— Je n’en espérais pas autant, de la part du peuple tout au moins car, en ce qui concerne le roi, je sais depuis longtemps quel grand cœur s’abrite sous son cordon bleu et quelle affection il porte à ceux qui le servent fidèlement. Sait-on qui remplacera M. de Vergennes aux Affaires extérieures ?
Washington leva un sourcil.
— Sa Majesté la reine prônait M. de Saint Priest mais le roi a préféré M. de Montmorin. Le connaissez-vous ?
— En aucune façon…
C’était bien de Marie-Antoinette cette idée de proposer, pour remplacer Vergennes, un homme qui lui avait toujours été opposé, mais c’était un bon point pour Louis XVI d’avoir su résister et défendre par la même occasion l’œuvre de son ministre et ami, contre les volontés de sa Circé. Quant à Montmorin, tout dernièrement encore gouverneur de Bretagne, Tournemine savait seulement de lui qu’il avait été ambassadeur en Espagne au temps où lui-même exerçait ses talents à Aranjuez auprès de la future reine d’Espagne3 mais ignorait tout de la ligne politique qu’il allait instaurer dans son nouveau poste. Et une inquiétude lui venait…
En effet, la lettre de Vergennes dont il sentait crisser le papier dans la poche intérieure de son habit faisait état, il le savait, des énormes dettes de guerre contractées par les États insurgés envers la France, dettes que, depuis la signature du traité de Paris, on ne semblait guère, outre-Atlantique, songer à rembourser. Or, ces millions engloutis dans la liberté d’un peuple grevaient lourdement non seulement le budget royal mais aussi celui de généreux particuliers tel celui de l’armateur Leray de Chaumont, grand maître des Eaux et Forêts de France et grand ami de Franklin cependant, ou ceux des souscripteurs de la Société Rodrigue Hortalez. Les Américains allaient-ils prendre prétexte de la mort de Vergennes pour éluder encore leurs paiements ?
Le petit déjeuner s’achevait. Sur un signe imperceptible de son époux, Martha Washington se leva et alla rejoindre ses servantes en cuisine tandis que son époux entraînait Gilles vers son cabinet de travail, laissant Tim faire de son temps ce qui lui conviendrait. Le coureur des bois n’hésita pas longtemps sur l’emploi de ce temps. Allant jusqu’à un râtelier d’armes disposé dans une petite pièce près de l’office, il y choisit un fusil, fourra quelques munitions dans ses vastes poches et, sifflant les chiens, prit, en habitué des lieux, la direction de la forêt.
Pendant ce temps, Gilles remettait à Washington, sur sa demande, la lettre du défunt ministre des Affaires étrangères français. Le général s’approchant d’une fenêtre la lut très soigneusement, réfléchit un instant, la relut puis la mettant dans une de ses poches revint à son hôte.
— Après le déjeuner du matin, dit-il aimablement, j’ai coutume de faire le tour de mes fermes. Me ferez-vous l’honneur de votre compagnie, chevalier ? Nous chevaucherons jusqu’au dîner mais vous ne risquerez pas de gâter vos vêtements car le temps me paraît superbe.
— Mes vêtements comme moi-même sommes à votre service, général, fit Gilles qui se demandait comment il allait pouvoir ramener sur le tapis le sujet des dettes de guerre puisque Washington ne semblait pas disposé à en parler.
Son visage était demeuré d’une parfaite impassibilité durant tout le temps de sa lecture et, celle-ci achevée, il n’avait fait aucun commentaire.
On amena deux très beaux chevaux dont la tenue faisait grand honneur à l’élevage de Mount Vernon et les deux hommes partirent au petit trot dans le joyeux soleil, déjà chaud, et contre les ardeurs éventuelles duquel le général avait glissé, dans ses fontes, une grande ombrelle.
Remettant à plus tard la visite des écuries, Washington emmena d’abord son hôte admirer les pâturages où s’ébattaient quelques-uns de ses produits. Mais ce dont il était peut-être le plus fier c’était un trio d’ânes, un mâle et deux femelles, qui occupaient à eux trois l’un des plus beaux endroits de l’élevage.
— Ces trois animaux, expliqua le gentilhomme virginien, sont des cadeaux de notre cher marquis de La Fayette. Je lui avais demandé de m’en envoyer afin de pouvoir faire des mulets qui sont des animaux de trait des plus intéressants. Nous n’en avons pas en Amérique. Les premiers produits doivent naître bientôt et j’en attends beaucoup car cet âne est sans doute le plus beau que j’aie jamais vu. Il est de race maltaise ; aussi, ajouta-t-il sans rire, l’avons-nous baptisé le chevalier de Malte.
— Superbe ! fit Gilles qui se demandait intérieurement comment le bailli de Suffren, par exemple, ou les autres serviteurs de la Religion prendraient le parrainage s’il leur arrivait de s’aventurer à Mount Vernon.
Après les chevaux et les ânes, Washington dirigea son compagnon vers celles de ses terres qui longeaient le Potomac et arrêta son cheval sur une éminence d’où l’on dominait la superbe vallée où s’étendait le grand fleuve. Là aussi, il avait quelque chose à montrer.
