Quand ils atteignirent le grand vestibule, la voix d’un laquais se fit entendre, appelant la voiture de M. le Marquis de Lauzargues. On l’attendit à peine et, avec la parfaite courtoisie qui le caractérisait lorsque l’on ne se mettait pas à la traverse de ses projets, le marquis aida sa nièce à monter en voiture et prit place à ses côtés. La voiture tourna lentement puis se dirigea vers les guichets du Louvre.
— C’est aimable à vous de me ramener chez la comtesse Morosini, dit Hortense au bout d’un moment. Mais perdez dès à présent l’idée de me voir vous accompagner dans votre voyage de retour. Je ne rentre pas à Lauzargues…
— Je crois, moi, que vous y viendrez. De toute façon, vous ne rentrez pas davantage rue de Babylone…
— Comment ?… Où prétendez-vous donc m’emmener ?
— Mais… chez vous, tout simplement !
— Je n’ai plus de chez moi… Vous savez aussi bien que moi qu’un intrus s’y est installé et que l’on a osé vendre sans mon aveu « mon » château de Berny…
— Ne faites pas la sotte. Vous êtes toujours chez vous rue de la Chaussée-d’Antin. La meilleure preuve est que j’y loge moi-même. La maison est immense et le prince San Severn est bon homme au fond…
— Vous voulez m’emmener chez ce…
Elle n’acheva pas la phrase, la gorge serrée par la peur qui lui venait. Ce n’était pas possible !… Elle ne pouvait pas se laisser emmener chez cet homme… et par cet autre homme qui, naguère encore, prétendait la tuer…
La panique lui inspira un geste insensé. La voiture qui venait de franchir les guichets allait heureusement assez lentement mais eût-elle été plus vite qu’Hortense eût sans doute agi de même. Ramassant d’un geste brusque l’encombrante traîne de sa robe, elle ouvrit la portière et, avant que le marquis ait pu l’en empêcher, sauta sur le pavé. Puis se mit à courir, droit devant elle, sans prendre garde aux cris du marquis, ou à la stupeur des passants qui prenaient le soleil de ce dimanche sur le quai de la Seine… Beaucoup d’entre eux devaient garder le souvenir de cette très belle jeune femme en robe de cour qui, jupe relevée, courait comme une folle, serrant contre elle un impressionnant métrage de brocart améthyste, ses blonds cheveux, vite dénoués par le mouvement de la course, dansant sur son dos sans perdre pour autant les grotesques barbes de dentelle qui y demeuraient accrochées…
Hortense n’avait plus qu’une idée : rentrer chez Félicia, retrouver la sûreté de la maison paisible et surtout la silhouette rassurante de Timour… Il fallait qu’elle rentre, il fallait qu’elle réussisse cette espèce d’exploit insensé – Sans regarder derrière elle pour voir si on la suivait – le marquis sans doute avait ordonné que l’on fit tourner la voiture – elle courait, elle courait… Bientôt elle atteignit le Pont-Royal. Son cœur cognait dans sa poitrine mais elle ne ralentit pas sa course quand elle entendit derrière elle la voix du marquis crier : « Arrêtez-la ! » et le bruit des sabots des chevaux… Heureusement, il y avait beaucoup de monde, sur le pont. La foule s’ouvrait devant la jeune femme mais elle vit, soudain, barrant toute la largeur du pont, une bande d’étudiants qui brandissaient des cannes et chantaient quelque chose qu’elle ne comprit pas.
La bande ne s’ouvrit pas devant elle et même l’un des jeunes gens l’arrêta :
— On vous poursuit ? demanda-t-il.
— Oui… là… derrière… cette voiture.
— Continuez votre chemin ! Je vous garantis qu’elle ne passera pas !
Il y avait donc, parfois, des miracles ? Le mur de jeunes gens s’ouvrit devant elle puis se referma tandis qu’elle reprenait sa course. Elle atteignit le bout du pont… Il fallait à présent prendre la rue du Bac… Mais soudain, elle eut conscience de l’aspect étrange qu’elle devait présenter, des regards curieux. Elle crut apercevoir, vers l’entrée de la rue, la double silhouette noire de deux agents de police. Sûrement, ceux-là allaient l’arrêter !… Ils arrivaient de son côté et elle était si fatiguée, si fatiguée – Il lui sembla que son cœur allait céder, qu’elle allait tomber là, aux pieds des argousins quand, soudain, elle sentit une main vigoureuse s’emparer de son bras.
— Par ici !
Il venait d’arriver trop d’aventures pour qu’elle fût seulement surprise de reconnaître Eugène Delacroix.
— Je ne peux pas… Je suis… à bout de souffle…
— Si, vous pourrez ! A-t-on idée aussi d’un pareil attirail ! J’habite à deux pas… Courage !
Hortense sentit qu’il glissait un bras sous sa taille pour mieux la soutenir. Il devait être d’une grande force nerveuse car elle eut soudain l’impression de s’envoler, après tout, c’était peut-être tout simplement parce qu’il la portait plus qu’il ne l’aidait à marcher.
