— Vous pensez vraiment que c’est lui ? dit Hortense.

— Cela ne fait aucun doute, ma chère ! C’est une chance que le colonel Duchamp se soit trouvé là à point nommé pour vous sauver la vie. A propos, princesse, il fait réellement partie de nos « bons cousins ». C’est nous qui l’avons fait venir à Paris pour une mission particulière. Vous pouvez avoir toute confiance en lui : c’est un homme d’une rare énergie et d’une droiture absolue…

— Malheureusement, dit Félicia, il ne peut se charger de la protection de mon amie puisqu’il est déjà investi d’une mission et ce qui s’est passé aujourd’hui peut se reproduire…

— Il est bien certain, reprit Buchez, que si madame avait pu se trouver un asile en Auvergne elle y eût été plus en sûreté qu’ici. Mais dans l’état actuel des choses, elle y rencontrerait aussi un isolement dangereux…

— Il est toujours possible de lui procurer un autre abri, dit Vidocq. Le village de Saint-Mandé où j’habite est parfaitement tranquille. On pourrait sûrement lui trouver un logement…

— Ce serait une autre forme d’isolement, coupa Félicia, Ma maison est solide, bien défendue par des serviteurs à toute épreuve. C’est encore là qu’elle sera le plus en sûreté…

— A condition de n’en sortir que le moins possible et sous bonne escorte, reprit Vidocq. Son ennemi finira peut-être par se fatiguer…

— La cause est entendue : je la garde mais, je vous en conjure, essayez de l’aider dans la tâche qu’elle entreprend : laver son père de l’accusation de meurtre et de suicide et le venger… Vous êtes journaliste, Buchez, vous devez pouvoir apprendre certaines choses ? Et vous, Vidocq, le fameux chef de la police de Louis XVIII, comment n’êtes-vous pas au fait de cette histoire ?

— Je suis certain que le banquier et sa femme ont été tués, tout comme votre frère en était certain, protesta l’interpellé, mais le coup a été si bien monté que les traces sont difficiles à relever et les preuves plus encore. Je vous rappelle d’ailleurs qu’en décembre 1827 je n’étais plus à la tête de la Police judiciaire. Je le regrette d’ailleurs car à cette heure nous saurions où se trouve votre frère…

— On ne sait toujours rien ? murmura Félicia, la voix soudain altérée.

— On sait qu’il n’est pas à Paris. Mais la France est grande. Notre cousin Dugied qui couvre la Bourgogne et la Franche-Comté a pu nous donner deux assurances : Gianfranco Orsini ne se trouve ni au château de Dijon ni au fort de Joux. Arnold Scheffer dit qu’il n’est pas non plus au château d’if, à Marseille, ni à l’île Sainte-Marguerite. A présent, c’est au tour de Rouen l’aîné, chargé de la Bretagne, de donner ses résultats. Il nous a déjà fait savoir que votre frère ne se trouvait pas au Mont-Saint-Michel mais il y a encore beaucoup d’autres prisons à explorer… et malheureusement, nous avons beaucoup à faire ici même si nous voulons en finir avec ce maudit régime…

Un homme vêtu dans la meilleure tradition des demi-soldes : redingote sombre pincée à la taille, cravate noire, pantalons à la houzarde tombant sur les bottes garnies d’éperons, la Légion d’honneur à la boutonnière et le « bolivar » planté sur la crinière, venait de faire irruption.

— Une escouade de police vient de s’arrêter devant le café, lança-t-il. Il faut filer !…

— Pas tous ! protesta Buchez. Il n’a jamais été défendu de boire un gloria avec de vieux compagnons. Mais, vous Vidocq, toi Flotard et toi, Sigaud, il vaut mieux que vous disparaissiez ! Vous aussi, mesdames. On va vous montrer le chemin…

Le chemin, c’était d’abord une trappe menant dans la cave. Sous la conduite de Vidocq, les quatre personnages désignés s’y engagèrent l’un après l’autre tandis que l’on faisait disparaître tasses et verres en surnombre. Les carbonari restants reprirent place à table et Buchez s’en alla même commander d’autres consommations. Juste à ce moment, les argousins, le gourdin brandi et l’œil soupçonneux, pénétraient l’un après l’autre dans le café…

Le bruit de leurs pas se répercutait dans le caveau souterrain, encombré de barriques, de sacs de thé ou de café et de tout ce dont on a besoin dans un café bien achalandé.

— La trappe n’est même pas cachée, dit Hortense. Ils vont nous découvrir sans peine…

— Aussi n’allons-nous pas rester là, fit Vidocq.

Il prit un rat-de-cave sur une étagère, l’alluma à son briquet puis, avec l’aide d’un de ses compagnons fit basculer tout le devant d’une grosse barrique dans laquelle il invita les deux femmes à le suivre. Les deux autres hommes s’y engagèrent à leur suite et le dernier referma l’étrange porte qu’un ingénieux mécanisme ouvrait et refermait à volonté.

Un système analogue ouvrait l’autre fond de la barrique et, instantanément accueillis par une bouffée de musique, les fugitifs se trouvèrent dans l’endroit le plus étrange du monde.

