— Permettez-moi de m’étonner, madame… Mon père a toujours témoigné à M. Vernet une entière confiance et même une grande amitié. Je pensais pouvoir lui redemander un peu de cette amitié à un moment où je me trouve aux prises avec de grandes difficultés…

— Je vous supplie de ne pas insister, madame. Mon fils a payé trop cher l’amitié respectueuse que lui-même portait à monsieur votre père. Comprenez que je veuille qu’il en reste là !… Encore une fois, je vous demande de me pardonner si je vous parais aussi inhospitalière, incivile, tout ce que vous voudrez. Mais je suis sa mère et aucune force humaine ne m’empêchera de veiller sur lui, de le défendre…

La porte qui avait livré passage à Mme Vernet se rouvrit. La jeune femme de chambre parut. Sans oser regarder sa maîtresse, elle annonça :

— Monsieur prie Madame la Comtesse de bien vouloir venir jusqu’à lui !

Avec un sanglot, la mère alla s’asseoir sur la banquette et se mit à pleurer, le visage caché dans son mouchoir. Hortense hésita un instant. La douleur de cette femme la touchait mais elle avait trop besoin de savoir ce qui motivait l’étrange réception qu’on lui faisait. Elle avait trop besoin d’entendre ce que Louis Vernet avait à lui dire. Alors, résolument, elle marcha vers la porte qu’on lui tenait ouverte, entra…

La pièce était un grand salon meublé de ces jolis meubles clairs que la Restauration avait mis à la mode. Elle était pleine de livres et de fleurs et, par les fenêtres dont les grands rideaux bleus étaient ouverts, on pouvait voir un petit jardin vert autour d’un étroit bassin où chantait un jet d’eau. C’était en vérité une très jolie pièce, pleine de lumière et de gaieté mais toute cette lumière sombra pour Hortense quand elle vit Louis Vernet, ou ce qu’elle devina être Louis Vernet tant il avait changé.

Assis dans un fauteuil près de la fenêtre, une couverture écossaise sur les genoux, il semblait n’être plus que l’ombre de lui-même. Ses cheveux blonds, jadis épais, étaient à présent rares et clairsemés. Il était maigre et pâle et son visage aux traits creusés disait assez les longues souffrances endurées. Il eut pourtant, pour la jeune femme si visiblement déroutée, un sourire :

— C’est bien moi, mademoiselle Hortense… Pardonnez-moi de ne pas aller vous accueillir mais je n’ai plus l’usage de mes jambes. Voulez-vous venir jusqu’à moi ?

Elle s’avança comme dans un rêve et prit place sur le petit fauteuil qu’une main trop maigre lui indiquait. Elle ne savait pas très bien ce qu’elle devait faire : s’enfuir ou éclater en sanglots comme l’avait fait la mère.

— C’est à vous de me pardonner, dit-elle enfin. Si j’avais su… si j’avais pu deviner, je ne me serais jamais permis de venir vous importuner.

— Vous ne m’importunez pas. Je suis même heureux de vous voir. Les journées sont longues, vous savez, quand on est comme je suis. Et les nuits plus encore… Mais oublions cela un moment ! Ainsi vous êtes mariée ? Au nom que vous portez j’imagine que vous avez épousé votre cousin ?

— En effet, mais je suis veuve. Il est mort quelques mois avant la naissance de mon fils… Mais vous, je vous prie, dites-moi ce qui vous est arrivé ! Ou bien est-ce… trop difficile ?

— Non. Il vaut mieux que vous sachiez. Nous y reviendrons tout à l’heure. Dites-moi d’abord comment est mort votre époux ?

Une vague de sang monta au visage d’Hortense et l’empourpra… Elle faillit mentir, attribuer à Étienne une mort bénigne, maladie ou accident, mais elle n’était pas venue ici pour mentir :

— Il s’est pendu ! dit-elle d’une voix dont la sécheresse l’étonna. Il… il ne voulait pas de notre mariage. Il ne m’a épousée… que pour me sauver moi-même.

Si horribles qu’eussent été ses paroles, elles ne parurent pas faire grande impression sur Louis Vernet. C’était comme si de tels événements lui étaient devenus naturels.

— Bien sûr, approuva-t-il. Si vous n’aviez pas contracté mariage, le seul moyen qu’avait le marquis de s’attribuer votre fortune était de vous supprimer…

— Il n’y a pas renoncé et j’ai dû fuir après qu’il m’eut enlevé mon fils au lendemain de sa naissance…

— L’héritier, bien entendu !… Pauvre, pauvre demoiselle Hortense ! Comme vous avez dû souffrir mais comme tout cela éclaire ma lanterne à moi…

— Vous ne semblez pas surpris, en effet !

— Non. Vous vous souvenez de ce jeune homme qui, au cimetière, est venu vous crier que votre père ne s’était pas tué mais qu’on l’avait tué ainsi que votre mère ?

— Je m’en souviens d’autant mieux qu’il est le frère d’une de mes compagnes de couvent, la princesse Orsini, aujourd’hui comtesse Morosini qui me donne asile. Il a été arrêté aussitôt et je dois dire que sa sœur ignore toujours ce qu’il est devenu…

— Il doit être enfoui dans quelque prison, au secret… Le préfet de police d’alors, M. de Belleyme, était un homme juste et honnête. Il n’aurait pas permis un assassinat… Dans un sens, ce garçon est mieux en prison que libre car il serait en butte à ceux qui m’ont mis dans cet état…

— Qui sont-ils ? Le savez-vous ?