Avec surprise, elle vit que les deux policiers passaient à côté d’eux sans paraître marquer la moindre surprise. Ce genre d’incident était-il donc si fréquent ?… Tournant la tête vers le pont, Hortense vit, avec une joie immense, que la voiture était toujours prisonnière de l’espèce de petite émeute que les étudiants avaient déchaînée et elle leur envoya une pensée pleine de gratitude…
Déjà l’ombre d’une porte cochère les engloutissait, le peintre et elle. C’était celle d’une haute maison et, pour gravir l’escalier avec Hortense, Delacroix la lâcha, se contentant de tenir sa main :
— Mon atelier est au dernier étage, dit-il. Vous sentez-vous encore un peu de force ?
Hortense lui dédia un sourire tremblant :
— Vous m’avez sauvée. Je me sens forte à présent…
Derrière lui, elle monta plusieurs étages. Enfin, le peintre s’arrêta devant une porte de bois luisant et tira une clef de sa poche :
— C’est ici, dit-il. Donnez-vous la peine d’entrer. Hortense entra comme on l’y invitait, fit quelques pas… et s’évanouit avec grâce…
CHAPITRE V
L’ATELIER D’UN PEINTRE
Hortense reprit connaissance dans un océan de coussins moelleux mais sous le choc de deux gifles assenées plutôt sèchement :
— Excusez-moi, dit Delacroix, mais je ne possède pas de sels d’ammoniac. Il n’est encore jamais arrivé que l’un de mes modèles s’évanouisse… Tenez, buvez ceci…
Elle vit qu’il était assis près d’elle et qu’il lui tendait un petit verre plein d’un liquide doré.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du rhum… C’est souverain pour une foule de malaises, et vous me semblez encore un peu pâle.
— Du rhum ? Je n’en ai jamais bu…
— Cela, je le crois volontiers, mais vous ne risquez rien à essayer.
La brutalité du liquide la fit tousser, cependant sous le feu qu’il fit couler dans sa gorge elle découvrait un parfum agréable. Sans aller jusqu’à vider le verre, elle but une seconde gorgée et se sentit assez bien pour s’asseoir sur le bord du grand divan où on l’avait étendue. Le peintre s’était levé aussi et, debout à quelques pas d’elle, la regardait avec un demi-sourire qui lui fit penser qu’elle devait avoir une allure impossible.
— Vous devez me prendre pour une folle, dit Hortense. De quoi est-ce que j’ai l’air ?…
— A dire vrai, je n’en sais trop rien. Je ne vous cache pas que votre aspect est d’autant plus étrange qu’à voir cet attirail – il désignait le plastron amidonné – il n’est pas difficile de deviner que vous sortiez tout droit des Tuileries… et même d’une présentation. Mais de là à vous croire folle !…
— Il m’est difficile de vous expliquer ce qui vient de se passer car cela vous obligerait à écouter une longue et fastidieuse histoire. Je voudrais que vous me croyiez si je vous dis que je viens d’échapper à un grand danger… peut-être un danger de mort.
— Je vous crois…
Il vint s’accroupir auprès d’elle et prit ses mains dans les siennes.
— Il y avait dans vos yeux, tout à l’heure, quand je vous ai rencontrée, une véritable terreur, dit-il avec une grande gentillesse. Vous étiez affolée, perdue… Vous avez tourné sur vous-même un moment et j’ai cru que vous alliez vous jeter à la Seine. Tenez ! Vous aviez exactement cette expression-là…
Se relevant prestement, il alla jusqu’à une grande table chargée de carnets de croquis et de feuilles de papier, prit un fusain et jeta sur la feuille quelques traits rapides puis rapporta le tout à la jeune femme.
— Voyez !
Elle vit, en effet, une étonnante esquisse de son propre visage où l’on voyait surtout les yeux, des yeux de bête terrifiée qu’Hortense ne se connaissait pas… Elle hocha la tête.
— Vous avez vraiment beaucoup de talent, monsieur Delacroix. C’est un miroir que vous m’avez tendu là, n’est-ce pas ? Car… je crois bien que j’ai encore très peur.
— Vous êtes en sûreté ici. Qui pourrait songer à chercher la belle comtesse de Lauzargues chez un modeste barbouilleur nommé Eugène Delacroix…
— Barbouilleur ! Et modeste ! Pardonnez-moi, monsieur, mais à vous regarder on peut vous créditer de beaucoup de beaux sentiments : la générosité, le courage… pas la modestie ! Vous ressemblez plus à un paladin qu’à un moine.
Il se mit à rire découvrant une denture éblouissante qui en rappela une autre à Hortense. Par certains côtés : la manière arrogante de porter la tête, le pli volontaire de ses lèvres, il évoquait un peu Jean. C’était peut-être à cause de cela qu’elle se sentait si facilement en confiance avec lui.
— Touché ! dit-il. A présent, passons aux choses sérieuses et dites-moi ce que je peux faire pour vous. Appeler une voiture pour vous faire reconduire rue du Bac ?
— A dire vrai, je n’en sais rien… Je crains que ceux qui me poursuivent…
— N’aillent vous y chercher tout droit ? Je pense aussi qu’il vaut mieux attendre et si vous voulez m’en croire…
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