient poussée à fuir éperdument la voiture du marquis de Lauzargues et à se jeter en aveugle sur le pavé de Paris… Il l’écoutait avec une attention que trahissait le pli dur creusé entre ses sourcils.

— A vrai dire, fit-il enfin, je n’ai jamais pensé que vous puissiez être de ces femmes qui font des folies pour le plaisir d’en faire ou d’être remarquées. Mais cela est beaucoup plus grave que je ne le pensais. Que croyez-vous qu’il va se passer à présent ?

— Je ne sais pas. Plus que certainement, mon oncle me cherchera chez la comtesse Morosini et je vous avoue que je ne suis pas sans inquiétude en pensant à elle… Je serais tellement désolée s’il lui arrivait quelque chose !

— Que voulez-vous qu’il lui arrive ? Paris n’est tout de même pas un coupe-gorge. Donner l’hospitalité à une amie de couvent n’est pas un crime. Le pire qu’elle puisse risquer est une visite domiciliaire. Or, on ne vous trouvera pas rue de Babylone…

— Il faut que je rentre. C’est là que j’habite et je ne saurais où aller…

— Pour le moment, le mieux est que vous restiez ici… Non, ne protestez pas ! D’abord vous ne me gênez pas, je vous l’assure, dit-il avec un sourire qui le rajeunissait de dix ans tant il recelait de gaieté et de gentillesse. Ensuite, il est impossible, et dangereux, que l’on vous voie dehors, même avec l’assistance d’une voiture. On peut toujours faire parler un cocher de fiacre… Vous avez disparu : c’est une circonstance dont il convient de profiter.

— Mais que va penser mon amie Félicia ? Déjà elle doit être dans l’inquiétude…

— Qu’elle soit inquiète n’est pas une mauvaise chose si l’on est déjà venu s’enquérir de vous. Elle n’en jouera son rôle qu’avec plus de naturel. Je vais tout de même me rendre chez elle de ce pas. On m’y a déjà vu venir, cela ne surprendra personne et, ensemble, nous pourrons décider de la meilleure conduite à tenir.

Tout en parlant, il enlevait les assiettes, les verres et les plats, empilait le tout sur le plateau et allait le poser dans un coin. Le garçon du restaurant le reprendrait en venant apporter le dîner du soir. Puis, conseillant à Hortense de ne pas s’inquiéter, de se reposer durant son absence et surtout de n’ouvrir à personne, il prit son chapeau, sa canne et salua la jeune femme avec une pompe toute théâtrale :

— Voyez en moi votre très humble serviteur, jolie dame ! Soyez assurée qu’il ne vous arrivera rien tant que je veillerai sur vous…

Il sortit et referma soigneusement la porte derrière lui. Hortense entendit la clef tourner dans la serrure. Avec un soupir, elle alla s’asseoir sur le haut tabouret qui, avec le divan et quelques chaises de paille, composait le côté sièges de l’ameublement.

Le centre d’intérêt de l’atelier c’étaient, bien entendu, le haut chevalet de châtaignier et la grande table mais une autre table, plus petite, soutenait la pierre lithographique protégée de l’éclat du jour par un écran. Il y avait aussi une estrade pour les modèles et une sorte de bâti évoquant vaguement la forme d’un cheval et qui, en dépit de son anxiété, fit sourire Hortense au souvenir des protestations indignées de Timour. Dans un coin un énorme poêle de fonte noire d’où sortait un tuyau coudé tout aussi noir servait pour l’instant d’appui à une infinité de pots et de bassines contenant des restes de peinture. Et puis un peu partout des toiles rangées à la diable et tournées vers le mur. Celle qui occupait le grand chevalet était recouverte d’une toile verte qu’Hortense n’osa pas déranger par crainte de brouiller peut-être des couleurs encore fraîches.

Elle retourna néanmoins plusieurs toiles et reçut le choc d’une peinture à la puissance ardente et quasi sauvage, Les rouges et les ors y éclataient par contraste avec une étonnante gamme de verts foncés qui composaient souvent les fonds, Les scènes qu’Hortense contemplait dégageaient une violence qui l’effraya un peu comme si l’âme profonde de son sauveteur avait ouvert soudain devant elle des abîmes tragiques. Eugène Delacroix semblait aimer les chevaux fous, les corps tourmentés, le sang, l’angoisse et la souffrance, les ciels d’orage mais aussi la grandeur et la noblesse. Les figures qu’elle découvrait étaient en général d’une grande beauté si le sourire ne s’y épanouissait guère…

Tandis qu’elle allait vers une autre série de tableaux, une glace haute et étroite plaquée contre le mur lui renvoya son image : celle d’une femme pâle dont les longs cheveux défaits croulaient sur une sorte de chemise couleur de sang semblable, aux yeux de son imagination, à celles dont la Terreur se plaisait à affubler les victimes qu’elle envoyait à la mort sous l’accusation de parricide pour avoir attenté à la vie de leur mère la Nation. Ses nerfs craquèrent en face de cette image dont elle eut peur qu’elle fût prémonitoire et, le cœur cognant follement dans sa poitrine, elle courut s’abriter sous les rideaux de velours vert de l’alcôve, s’ensevelissant dans les gros coussins qui s’y empilaient en un fouillis moelleux… Qu’allait-il advenir d’elle à présent qu’elle ne savait plus où aller ? Elle qui avait tant souhaité revenir à Paris, voilà qu’elle s’y trouvait prise au piège…

Si seulement, elle avait su où se trouvait son fils, elle aurait pu profiter de la présence du marquis à Paris pour courir à Lauzargues, y prendre son bébé et supplier Jean de leur trouver à tous deux une cachette, même au fond des bois, même dans un lieu perdu mais où, au moins, ils pourraient vivre ensemble !…

L’idée, tout à coup, fit son chemin et arrêta les larmes qui montaient de son cœur. C’était peut-être cela la bonne solution : repartir. Repartir très vite… Hortense ne savait pas quand la malle-poste de Rodez quittait Paris mais la diligence pour la même destination partait, elle, le mardi à deux heures. Et l’on était dimanche… Il fallait qu’elle la prît… Le marquis n’allait pas regagner l’Auvergne de sitôt sans doute. Il lui faudrait du temps pour tenter de retrouver dans Paris sa nièce fugitive. Il allait s’attarder. Cela donnerait à Hortense toute latitude de rentrer à Lauzargues, d’y rejoindre Jean… La seule pensée de le revoir fit courir des frissons de bonheur tout au long de son dos, et trembler ses mains. Oh ! retrouver cette force dont il savait l’envelopper, cette passion qui les réchauffait tous les deux !… Il faudrait se cacher, sans doute, éviter le château et même Godivelle ! Godivelle à qui, le jour des funérailles d’Étienne, elle avait promis de renoncer au meneur de loups… Peut-être le mieux serait-il de retourner chez le docteur Brémont ? Il saurait bien où la cacher. Oui, c’était cela qu’il fallait faire : reprendre la route, retourner là-bas. Au moins elle y serait sous le même ciel, les mêmes nuages que son enfant et que l’homme entre tous aimé…