— Mon Dieu, Félicia, la robe !

— Quelle robe ?

— La fameuse robe de cour, indispensable. Je ne possède rien de tel… et ne suis pas assez riche pour une telle dépense.

— Très juste ! C’est une chose qu’il faut considérer… Félicia réfléchit un instant puis son visage s’éclaircit :

— Je crois que j’ai trouvé la solution. Je vais, de ce pas, demander l’argent nécessaire à San Severo. Selon toute vraisemblance, c’est lui qui est responsable de cette corvée, c’est à lui de payer…

— Il n’acceptera jamais.

— Croyez-vous ? Alors je le lui gagnerai au jeu… Cela me gêne un peu de vous le dire mais je peux, pour une bonne cause, y être d’une extrême habileté. Et puis je ne serais pas fâchée de voir un peu la tête que va faire en face de moi cet assassin en puissance…

Mais, de ce discours, Hortense n’avait retenu que la première phrase.

— Félicia ! Voulez-vous dire que vous allez… tricher ? La jeune comtesse lui dédia un sourire sardonique.

— C’est selon la bonne volonté que l’on mettra. Je n’aurai peut-être pas à utiliser ce petit talent… que je dois à un croupier vénitien qui avait gagné un peu trop d’argent à mon époux et que j’ai obligé, sous la menace d’un pistolet, à me révéler la méthode… Allons, je vais m’habiller ! Passez une bonne soirée et dormez bien. Je rentrerai sans doute tard et n’irai pas vous réveiller.

Hortense s’élança vers son amie et la retint par un bras.

— Emmenez Timour avec vous ! Je serai plus tranquille…

— Gaetano sera très suffisant. Il a lui aussi des talents que vous ne soupçonnez pas. D’ailleurs, je ne crains rien. N’oubliez pas que San Severo se dit amoureux de moi… En revanche, si j’emmenais Timour, il pourrait profiter de notre absence pour envoyer ici une quelconque expédition déguisée en cambriolage…

Son inquiétude, même manifestée sur un ton léger, était sérieuse. Hortense devait s’en apercevoir, en découvrant le lendemain matin que le Turc avait dormi sur une banquette tirée en travers de la porte de sa chambre…

Mais, au petit déjeuner qu’Hortense et son amie prenaient traditionnellement devant la fenêtre du petit salon, ouverte ce matin-là sur un joyeux soleil et un vol de pigeons blancs, Félicia arborait une mine réjouie et caressait amoureusement un portefeuille de maroquin vert rebondi à souhait qui reposait auprès de sa main droite.

— Succès complet ! lança-t-elle à Hortense quand celle-ci la rejoignit. J’ai plumé le cher prince comme un simple poulet.

— Est-ce que cela veut dire que vous avez…

— Eh oui ! J’ai… Le saint homme ne voulait rien savoir. Il jurait ses grands dieux qu’il n’était pour rien, n’étant pas dans le secret des dieux, dans cette invitation à vous adressée. Partant, il ne voyait pas pourquoi il serait obligé de vous offrir une robe. Alors, je n’ai pas insisté. J’ai seulement proposé de jouer. C’est une invitation à laquelle il est incapable de résister. Cette nuit, il n’a vraiment pas eu de chance…

— Combien… lui avez-vous pris ?

— Vingt mille livres ! répondit la jeune femme, triomphante. Il y a là plus qu’il ne nous en faut. Mais, si vous voulez bien avaler ce déjeuner rapidement, nous irons nous occuper de cette satanée robe. Nous n’avons qu’une semaine à peine…

Ce fut une semaine plus que remplie. Quelques heures après l’arrivée de la lettre royale, M. Abraham, petit vieillard sec et précieux, confit dans la poudre et le fard comme d’autres dans la dévotion, se présentait rue de Babylone pour faire pénétrer « Madame la Comtesse » dans les arcanes difficiles des trois révérences de cour.

Hortense en avait bien appris quelque chose chez les Dames du Sacré-Cœur où le maintien était une matière très prisée. Mais elle s’aperçut vite que faire une révérence avec une robe de tous les jours et la faire avec une robe à traîne étaient choses tout à fait différentes. D’autant qu’il ne s’agissait pas d’un seul plongeon mais de trois qu’il fallait exécuter à reculons et, de préférence, sans se prendre les pieds dans la traîne.

Cela donnait lieu à toutes sortes de marches et de contre-marches, de courbettes gracieuses, de pas mesurés, de ruades discrètes destinées à éloigner les traîtres plis de la queue. Se retourner n’eût guère présenté de difficultés mais, justement, il ne pouvait être question de se retourner, les personnes royales ne devant jamais voir leurs visiteurs autrement que de face. Cela compliquait singulièrement les choses car, les devoirs une fois rendus, il s’agissait en général de retraverser un immense salon à reculons sans dévier d’un pouce de la ligne prévue. Si l’on avait mal calculé l’emplacement de la porte, on se retrouvait le dos contre le mur et couverte de ridicule.

