La majesté de cet homme, dont Gilles n’ignorait ni la folle cruauté ni la haine dont il poursuivait ses demi-frères blancs, était telle que le Breton, fasciné, en oubliait presque de respirer. Quand Tim toucha doucement son bras, il tressaillit.

— L’enfant ! souffla l’Américain. Regarde…

Occupé à détailler le masque parfait de son ennemi, Gilles n’avait pas remarqué qu’un enfant marchait à ses côtés, à demi dissimulé par les plis du manteau rouge et que la main de Cornplanter s’appuyait légèrement à son épaule. Mais à la vue de ce petit garçon qui devait avoir cinq ans son cœur se mit à battre la chamade tandis qu’une bouffée d’orgueil lui mettait le sang aux joues : jamais il n’avait vu un enfant plus beau. Il ressemblait à une statue d’or.

Retenues par un serre-tête brodé de couleurs vives, les longues mèches soyeuses de ses cheveux brillaient dans le soleil, tombant sur ses épaules dont la couleur se confondait presque avec elles. Dans le petit visage bronzé de l’enfant dont le profil, délicatement modelé, offrait une ressemblance certaine avec celui de Tournemine, les yeux, d’un azur pâle, n’avaient rien de commun avec ceux des autres bambins de la tribu.

Comme son père adoptif, le petit garçon était presque nu, mais des bracelets d’argent enserraient ses poignets et un petit tomahawk à sa taille était passé à sa ceinture. Il marchait avec une gravité un peu hautaine, visiblement très fier d’accompagner le chef pour une cérémonie. Et Gilles qui le dévorait des yeux luttait de toutes ses forces contre la folle envie qui le possédait de se jeter au milieu de ces gens, d’enlever son fils dans ses bras et de fuir avec lui jusqu’au fond des forêts.

C’était un sentiment étrange, à la fois primitif, brutal et d’une étonnante douceur et Gilles avait la sensation bizarre que de cette petite silhouette partaient d’invisibles prolongements, semblables à des lianes, qui venaient s’accrocher au plein de son cœur et s’y cramponnaient. Divinement heureux et affreusement jaloux de voir l’enfant si près de Cornplanter, il vivait à la fois le paradis et l’enfer, oubliant totalement le malheureux qu’il s’était juré de délivrer d’une manière ou d’une autre.

— C’est le plus bel enfant que j’aie jamais vu ! marmotta dans son dos Tim sincère. Tu es heureux ?

— Tu n’imagines pas à quel point…

— Je vois… Seulement il y a ce pauvre type, là-bas, qui ne doit pas l’être autant que toi. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Tout ce qu’on peut faire pour lui, c’est le tuer avant qu’il ne souffre trop. Mais les mousquets font du bruit. Ne pourrait-on essayer de trouver un arc et des flèches dans une de ces cabanes ? Il ne doit plus y avoir un chat à l’intérieur. Si j’en juge à l’importance de la foule, tout le village est sur la place.

— On peut toujours essayer.

Le plus doucement qu’ils purent, les deux hommes quittèrent leur abri de buissons et de taillis et se mirent à ramper dans les herbes déjà hautes de la prairie puis dans le maïs en direction du village. À mesure qu’ils s’en approchaient le vacarme de cris et de chants rythmés par le roulement frénétique du tambour leur emplissait les oreilles en même temps que l’odeur du village montait à leurs narines. C’était une odeur un peu aigre mais qui n’était pas absolument déplaisante. Elle sentait les herbes marinées dans la graisse, la mousse et le feu de bois.

Soudain, un cri atroce domina le tumulte :

— Bon Dieu ! jura Tournemine. Ils s’y mettent déjà.

Redressés sur les mains, le cou tendu, l’œil au ras des plantes, Tim et Gilles embrassèrent la scène. L’homme au poteau se tordait de souffrance et hurlait sans discontinuer tandis qu’une vieille femme lui appliquait sur le ventre un soc de charrue rougi au feu.

— Vite ! gronda Gilles en courant vers la première case. Il faut trouver cet arc tout de suite, sinon je tire… Écoute ces démons, ils rient des souffrances de ce malheureux…

Il allait franchir le seuil mais, brusquement, il s’arrêta horrifié : Cornplanter conduisait l’enfant vers l’homme attaché au poteau. Il tenait une torche allumée qu’il plaça dans la main du petit garçon, lui désignant la victime avec un sourire d’encouragement. L’enfant fit signe qu’il avait compris, et, souriant à son tour, marcha d’un pas ferme vers le malheureux. Alors n’écoutant plus que sa fureur, Gilles fonça…

Courant comme un fou, renversant à coups de poing ceux qui gênaient son passage, il tomba comme la foudre près de l’enfant au moment où il approchait la flamme du corps sans défense, arracha la torche de sa petite main et l’écrasa furieusement sous son talon. Puis, tirant son couteau de chasse, il le plongea d’une main ferme dans le cœur du supplicié qui, atrocement brûlé, poussait de longues plaintes.

Un profond silence s’abattit sur l’assemblée. L’effet de surprise avait joué à plein en faveur du Français mais ne dura qu’un instant. Bientôt une clameur indignée emplissait la place. Une poignée de guerriers s’empara de Gilles, le maîtrisa et le traîna plus qu’elle ne le conduisit devant le chef. Celui-ci considéra son nouveau prisonnier avec le dédain amusé que l’on réserve en général aux simples d’esprit.