— Je m’en doute, pour ne pas dire que j’en suis sûr ceux-là mêmes qui ont voulu la mort de vos parents. Êtes-vous retournée rue de la Chaussée d’Antin ?

— C’est là que je suis allée en arrivant. J’ai eu la pénible surprise de trouver ma maison occupée par un certain prince San Severo dont on m’a dit qu’il est apparenté à la famille royale…

— On le dit, en effet… Votre père le connaissait d’ailleurs et entretenait avec lui de bonnes relations. C’est un financier de quelque valeur. Après le drame, il a proposé ses talents au conseil d’administration. Le sachant bien en cour certains l’ont accepté, d’autres pas…

— MM. Didelot, Girodet et de Dureville ?

— Exactement. Ils ont continué à protester même après qu’un ordre royal eut intronisé officiellement le prince parmi les dirigeants de la banque. Ils n’ont pas fait long feu alors… sauf M. de Dureville qui a eu le bon esprit de prendre sa retraite en Normandie.

— Vous voulez dire… qu’on les a tués ?

— Ils sont morts bien opportunément en tout cas. Quant à moi…

Il hésita un moment comme si l’évocation de ce qu’il avait enduré lui était tout à coup insupportable. Mais il était trop engagé à présent pour reculer.

— Eh bien ? dit Hortense dont le cœur battait à un rythme inhabituel.

— Moi donc, j’avais toujours refusé farouchement d’abandonner le poste où votre père m’avait placé. Je pensais qu’il y fallait quelqu’un de fidèle, quelqu’un qui aurait en vue vos seuls intérêts. Plusieurs fois, M. San Severo s’était entretenu avec moi. Il tentait de me persuader de partir pour notre succursale de Bruxelles, ou notre bureau de Londres. Mais je n’aimais pas ce qui se passait à la banque, ces têtes nouvelles que la Cour y imposait. Un soir, alors que je rentrais chez moi, mon cabriolet, que je conduisais moi-même, a été arrêté par quatre hommes dont l’un s’est jeté à la tête de mon cheval. C’était sur le Pont-Neuf et l’endroit était désert car il était tard. Ensuite on m’a jeté à bas de mon siège, roué de coups de bâton mais l’un des hommes avait un couteau et m’en a porté un coup… Heureusement pour moi une voiture arrivait en sens inverse. Mes agresseurs ont paré au plus pressé. Ils m’ont pris qui par les pieds qui par les épaules et jeté à la Seine puis ils se sont enfuis avec ma voiture…

On était en décembre. Le fleuve était glacial et quand des mariniers m’ont tiré de l’eau, je ne sentais plus mes jambes. Ma blessure, heureusement, n’était pas grave : la lame avait dévié sur une côte mais j’avais perdu du sang…

Il y eut un silence. Horrifiée, Hortense ne trouvait rien à dire et Louis Vernet s’efforçait de maîtriser son émotion. Il tendit la main vers une carafe d’eau posée à sa portée, s’en versa un verre et le but d’un trait. Puis s’excusa.

— Pardonnez-moi, je ne vous ai rien offert. Voulez-vous du café, du sirop d’orgeat ?

— Rien, je vous remercie. Je suis bouleversée… Ainsi vous avez tout de même été sauvé ?

— Oui. J’ai un oncle médecin à l’Hôtel-Dieu. C’est lui qui m’a soigné et il a fait son possible pour me rendre l’usage de mes jambes. Malheureusement… c’était plus qu’impossible… alors, j’ai voulu porter plainte, faire rechercher mes agresseurs…

— On les a retrouvés ?

— Il aurait fallu pour cela les chercher. L’attentat avait eu lieu depuis quelques jours quand j’ai reçu un paquet et une lettre. Le paquet contenait une belle somme d’argent et la lettre quelques mots, sans signature, bien entendu.

— Que disait-elle ?

— « Si vous voulez vivre encore et ne pas mettre en danger ceux que vous aimez, tenez-vous tranquille. Il ne vous arrivera rien tant que vous vous tairez… »

A nouveau le silence, puis la voix de Mme Vernet se fit entendre :

— Vous comprenez à présent, madame, pourquoi je ne voulais pas vous laisser entrer ? Si quelqu’un vous a suivie…

— La rue était bien déserte quand je suis arrivée : je n’ai rencontré que deux religieuses. D’ailleurs je vis chez une amie et n’ai pas assez d’importance pour que l’on me fasse suivre.

Vernet fronça les sourcils :

— Si vous voulez dire que vous n’êtes plus une gêne pour ceux qui souhaitaient s’approprier votre fortune, vous avez sans doute raison. Néanmoins, prenez garde. Ceux qui ont abattu vos parents ne reculent devant rien et, malheureusement, ils ont tous les appuis politiques qu’ils veulent…

— Qui sont-ils, selon vous ?…

— Mon fils vous a suffisamment répondu, madame, coupa la mère. Je vous en prie, laissez-le !

— Vous n’êtes guère hospitalière, ma mère, reprocha l’infirme. Cela ne vous ressemble pas… J’aimerais pouvoir vous répondre, mademoiselle Hortense. Mais en vérité je ne sais rien de précis.