C’était une sorte de longue cave, décorée de façon criarde, mais séparée, par des cloisons de bois peintes de fleurs et de nymphes vaporeuses, en une vingtaine de boxes dans lesquels s’ébattait une compagnie fort mélangée. Des hommes de mauvaise mine et des filles, d’autres hommes et de jeunes garçons y buvaient ou s’y livraient à des plaisirs moins innocents. Au bout de la longue travée centrale un orchestre de quatre musiciens faisait rage.

La barrique débouchait sur l’un de ces boxes, celui du fond, qui était aussi le plus obscur mais quand on voulut la diriger vers la sortie, Hortense eut un mouvement de recul.

— C’est insensé, dit-elle. On va nous voir…

— Il n’y a aucun danger, chuchota Vidocq. C’est ici le Café des Aveugles et les quatre musiciens que vous voyez là-bas sont d’anciens pensionnaires des Quinze-Vingts qui ont appris la musique. Sous la Révolution, c’était le lieu de rendez-vous favori des sans-culottes. Au-dessus de la porte, il y avait une inscription qui disait : « Ici on s’honore du titre de citoyen, on se tutoie et on fume »… On ne s’appelle plus citoyen, on ne se tutoie plus… enfin pas obligatoirement, mais on y fume toujours. On y fait aussi pas mal d’autres choses que la morale réprouve. Aussi, je vous conseille vivement de ne pas regarder ce qui se passe dans les compartiments devant lesquels nous allons passer. Cela risquerait d’offenser vos yeux mais je peux vous garantir que personne ne fera attention à nous…

Accrochée au bras de Félicia que rien apparemment n’effrayait, Hortense se laissa conduire au long de la galerie. Des rires gras, des chants, des plaisanteries affreuses s’élevaient de l’ignoble ruche. Persuadée d’être au fond de l’enfer, la jeune femme s’efforçait de ne rien voir, et d’entendre le moins possible… Enfin, on fut près de l’orchestre dont le vacarme était presque insoutenable. Vidocq mit une pièce dans la main du tenancier qui, lui, voyait très clair mais se contenta d’une grimace de connivence. Puis on s’engagea dans un escalier raide et gras qui débouchait au fond d’une courette obscure prolongeant l’entrée d’une maison où se faisait entendre un vrai tintamarre de bacchanale…

— Allez devant ! conseilla Vidocq aux deux femmes, après s’être assuré qu’aucun policier ne patrouillait devant la porte. Il vaut mieux se séparer ici. Rentrez vite chez vous et prenez bien garde… On vous fera savoir des nouvelles dès qu’on en aura !

Quelques secondes plus tard, Félicia et Hortense se retrouvaient mêlées à la foule des galeries. La porte qui leur avait livré passage jouxtait le superbe magasin de Corcellet et personne parmi les badauds qui contemplaient, derrière les grilles, l’étalage de l’épicier, ne fit attention à elles.

Sur la place du Palais-Royal, elles trouvèrent sans peine un fiacre qui les ramena rue de Babylone…

CHAPITRE IV

UNE INVITATION OU UN ORDRE ?…

Les jours qui suivirent firent à Hortense l’effet d’une halte après un long voyage fatigant. Le temps de ce mois de mai était beau et déjà chaud. Dans le jardin de Félicia les roses promettaient d’être nombreuses autant que précoces, les glycines et les seringas croulaient sous les fleurs et grâce à ce petit havre de paix, Hortense n’éprouvait aucune peine à rester au logis. D’ailleurs, autour d’elle, Paris commençait à revêtir son visage d’été…

C’était le moment où, dans la Société, on prenait les dispositions nécessaires pour fermer les hôtels et gagner les châteaux ou encore les villes d’eaux. Certains n’avaient pas encore décidé ce qu’ils feraient à la belle saison, hésitant entre Vichy ou Aix-les-Bains, un séjour aux bains de mer que la duchesse de Berry venait de mettre à la mode, ou une retraite moins onéreuse dans quelque vieille demeure campagnarde pour y refaire un peu les finances ébréchées par les fêtes de l’hiver. Quoi qu’il en soit, la vie mondaine cessait progressivement et, aux réceptions hebdomadaires de la comtesse Morosini ne venaient plus que de rares habitués. Car il y avait aussi la catégorie de ceux qui, n’ayant pas les moyens d’aller aux eaux et ne possédant pas de château, s’enfermaient chez eux tous volets clos pour laisser croire qu’ils étaient absents.

La Cour, elle aussi, avait plié bagage. Le Roi était à Saint-Cloud pour y méditer sans doute sur l’effet désastreux produit, chez les Français, par la nomination du ministère super-ultra du prince de Polignac, plus royaliste que le Roi lui-même, et en contradiction formelle avec la Chambre dont, depuis les dernières élections, la majorité des députés appartenaient à l’opposition libérale. Les méditations ne devaient pas être très profondes parce que l’esprit de Sa Majesté ne lui permettait pas de tels excès et qu’en tout état de cause, si la nation presque entière abhorrait ses ministres, lui les trouvait tout à fait à sa convenance. Dans le joli palais d’été jadis construit par Monsieur, frère de Louis XIV, et dont Napoléon Ie, avait fait un séjour des plus agréables, Charles X rêvait au plaisir qu’il allait goûter à se comporter en monarque absolu.