A Paris, dans les faubourgs, les quartiers modestes et même dans certains beaux quartiers, l’atmosphère s’échauffait doucement comme une marmite d’eau qui s’en va paisiblement vers l’ébullition mais ce n’était pas encore perceptible à l’œil nu… Le duc Louis-Philippe d’Orléans qui attendait son heure en comptant paisiblement les gaffes royales était à Neuilly au milieu de ses jardins et de sa nombreuse famille. Mais tout ce beau monde reviendrait vers la fin du mois pour recevoir le roi et la reine de Naples dont on attendait la visite.

Dans les cafés, on commentait, en bien ou en mal, la prochaine expédition française en Algérie où il s’agissait de venger l’honneur d’un ministre plénipotentiaire, souffleté à coup de chasse-mouches par le dey d’Alger. Quant aux rares salons encore ouverts comme celui de la duchesse de Maillé ou de la marquise de Montcalm, on commençait à y envisager des moyens possibles pour un renversement du ministère, alors que chez le vieux prince de Talleyrand et sa beaucoup plus jeune nièce et néanmoins maîtresse, la duchesse de Dino, on complotait la mise à la retraite de la branche aînée des Bourbons au profit de leurs cousins d’Orléans… Mais tout cela se disait doucement, petit bruit plus léger qu’un vent du soir, chuchotements rythmés par le jeu nonchalant des éventails et les accords des dernières contredanses.

Enfin, rue de Babylone, on n’avait eu aucune nouvelle de Buchez et de ses amis. Si l’on avait appris l’arrestation de quelques carbonari par le préfet de Police Mangin, qui leur avait voué une haine farouche et leur faisait une chasse acharnée, du moins rien ne laissait supposer que les compagnons de Félicia eussent été inquiétés. C’eût été une grosse prise que les journaux eussent proclamée avec force commentaires.

La vie des deux jeunes femmes s’écoulait donc paisible et douce, partagée entre la tapisserie, la lecture, la musique et quelques visites. Parmi elles, le peintre Delacroix qui prenait doucement l’habitude de s’arrêter un moment, pour une tasse de thé ou de café, sur le banc du jardin. Il était toujours très satisfait de sa collaboration avec Timour, encore que le Turc lui posât parfois certains problèmes : ainsi le jour où, devant poser pour un portrait équestre, le Turc avait refusé farouchement d’enfourcher le cheval d’atelier, réclamant un vrai pur-sang…

Les visites de Delacroix étaient un plaisir pour Hortense. Très cultivé, le jeune peintre était aussi introduit – c’était là l’œuvre discrète de Talleyrand – dans les meilleures maisons de Paris et de Londres où il avait fait un séjour et comptait nombre d’amis. Il savait parler avec esprit d’une foule de choses mais, quand il parlait d’art, c’était un feu d’artifice qui plongeait les deux femmes dans le ravissement.

Immanquablement, ses visites se terminaient toutes de la même façon. En s’inclinant sur la main de la comtesse Morosini, il demandait :

— Quand me ferez-vous la grâce de poser pour moi, comtesse ? Votre visage est tellement celui dont je rêve pour une Liberté…

— Le temps n’est pas encore à la liberté, mon ami, répondait Félicia. Peut-être, lorsque je la verrai, consentirai-je à la représenter… en toute humilité d’ailleurs !

Enfin, chaque dimanche, dans la voiture de Félicia, Hortense et son amie se rendaient à la messe aux Missions étrangères. N’ayant reçu aucune nouvelle d’Auvergne, Mme de Lauzargues trouvait une douceur à se sentir plus proche de Dieu qui seul pouvait accueillir sa nostalgie et l’adoucir. Mais presque chaque fois, elle avait cru apercevoir la voiture noire dont elle avait gardé si grande peur et, de ce fait, elle avait même renoncé, comme elle en avait eu pourtant la ferme intention, à se rendre chez les Dames du Sacré-Cœur. D’ailleurs, au billet qu’elle avait envoyé, demandant la permission d’une visite, il lui avait été répondu que la Mère Générale était malade et ne recevait pas…

— Cela ne lui ressemble pas, commenta Félicia. Quand il s’agit de réconforter une âme en peine, la Mère Madeleine-Sophie reviendrait des portes mêmes de la mort. J’en viens à me demander si elle a seulement reçu votre lettre…

— Vous pensez que l’on crée autour d’elle une sorte de barrage, qu’elle aurait été prévenue contre moi ?

— Ma chère, je ne pense rien du tout ! Mais souvenez-vous que Madame la Dauphine a toute-puissance chez ces Dames et que votre crédit à la Cour doit être fortement négatif. Ne songez pas à sortir encore, Hortense, même pour une visite dans un si proche voisinage. Peut-être éprouveriez-vous des déceptions dont vous n’avez nul besoin.

