— Allons, fit-il dans la langue des Indiens, cesse de te débattre. Nous ne te voulons aucun mal.
C’était la première fois qu’il employait ce langage et la surprise détendit brusquement le petit.
— Tu parles… comme nous ? dit-il enfin dévisageant cet homme étrange de ses grands yeux couleur des lacs gelés. Qui donc es-tu ?
— Je suis ton père !
Ce simple mot suffit à déchaîner de nouveau la fureur de l’enfant.
— Ce n’est pas vrai ! Tu n’es pas mon père ! Mon père est un roi ! Mon père est le plus puissant chef de toutes les tribus et ma mère est…
Brusquement, il s’arrêta et, comme tous les petits garçons du monde, il se mit à pleurer à gros sanglots tendant ses petits bras vers le village qui s’éloignait déjà.
— Mère ! cria-t-il à travers ses larmes. Mère ! Ne les laisse pas m’emmener ! Mère ! Viens ! Viens !
Alors quelque chose se passa. Horrifié, Gilles vit soudain une forme humaine, qui jusque-là s’était tenue agenouillée dans l’herbe de la rive qui se dressait et, soudain, se jetait dans le fleuve nageant désespérément vers le bateau.
— Nahena ! souffla Gilles. Bon Dieu, elle va se noyer ! Le courant de ce sacré fleuve est assez fort et c’est déjà assez difficile de le remonter à la pagaie.
— À qui le dis-tu ! fit Tim qui, en effet, pagayait comme un forcené pour lutter contre le courant devenu curieusement rapide. Il doit y avoir une source par ici…
Mais Gilles n’écoutait pas. Serrant contre lui le petit garçon qui pleurait en appelant sa mère, il regardait avec une angoisse grandissante cette tête noire abandonnée sur l’immensité des eaux, cette tête noire où s’abritait une volonté prête au suprême sacrifice. Cette femme n’était pas la mère de Tikanti, pourtant son cœur se déchirait en le quittant comme celui d’une véritable mère…
En un éclair, Tournemine vit le petit sauvage blond enfermé dans le carcan des vêtements occidentaux, subissant une vie pour laquelle il n’était pas fait, regrettant indéfiniment la vie libre et les exploits du guerrier qu’il admirait avec, pour mère adoptive, une femme qui serait sans doute pour lui une marâtre. Judith, il en était certain, subirait l’enfant mais ne l’aimerait jamais et, peut-être, le lui ferait sentir…
À cet instant précis, il entendit Nahena pousser un cri d’agonie que l’eau étouffa. Elle avait nagé de toutes ses forces à s’en faire éclater le cœur. À présent, elle était à bout de souffle, elle allait couler… elle coulait…
Le sang de Gilles ne fit qu’un tour. La nuit venait. Dans un instant il serait trop tard.
— Retourne ! cria-t-il à Tim.
Et, saisissant l’autre pagaie, il se mit à ramer avec fureur vers l’endroit où il avait vu Nahena disparaître. Alors, lâchant la pelle de bois, il plongea de nouveau, disparut sous la surface et eut, tout de suite, la chance d’apercevoir le corps inerte qui descendait doucement. D’une détente, il fut sur elle, lui passa une main sous chaque bras et nagea vigoureusement des jambes et des pieds pour regagner avec elle l’air respirable.
Il se rendit tout de suite compte que, si elle était complètement évanouie, elle n’avait guère eu le temps d’avaler beaucoup d’eau. À peine en surface, elle recommença à respirer par courtes aspirations haletantes et irrégulières.
« Il était temps ! » songea-t-il. Tout en la soutenant, il nagea vers le village où, de nouveau, des femmes et quelques hommes se rassemblaient. En quelques minutes il l’atteignit, appelant à grands cris les femmes pour qu’elles l’aident à sortir Nahena de l’eau.
Quand il en sortit à son tour, il vit que Tim, l’enfant et le canoë étaient de nouveau accostés. Les femmes avaient étendu la désespérée sur une peau de cerf et s’occupaient à lui faire rendre l’eau qu’elle avait pu avaler. Puis une autre lui apporta un bol dans lequel fumait quelque chose et la fit boire. Au bout d’un instant, Nahena ouvrit les yeux, regarda les visages penchés sur elle et se mit à pleurer.
— Pourquoi est-ce que je vis encore ? Tikanti ! Il est parti. Il est parti pour toujours…
Mais déjà Gilles était allé prendre le petit garçon dans les bras de Tim. Un instant il le serra contre lui et, l’embrassant avec une tendresse farouche :
— Adieu ! murmura-t-il d’une voix que les larmes enrouaient. Adieu, mon petit…
Puis il vint le placer dans les bras de la jeune femme dont le visage, d’un seul coup, s’illumina d’un bonheur qui lui fit mal et, en même temps, le récompensa. Tikanti, qui ne serait jamais Olivier, s’était blotti contre elle avec cette tendre confiance des enfants. On sentait que cette place, de tout temps, avait été la sienne.
À travers les larmes de joie qui coulaient à présent sur son doux visage, Nahena regarda l’étranger avec une sorte d’adoration.
— Tu me le rends ? C’est vrai ? Tu ne l’emmènes plus ?
