Dans sa tunique de daim, Gilles frissonna. Il avait froid et se frotta les mains l’une contre l’autre pour les réchauffer. Il se rendit compte alors que le jour se levait…
Pareil à de lentes volutes de fumée, un mince brouillard montait du fleuve avec la lumière faible et grise où se dissolvait la nuit. Gilles vit alors que leur chemin forestier débouchait dans une prairie dont ne les séparait plus qu’un mince rideau d’arbres. C’était dans cette prairie que s’élevait le village iroquois, un village qui n’évoquait plus guère les campements traditionnels des nomades.
Quelques huttes de branchages et de peaux d’élan se montraient encore ici et là, mais la plupart des cases étaient construites de rondins, comme les habitations des Blancs. Elles s’éparpillaient le long de la berge de l’Oswego de part et d’autre d’une construction plus ambitieuse qui ressemblait à la fois à un fortin et à une église à cause de l’espèce de clocher à claire-voie qui la surmontait et au milieu duquel était suspendue une cloche.
— La demeure de Cornplanter, commenta Tim. L’enfant doit être là-dedans.
— Je ne vois pas comment on pourrait l’en sortir par surprise, fit Gilles mi-figue mi-raisin. En tout cas, une chose m’étonne : je ne vois aucun guetteur. Cornplanter est-il si sûr de lui qu’il néglige la sécurité de son domaine ?
— Qui pourrait-il craindre ? Le Fort Oswego que tiennent les Habits Rouges, ses amis, n’est qu’à deux miles d’ici. En outre, les Six Nations iroquoises sont en paix et d’accord les unes avec les autres. L’année dernière les grands chefs, Sagoyewatha, Cornplanter et surtout le grand Mohawk Thayendanega, que l’on appelle aussi Joseph Brandt, qui vit au Canada et que tous considèrent comme le guide spirituel des nations, se sont réunis à l’embouchure de la Detroit River pour fumer le calumet et affirmer leur union et leur indépendance vis-à-vis du nouvel État américain, dont ils ne veulent pas. Si les Anglais savent s’y prendre les États-Unis resteront longtemps encore réduits à leur chiffre actuel, conclut Tim avec tristesse.
— Sagoyewatha et Cornplanter ? murmura Gilles en appuyant intentionnellement sur le et. Le chef du clan des Loups a-t-il donc oublié que le Planteur de Maïs lui avait pris son épouse ?
— Le chef du clan des Loups est un sage qui ne mettrait jamais en balance la sécurité de son peuple avec ses sentiments personnels. Refuser l’alliance des Six Nations c’était reprendre les guerres intestines. En outre, Sagoyewatha n’a jamais rendu Cornplanter responsable du départ de Sitapanoki. Il l’aimait et, parce qu’il l’aimait, il lui a toujours laissé une grande liberté. Peut-être aussi parce qu’il respectait en elle le sang du dernier Sagamore des Algonquins. Dès l’instant où elle a choisi un autre homme, Sagoyewatha estimait qu’elle était dans son droit. Et puis, à présent qu’elle est morte, une querelle n’aurait plus aucune signification…
— C’est, en effet, un grand sage, murmura Gilles évoquant la haute et calme figure du chef seneca, son regard serein et sa parole empreinte d’une si grande noblesse. Les hommes de l’Ancien Monde auraient beaucoup à apprendre de cet homme en qui, pourtant, la plupart ne verraient qu’un sauvage…
Un froissement de branches dans les environs le fit taire, mais ce n’était qu’un jeune daim qui s’en revenait du fleuve où il était allé se désaltérer.
— Le soleil va bientôt se lever, chuchota Tim.
La brume, en effet, devint rose et il fit bientôt assez clair pour distinguer devant les cases une rangée de perches au bout desquelles pendaient un grand nombre de scalps. Une sorte d’aire en terre battue s’étendait entre les principaux groupes de maisons et celle qui devait abriter le chef. Au milieu se dressaient un tronc d’arbre évidé qui servait de tambour et un poteau peint de couleurs violentes. Un poteau où une forme humaine, affaissée dans ses liens, était attachée.
Gilles et Tim se regardèrent, inquiets. La présence d’un prisonnier au poteau de tortures n’arrangeait pas leurs affaires. D’expérience personnelle, tous deux savaient parfaitement ce que cela signifiait : quand le soleil bondirait de l’Orient, le captif serait mis à mort plus ou moins lentement.
— Et par-dessus le marché, c’est un Blanc… marmotta Tim résumant les pensées de son ami en même temps que les siennes. Si nous nous mêlons de cette affaire, nous pouvons dire adieu à nos projets de… récupération discrète de l’enfant. Seulement…
— Seulement tu ne te sens pas le courage d’entendre, d’un cœur serein, l’un de tes semblables hurler pendant des heures sous le couteau ou la flamme…
Repoussant son bonnet en peau de castor, Tim se gratta vigoureusement le crâne, ce qui était chez lui signe de grande perplexité.
— Il y a bien la ressource de le tuer, de loin, d’une balle bien ajustée pour lui éviter la torture, mais le résultat sera le même et nous serons découverts.