— J’imagine que tu es de la famille de cette loque sans courage que j’allais livrer aux femmes et aux enfants pour leur amusement. Il faut que ce soit cela car, lui donner une mort rapide, c’est accepter de prendre sa place…

Il avait parlé anglais, langue qu’il maniait avec une grande aisance.

— Je n’ai jamais vu cet homme, fit Gilles tranquillement.

— Qu’avais-tu alors besoin de te mêler de son sort ?

— En dehors du fait qu’il était âgé et visiblement faible, son sort ne m’intéressait pas. En revanche, je refuse formellement que tu apprennes à cet enfant le déshonorant métier de bourreau, ajouta-t-il en désignant le petit garçon dont les grands yeux bleus, si semblables aux siens, le considéraient avec sévérité.

Ceux de Cornplanter se chargèrent de nuages.

— Comment oses-tu, misérable Visage Pâle, venir me dicter ce que je dois ou non apprendre à mon fils ?

— S’il était ton fils, je ne me mêlerais certainement pas de son éducation. Mais il n’est pas ton fils.

Brusquement, l’Iroquois arracha le tomahawk qui brillait à sa ceinture et le brandit furieusement au-dessus de la tête de l’insolent.

— Qui a osé te dire que Tikanti n’était pas mon fils ?

— Personne. Mais moi je le dis. Il ne peut pas être ton fils. Il est celui de Sitapanoki, la fille du dernier Sagamore des Algonquins que tu as volée à Sagoyewatha. Et il est aussi le mien.

Comme un seau d’huile jeté sur de l’eau bouillonnante, la surprise éteignit la colère de Cornplanter. Son bras armé retomba lentement à son côté.

— Ton fils…

— Mais oui. Allons, regarde-le… et regarde-moi ! Ne vois-tu pas qu’il me ressemble ? Regarde ses yeux !

Repoussant d’une bourrade ceux qui le maintenaient, il se pencha, prit dans sa main le menton de l’enfant qui, mécontent, se mit à cracher comme un petit chat en colère et l’obligea à lever la tête.

— … Allons ! Regarde bien !… Ils ne sont pas fréquents, chez les Iroquois, ceux qui ont des yeux de cette nuance.

Un long moment l’Indien considéra les deux visages dont les clairs rayons du soleil levant accentuaient la ressemblance. Au désenchantement qui se peignit sur sa figure, Gilles comprit qu’il était convaincu. Sa main, encore possessive malgré tout, vint se poser sur la tête de l’enfant qu’il appelait Tikanti3, s’y attarda en une sorte de caresse qui surprit le chevalier, les Indiens n’étant guère réputés pour leur tendresse. Finalement, d’un geste maussade et d’un ordre brutalement aboyé, Cornplanter écarta ceux qui gardaient son prisonnier.

— Viens dans mon wigwam. Nous avons à parler… Tu es venu seul ?

— Non. J’ai des compagnons. Ils sont restés dans la forêt pour y attendre, en paix, mon retour.

Tim, en effet, voyant Gilles foncer en aveugle sur le village s’était bien gardé de le suivre. Mieux valait surveiller de l’extérieur ce qui allait se passer qu’offrir un prisonnier de plus, donc impuissant, à Cornplanter.

Le terme de wigwam, employé par le chef iroquois, était inexact et né sans doute de l’habitude car l’espèce de fortin enfermait une cour et une grande case de rondins. Celle-ci, dans laquelle il entraîna son hôte improvisé, ne ressemblait en rien à l’habituelle tente d’écorce ou de peau de cerf tendue sur des perches que construisaient les anciens. L’intérieur, garni de couvertures tissées par les femmes, de peintures d’animaux symboliques et de fourrures, offrait même une certaine élégance. L’odeur d’herbes y était puissante, Cornplanter étant lui-même un habile medecine-man.

De la main, le chef indiqua une peau d’ours disposée près du foyer central. Une femme, sortie de l’ombre, vint jeter une poignée de brindilles sur le feu qui bondit joyeusement vers le trou pratiqué dans le toit de la case. Gilles entrevit un profil finement ciselé puis la femme recula vers l’obscurité dont elle était sortie, mais Cornplanter la rappela d’un geste impérieux, lui jeta quelques paroles et le Breton vit soudain les deux grands lacs sombres où vivait son regard s’emplir de crainte et de ces reflets qui annoncent les larmes. Elle vint s’agenouiller sur la peau d’ours, considérant Gilles de ses grands yeux humides où la crainte se changea bientôt en angoisse. Elle murmura quelques paroles auxquelles Cornplanter répondit avec une étrange douceur. Alors, prestement relevée, elle alla prendre la main du chef, l’appliqua sur sa joue en un geste charmant de grâce et de tendresse puis, tournant le dos à l’étranger, elle disparut de nouveau.

— Nahena sert de mère à Tikanti depuis que Sitapanoki a rejoint ses ancêtres. Elle l’aime autant que s’il était né de sa propre chair, dit l’Indien tranquillement. Elle a dit qu’en effet il te ressemble… mais elle ne supporterait pas qu’un étranger puisse prétendre le lui enlever. Je l’ai, comme tu as pu le deviner, entièrement rassurée.