— Nous allons entreprendre très prochainement ici de grands travaux afin de canaliser les eaux du Potomac et de la rivière James pour les relier à celles de l’Ohio, du Mississippi et des Grands Lacs. Il est vital, pour la vie future des États-Unis, que soient établis des moyens de communication commodes entre nos États et ceux de l’Ouest. Ceux-ci sont placés pour ainsi dire sur un pivot. Il suffit du plus petit mouvement pour les faire tourner d’un côté ou de l’autre et si les Espagnols à leur droite ou les Anglais à leur gauche venaient à rechercher leur commerce et leur alliance, nous aurions à redouter une séparation complète.
— Ce qui ne sera pas puisque, ainsi que vous me faites l’honneur de me le dire, les travaux vont commencer, dit Gilles qui avait déjà entendu parler de cette histoire à l’ambassade américaine de Paris.
— Ils ont déjà commencé sur la rivière James. Nous avons ouvert des souscriptions auxquelles, d’ailleurs, s’est beaucoup intéressé notre La Fayette. Il sait que les jeunes États ne sont jamais riches et il fait tous ses efforts pour nous aider de son mieux. Ainsi les pêcheurs de l’île de Nantucket lui doivent un fort intéressant marché d’huile de baleine et nous ne doutons pas ici qu’il ne continue à œuvrer de son mieux dans l’intérêt d’un pays qui lui est cher.
Le chevalier ne répondit pas, préférant réfléchir avant de parler. Il n’aimait guère ce nouveau seau d’eau bénite adressé à l’universel La Fayette, pas plus que la petite phrase philosophique touchant les finances des jeunes États. Néanmoins, il ne pouvait pas laisser tomber cette occasion de ramener la conversation sur le chapitre des dettes américaines.
— On ne doute nullement, à Versailles, de l’attachement porté par M. de La Fayette à l’Amérique en général et à votre personne en particulier, général. Peut-être serait-il souhaitable, seulement, que ces attachements ne se substituassent pas entièrement à ceux qu’il doit à la France et à son roi.
— Cela ne saurait être, mon ami. Simplement, le marquis, en homme de cœur, laisse ses sentiments aller davantage vers celui des deux pays qui a le plus besoin d’aide. La France est prospère, le roi est riche…
— Non, général, coupa Tournemine avec une douceur destinée à tempérer la netteté froide du mot, le roi n’est pas riche et, si le royaume est encore prospère, il ne saurait plus l’être très longtemps – j’entends au niveau d’un certain nombre de ses habitants qui ont fait preuve d’une générosité peut-être au-dessus de leurs moyens – si certaines créances s’obstinaient à ne pas rentrer, ou, tout au moins, n’étaient pas couvertes par des importations particulièrement intéressantes.
Il savait qu’en entrant ainsi dans le vif du sujet il contrevenait aux indications que lui avait données Vergennes dont toute la diplomatie, fort habile d’ailleurs, pouvait se résumer en une phrase qu’il aimait à répéter :
« La méthode la plus sûre pour faire réussir une négociation est d’entrer, autant qu’il est possible, dans le génie et l’inclination de ceux avec qui on négocie… » Mais il savait aussi que s’il abondait dans le sens de Washington et commençait à s’attendrir sur les difficultés financières des États-Unis, les créances françaises se trouveraient sinon enterrées joyeusement, du moins reportées aux calendes grecques.
Washington, qui avait rendu la main à son cheval et se dirigeait à présent, au pas, vers une grosse ferme dont les toits bosselaient l’horizon d’une grande prairie, eut un petit rire, où n’entrait pas beaucoup de joie.
— Dites-moi, mon ami : à qui vous-même, votre ministre et votre roi pensiez-vous avoir affaire en portant, ou en écrivant une telle lettre ? dit-il en tirant à demi de sa poche le papier en question. C’est au Congrès qu’il faut adresser les réclamations. Pas à moi qui ne suis plus rien… qu’un simple citoyen.
— Un simple citoyen ? Vous ? Le libérateur !
— Quel grand mot ! J’ai mené une guerre, en effet, et Dieu a bien voulu nous donner la victoire. Mais la guerre est finie et moi, depuis le 4 décembre 1783 où, à New York, j’ai pris congé de mes troupes, je ne suis plus, je le répète, qu’un citoyen des États-Unis parmi beaucoup d’autres : un planteur, un éleveur…
— Et vos troupes vous ont laissé partir ainsi ? Elles vous adoraient à l’instar de Dieu le Père !
— Elles ne pouvaient guère faire autrement. D’ailleurs, il n’y a plus de troupes. L’armée est démobilisée en quasi-totalité. Savez-vous à combien d’hommes se montent actuellement ses effectifs ? À soixante-dix hommes.
— Vous dites ?
— Je dis soixante-dix, fit Washington avec sérénité : vingt-cinq qui ont pour tâche de garder les armes et les équipements à Fort Pitt et quarante-cinq pour garder West Point.
Tournemine se sentit tout à coup monter une grande chaleur.
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