— Ne pouvons-nous essayer de le délivrer maintenant ? On ne voit pas âme qui vive. Tout a l’air de dormir dans ce village.
— Si le prisonnier est d’importance, ils ont dû boire hier soir pour fêter sa capture, mais, si tu veux mon avis, je ne me fierais guère à ce village muet, à ces maisons qui ont l’air vide.
Aucun bruit, en effet, ne se faisait entendre. Rien ne bougeait. Les fenêtres des cases n’avaient pas de carreaux. Les unes étaient de simples trous noirs, les autres étaient bouchées par des feuilles de papier sur lesquelles une main assez habile avait peint des poissons, des oiseaux et des figures symboliques d’animaux.
— Que faisons-nous ? demanda Tim.
— Avançons déjà jusqu’à la limite de la forêt. La broussaille d’arbres morts, de lianes, de ronces et de plantes est suffisamment dense pour nous dissimuler assez longtemps. De là, nous pouvons atteindre l’arrière des dernières maisons en nous cachant dans le maïs.
— … et en attendant patiemment qu’une douzaine de diables rouges nous tombent dessus ? Peut-être…
Il n’alla pas au bout de sa phrase. Le village, d’un seul coup, comme sur un mot d’ordre secret, venait de s’éveiller. Les portes en bois, en peau de cerf ou en simples branchages tressés, laissèrent jaillir toute une population qui se ruait joyeusement à cette fête de la mort qu’allait être le trépas interminable d’un prisonnier. Une immense clameur secoua le village tout entier tandis qu’hommes, femmes, vieillards et enfants se précipitaient vers l’aire de terre battue sur laquelle ils se réunirent, formant un large cercle autour du tambour et du poteau où l’homme attaché se redressait. Si inconfortable que fût sa situation, il avait dû finir par s’endormir et, à présent, il clignait des yeux terrifiés sachant bien que l’heure de souffrir était venue.
Tous ces gens qui l’entouraient ressemblaient à une horde de démons. Les hommes aux corps basanés, luisants de graisse, étaient nus à l’exception d’une sorte de petit tablier carré couvrant tout juste le pubis par-devant et le coccyx par-derrière. Le crâne rasé à l’exception d’une longue mèche noire partant du sommet de la tête et attachée par des liens de couleurs variées, ils avaient le visage peint de noir, de bleu et de rouge dont les dessins formaient des carrés, des ronds ou des losanges. Leurs pieds étaient chaussés de mocassins en peau fumée et leurs jambes enveloppées de longues guêtres d’étoffe rouge ou bleue. Les femmes portaient des espèces de chemises qui leur descendaient aux genoux mais presque toutes celles qui étaient jeunes avaient sur le dos, dans un sac dont les bouts se nouaient sur leurs fronts, un ou deux bébés.
Le ciel avait pris une teinte d’un rouge brillant et les fumées qui sortaient des toits des cases derrière lesquelles l’Oswego roulait des eaux brunâtres et lisses comme un miroir, devenaient roses. Dans un instant le soleil allait inonder la scène tragique de ses rayons qui, cependant, étaient porteurs de vie et devaient donner le signal de la mort.
Le poing de Gilles se serra autour de son mousquet dont il venait de vérifier les charges. Il était bien décidé, s’il ne pouvait rien faire de mieux, à loger une balle dans la tête de ce malheureux dont il pouvait distinguer nettement à présent le corps maigre et le visage mangé d’une barbe poivre et sel. C’était un homme déjà âgé et il tremblait visiblement devant le sort qui l’attendait, ce qui n’arrangerait pas son cas, les Iroquois s’ingéniant à étirer d’autant plus les supplices que la victime montrait plus de terreur. S’il leur arrivait de faire grâce, c’était justement à ceux qui, dans les tortures, étaient capables de montrer un courage extraordinaire.
Soudain, comme le soleil levant inondait toutes choses de sa clarté, les doubles portes de la maison du chef s’ouvrirent et, précédé de quelques guerriers, Kiontwogky, plus connu sous le sobriquet de Cornplanter ou encore de Handsome Lake1, apparut tellement semblable au souvenir qu’en gardait Tournemine que le temps lui parut, brusquement, revenir en arrière.
Presque aussi grand que le Breton, le chef iroquois était d’une beauté extraordinaire, à la fois sauvage et sereine, ce qui lui avait valu le dernier de ses surnoms, mais son aspect était impressionnant. Un ample manteau pourpre drapait de façon quasi impériale un corps couleur de cuivre clair2 dont les muscles formidables étaient soulignés par les nombreux ornements d’argent qu’il portait. Une sorte de couronne, d’argent ciselé elle aussi, serrait son crâne rasé du sommet duquel partait un étonnant bouquet de cheveux et de plumes multicolores. Les lobes de ses oreilles extraordinairement distendus soutenaient des chaînes d’argent, si longues qu’elles retombaient sur ses épaules, attachées dans des trous si larges qu’on aurait pu y passer un doigt. Tel qu’il était, Cornplanter pouvait avoir vingt-six ou vingt-sept ans.
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