Pour meubler son temps et ne pas trop laisser s’installer la mélancolie, Hortense lisait beaucoup. Il y avait alors floraison de Mémoires de toutes sortes. Tous ceux qui avaient, de près ou de loin, touché ou participé à la Révolution ou à l’Empire jugeaient indispensable de faire connaître au monde leur point de vue. Les Mémoires apocryphes connaissaient aussi un grand succès. Ainsi de ceux de Mme Du Barry que, bien entendu, la favorite de Louis XV n’avait jamais trouvé le temps d’écrire avant de finir tragiquement et encore dans la fleur de l’âge sur l’échafaud. Cette littérature était plus ou moins réussie et faisait hennir de mépris M. de Chateaubriand dont tout un chacun savait qu’il avait entrepris d’écrire ses propres Mémoires mais dont seuls quelques rares privilégiés pouvaient entendre, en lecture directe, des extraits dans le salon de Mme Récamier à l’Abbaye-aux-Bois.

Assise au jardin, entre deux massifs de pivoines, roses à ravir un porcelainier chinois. Hortense lisait les Mémoires d’une contemporaine et prenait un certain plaisir aux aventures de cette demi-Hollandaise, maîtresse du général Moreau, qui, après avoir subi quelques fours retentissants à la Comédie-Française, était tombée amoureuse du maréchal Ney au point de s’engager dans la Grande Armée sous un déguisement afin de le suivre au cœur des batailles. Le temps était délicieux avec une toute légère brise qui venait jouer dans la mousseline blanche dont s’enveloppait la tête de la jeune femme, apportant du jardin voisin – et de la caserne des Suisses non moins voisine les senteurs de chèvrefeuille et une vague odeur de crottin de cheval. Hortense aurait pu se croire revenue dans le joli jardin de Mlle de Combert, au temps de ses étranges fiançailles, mais aussi au temps où Jean respirait à deux lieues d’elle seulement…

Par instants, elle abandonnait sa lecture pour sourire à cet instant de paix et au doux souvenir de son amour. C’était une de ces minutes où le courage était au plus haut, où tout paraissait possible, où l’espérance rejoignait la jeunesse. Autour d’elle, Paris n’était que silence…

Il faut peu de chose pour détruire un moment d’exception. Cette fois, ce fut l’arrivée de Félicia portant sur son visage mobile tous les stigmates de l’inquiétude. Entre ses mains, un pli de grandes dimensions cacheté d’un sceau dont la taille proclamait qu’il était officiel.

— Un messager de la Cour vient de l’apporter, s’écria-t-elle. Il vous est destiné… Si je n’avais écouté que mon impatience, je crois que je l’aurais ouvert. Mais c’eût été tout de même par trop indiscret…

— Vous avez eu bien tort, Félicia. Nous sommes embarquées ensemble dans la même galère et ce qui concerne l’une ne peut manquer de concerner l’autre. Voyons donc ce que l’on nous veut…

C’était assez long mais fort net. Le message émanait du marquis de Dreux-Brézé, maître des cérémonies de la Cour, qui après les formules d’usage faisait savoir à Mme la Comtesse de Lauzargues le bon plaisir du Roi qui était de la recevoir, aux fins de présentation, le dimanche 30 mai, à la sortie de la messe des Tuileries. Eu égard au deuil récent de ladite comtesse, le cérémonial usité en pareilles circonstances serait légèrement modifié quant à la toilette qui ne comporterait pas l’habituel décolleté. A l’endroit de la présentation aussi qui, au lieu de la Salle du Trône serait la galerie précédant la chapelle. Cet arrangement aurait pour avantage de présenter ainsi la comtesse à tous les membres de la famille royale d’un seul coup et de ne pas lui faire faire le tour des divers appartements royaux. Mais, pour le reste, on suivrait la procédure habituelle : deux marraines, Mmes d’Agoult et de Damas, viendraient prendre la présentée à son domicile dans l’une des voitures de la Cour et M. Abraham, maître à danser du Palais, aurait l’honneur de se présenter à elle quelques jours auparavant afin de lui enseigner les révérences protocolaires…

Ce morceau de littérature compliqué laissa les deux jeunes femmes éberluées et silencieuses. Félicia prit la lettre des mains d’Hortense pour la relire à son aise, sourcils froncés. Ce fut Hortense qui réagit la première :

— Moi, présentée à la Cour ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. Mais, à première vue, je n’aime pas cela !

— Alors, c’est tout simple, dit Hortense, je n’irai pas…

Lentement Félicia roula la lettre et se mit à jouer machinalement avec elle.

— C’est impossible. Je ne vois vraiment pas comment vous éviter cela.

— Je pourrais ne pas être là… être… repartie ?

— Ce n’est plus possible et je dois dire que c’est de ma faute. Le messager insistait pour vous remettre cette lettre en main propre et, ignorant ce qu’elle contenait, je me suis contentée de lui dire que vous n’étiez pas visible parce que vous étiez souffrante…

— Eh bien, voilà l’excuse toute trouvée : je suis malade, incapable de me traîner… encore plus de faire une révérence. Alors, vous pensez ! Trois !…

Félicia hocha la tête :

— Si l’on veut vous voir, on y arrivera. On vous enverra un médecin royal pour juger de votre état. On fera prendre de vos nouvelles par des gens qui auront tout loisir de venir jusqu’à vous. La seule solution serait, sans doute, de prendre la fuite dès ce soir. Vous, moi… et toute ma maison.