— Non, Nahena… Je n’ai pas le droit de briser le cœur d’une mère. Il restera ton fils. Dis au Planteur de Maïs, ton vaillant époux, que j’enverrai des présents et de l’or pour que l’enfant et toi viviez dans l’opulence des seigneurs, mais dis-lui aussi que, si je lui demande de faire de cet enfant un brave, ce qui ne sera pas difficile, je lui demande aussi de ne pas lui apprendre à torturer ses frères blancs. C’est à ce prix, seulement, que je te le laisse.
— Je promets ! fit une voix grave et Cornplanter lui-même apparut porté sur une civière entre des guerriers tenant des torches allumées qui ramenèrent la lumière sur la rive où tombait la nuit. Veux-tu demeurer ce soir autour de mes feux de campement ? Les ténèbres seront bientôt là. Et tu seras toujours reçu en ami, chaque fois qu’il te plaira de revenir.
— Non. Sois remercié pour l’hospitalité que tu m’offres mais je préfère repartir tout de suite. Un jour, peut-être, je reviendrai. Je prierai mon dieu pour que ta blessure guérisse rapidement… Tu es un grand chef ! Tikanti a raison.
Il se détourna et, sans un regard pour le petit garçon que Nahena berçait dans ses bras à présent avec le bonheur peint sur sa figure, courut au canoë désormais inutile que Tim venait de tirer sur la berge du fleuve, y prit ses habits qu’il se hâta de revêtir, conscient tout à coup d’être nu et d’avoir froid jusqu’au fond de l’âme. Puis, empoignant son mousquet et son sac, il se dirigea à grands pas vers la forêt, évitant soigneusement de jeter encore le plus petit regard sur le village où il laissait un morceau de son cœur. Mais, avant qu’il se fût éloigné, la voix épuisée du Planteur de Maïs lui parvint, amplifiée, mais au prix de quel effort, par le cornet de bronze.
— Va en paix, fils de l’oiseau qui peut regarder le soleil ! L’enfant apprendra de qui il est le fils.
Un instant, Gilles s’arrêta comme si une balle venait de le frapper puis, remontant son sac sur son épaule, il reprit son chemin suivi d’un Tim étrangement silencieux. Celui-ci avait clairement vu deux larmes couler sur la joue mal rasée de son ami, mais à la lueur rouge que dispensaient les feux du village il put voir aussi qu’un léger sourire, à présent, adoucissait le chagrin peint sur son visage.
Un long moment ils cheminèrent ainsi, l’un derrière l’autre, sans se dire un mot, suivant à l’abri des arbres la clarté diffuse qui venait du fleuve. Gilles s’efforçait de raisonner la peine amère qu’il éprouvait sans y parvenir. Se pouvait-il qu’en si peu d’instants un enfant dont, cependant, il n’avait pas eu un regard d’affection, pas un mot d’amitié, se fût introduit au plus sensible de son cœur ? Le chagrin qu’il éprouvait n’avait rien de comparable aux peines d’amour. C’était quelque chose de plus fort et de plus grave : une douleur d’homme qui, pour Gilles, tournait la dernière page du temps de l’insouciante jeunesse. Il savait que jamais il ne pourrait oublier le petit sauvage aux yeux bleus qui n’avait pas accepté qu’il le gardât dans ses bras.
Ce soir-là, quand les deux compagnons eurent rejoint leur campement de la nuit précédente et rallumé le feu dont les cendres étaient encore chaudes, ce fut sans rien se dire qu’ils mangèrent et se roulèrent dans leurs couvertures pour dormir. Il n’y avait, en effet, plus rien à dire…
1. Beau Lac.
2. Son père était un Blanc.
3. Étoile calme.
CHAPITRE IV
LES COLLINES DE HARLEM
Quelques jours plus tard, le Gerfaut achevait, entre les mains de Gilles, sa descente de l’Hudson et approchait de New York. Sous son beaupré, esturgeons et marsouins bondissaient joyeusement tandis qu’au-dessus des mâts d’immenses vols de pigeons emplissaient le ciel d’un nuage gris et blanc.
De nombreux petits bateaux à voiles larges et courtes que leurs panses rebondies apparentaient à des poules affairées descendaient le courant presque bord à bord avec le fin voilier, transportant les légumes, le lait et les œufs qui, le lendemain, rempliraient les estomacs new-yorkais. Ici et là, quelques sloops d’Albany louvoyaient chargés de bois de charpente ou de balles de fourrures. La plupart d’entre eux laissaient claquer, sous la douce brise de mai, un pavillon hollandais à la corne de son mât car, sur les quatre mille habitants dont se composait la petite ville en amont de New York, la grande majorité était faite de négociants hollandais retranchés là depuis plus d’un siècle, depuis que New Amsterdam était devenue New York et qu’un gouverneur anglais avait remplacé le fameux Peter Stuyvesant, l’homme à la jambe de bois.
La guerre récente n’ayant laissé que des traces vite effacées, le paysage était ravissant. Sauf aux endroits où se dressaient la muraille de grès rouge des Palisades et les pentes rocheuses des Highlands, les rives du grand fleuve étaient couvertes de fermes pimpantes entourées de champs de blé vert et de vastes vergers encore bien fleuris dont le parfum embaumait cette belle fin de journée ensoleillée.
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