— Nous avons peu de temps, glapissait M. Abraham mais, grâce à Dieu, Madame la Comtesse est jeune et fort souple. Elle devrait se tirer à son avantage de cette petite épreuve… La révérence, bien sûr, est tout un art… Ah ! si vous aviez pu voir la défunte reine Marie-Antoinette ! Que de grâce, que d’élégance…

M. Abraham avait été, jadis, en effet, le maître à danser de la malheureuse souveraine et ne permettait à personne de l’ignorer. La majeure partie de ses phrases en forme de regrets s’achevait par : « Ah ! si vous aviez vu… »

La robe présentait une autre sorte de problème. Le deuil en noir n’étant pas de mise à la Cour, Félicia avait fait choix, pour son amie, d’un brocart améthyste légèrement fileté d’argent dont la nuance convenait à son teint de blonde. La robe était fort belle et seyait merveilleusement à Hortense. Malheureusement, Madame la Dauphine quand elle n’était encore que duchesse d’Angoulême avait édicté pour les présentations une mode étrange, en forme d’ukase, qui détruisait le charme de n’importe quelle toilette : il fallait porter de longues barbes de dentelles accrochées à la chevelure, une ample mantille et, sur la gorge, une sorte de plastron de dentelles empesées aussi désagréable à porter que disgracieux.

Quand, au matin du dimanche 30 mai, Hortense se vit ainsi accoutrée dans la haute psyché de sa chambre, l’encombrement de sa coiffure sommé d’une paire de plumes d’autruche blanches, elle ne put s’empêcher de rire :

— Je ressemble à un cheval de corbillard, soupira-t-elle. Quand je pense que ma mère a dû, un jour, s’attifer de la sorte ! Elle a dû souffrir le martyre, elle qui s’habillait toujours divinement…

— Ajoutez à cela, renchérit Félicia en tendant les longs gants blancs qui complétaient la toilette, qu’elle n’a pas dû recevoir un accueil très encourageant, assez semblable à celui réservé aux maréchales d’Empire. Quand la maréchale Ney, princesse de la Moskowa, s’est inclinée devant elle, Madame lui a lancé de sa voix de grenadier un : « Bonjour Aglaé ! » sans autre commentaire qui la renvoyait à ce qu’elle était au temps de Versailles : la fille d’une femme de chambre de la Reine… Mais assez causé ! J’entends la voiture…

Spontanément, elle prit Hortense à bout de bras, la regarda puis l’embrassa chaleureusement mais en prenant bien soin de ne pas porter tort à son édifice capillaire.

— Revenez vite ! fit-elle avec émotion. Vous aurez sans doute à me raconter beaucoup de choses fort drôles dont nous rirons ensemble. Mais, en attendant… je vais prier pour vous !

Dans la pompeuse voiture royale deux dames attendaient, curieusement semblables avec leurs satins brodés surchargés de colifichets, leurs dentelles, leurs plumes, leurs diamants, leur air solennel et leur mine revêche. Aucune d’elles ne daigna descendre pour faciliter l’embarquement à la nouvelle venue. On se serra seulement un peu, à bouche pincée, pour faire place à ses falbalas et l’une d’elles déclara – Hortense ne sut jamais de qui il s’agissait :

— Vous êtes à temps, madame, c’est bien…

Ce fut toute la conversation jusqu’à ce que la voiture pénétrât dans la cour du Carrousel. A cet instant seulement, celle des deux dames qui n’avait pas encore parlé, ouvrit la bouche :

— N’oubliez pas une chose importante : si Sa Majesté le Roi veut bien vous adresser une question, vous ne devez en lui répondant employer aucune des deux appellations « Sire » ou « Votre Majesté ». Seul « Le Roi », avec bien sûr la troisième personne, est convenable…

— Ni Sire ni Majesté ? Mais pourquoi ?

La dame lui jeta un coup d’œil glacé. Puis remontant le menton à la hauteur des toits :

— Ces deux titres ont été souillés par le Corse usurpateur. Le Roi légitime ne saurait admettre qu’on les lui donne.

— Bien ! soupira Hortense. Je vous remercie, madame, d’avoir bien voulu m’informer…

— J’ai seulement souci de votre réputation, ma chère. Nous n’avons ni l’une ni l’autre choisi d’être vos marraines mais nous ne tenons pas à donner à rire plus qu’il ne convient ! Descendez à présent…

Au prix d’un violent effort sur elle-même, Hortense retint la bouffée de colère qui lui venait. Elle avait envie de gifler ces deux vieilles pécores insolentes et de leur rappeler que le nom qu’elle portait était peut-être plus ancien que le leur. Mais elle était sur le chemin du calvaire, il lui fallait le gravir jusqu’au bout et en silence… Après tout, cela n’était que piqûres d’épingles sans importance, l’important étant d’en finir le plus vite possible avec cette affreuse corvée…

Pourtant, en pénétrant dans ce palais qui avait été celui de son illustre parrain, elle ne put se défendre d’une émotion. On n’avait guère touché au décor qu’il avait voulu, ordonné. Sous les fleurs de lys à l’or trop neuf, elle devinait la trace des aigles impériales, comme elle croyait entendre le pas sonore de Napoléon sur les marbres du grand vestibule… Les larmes lui montèrent aux yeux. Puis elle ne vit plus rien, n’entendit plus rien, happée qu’elle fut par un tourbillon de bruit et de couleurs. On avait tenté ici de ressusciter les fastes et la minutieuse étiquette de Versailles. Ce n’était partout qu’habits chamarrés, uniformes rutilants soutachés, gansés, passepoilés, aigrettes et plumets. C’était là apparemment le domaine des militaires, gardes du corps ou gardes suisses. Les pas s’y cadençaient, les commandements résonnaient sous les hautes voûtes mais on se rangeait sur le passage des trois femmes que précédaient une escouade de valets de pied…