– Pourquoi cela ?
Chrétiennotte parut hésiter et regarda Fiora comme si elle se demandait jusqu’à quel point elle pouvait lui faire confiance. Puis, finalement se décida :
– Bon, je vous raconte encore ça et puis j’vais à mon travail. Sans ça, votre dame Léonarde va gronder. C’était y a deux ans à peu près, au temps où mon défunt Janet était encore sur cette pauvre terre. Un soir qu’y rentrait un peu tard de son travail – il était maçon – il est revenu chez nous tout sens dessus dessous parce que en passant par la rue du Lacet il avait entendu pleurer et gémir quelqu’un et ce quelqu’un c’était une femme qu’avait l’air de souffrir beaucoup... Comme c’était un gars courageux, mon Janet, il a cogné à la porte en demandant si on avait besoin d’aide mais personne n’a répondu...
– Il y avait peut-être une femme à ce moment-là ?
– Ça se serait su ! D’ailleurs, mon pauvre Janet est pas seul à avoir entendu des bruits du même genre, mais on pense dans le quartier que c’est peut-être l’âme de sa pauvre petite femme qui revient le tourmenter : c’est ici, au Morimont, qu’elle a été mise à mort... et le Morimont, c’est pas loin.
– Si je comprends bien, conclut Fiora, ce... du Hamel... a bien tort de se donner tant de mal pour faire garder une maison où personne n’a envie d’entrer ?
– C’est ça tout juste ! fit Chrétiennotte avec satisfaction. Moi j’sais bien qu’y faudrait me payer, et cher, pour que j’y aille. Et encore, ça serait pas sûr !
Ayant ainsi donné son opinion catégorique, la veuve de Janet reprit son balai, ses torchons et, avec une espèce de révérence à Léonarde qui franchissait la porte au même instant, elle disparut dans le couloir en fredonnant un cantique.
Mais l’histoire qu’elle venait de raconter laissait Fiora songeuse. Que la maison eût mauvaise réputation et qu’elle passât pour hantée lui convenait tout à fait – et même lui donnait une idée pour la façon dont elle pensait attaquer Regnault du Hamel. Dès son arrivée à Dijon, en effet, elle avait refusé tout net la proposition radicale d’Esteban :
– Vous voulez la mort de cet homme ? lui avait dit le Castillan. C’est la chose la plus facile du monde. Je l’attends un soir à son entrée ou sa sortie de chez lui et je vous l’étrangle.
C’était simple, en effet, trop simple même et surtout trop rapide. Elle ne voulait pas que le bourreau de sa mère tombât soudainement dans la mort, frappé d’un coup qu’il n’aurait pas vu venir et sans savoir qui l’avait ordonné. Fiora voulait être l’instrument de la vengeance ; elle entendait savourer le trépas de son ennemi En digne fille de la subtile et cruelle Florence, elle était décidée à dépenser le temps et l’or qu’il faudrait afin que cette mort atteignît à la perfection d’une œuvre d’art...
Elle y songea longuement ce soir-là, les yeux perdus dans l’azur pâlissant du ciel où se poursuivaient des bandes d’oiseaux, écoutant les bruits de cette ville où elle était née et que, cependant, elle ne connaissait pas. Contrairement à Florence si animée au coucher du soleil, Dijon, à la fin du jour, paraissait s’endormir sous ses toits dont les tuiles de couleur jaune, rouge ou noire, dessinaient des tapisseries entre les bouquets verts des jardins... Dans chaque quartier, le bourgeois le plus considérable se rendait auprès du vicomte-mayeur[ii] afin de lui remettre les clés de la porte dont il avait la garde. Ces hommes, pour qui c’était un fief viager, avaient la responsabilité de ces portes dont ils entretenaient les défenses à l’aide d’une part des droits de vivres et de marchandises. Ils se rendaient toujours en cérémonie à la maison de ville, mettant un point d’honneur à conserver cet usage un peu solennel dans une cité que ses ducs désertaient le plus souvent. Et Fiora savait que Pierre Morel avait la charge d’une de ces clés.
Quand elle l’eut entendu rentrer et que les marguilliers de Saint-Jean eurent sonné le « crève-feux » après lequel les rues devenaient désertes hormis pour les amateurs d’aventures, Fiora descendit dans la salle où Léonarde achevait de ranger après le souper auquel la jeune femme n’avait pas voulu participer. Démétrios et Esteban, assis auprès d’une fenêtre, profitaient des derniers instants de lumière pour disputer une partie d’échecs mais tous levèrent des yeux surpris en constatant que Fiora portait le costume de garçon dans lequel elle avait quitté Florence et tenait à la main un chaperon d’homme destiné à cacher ses cheveux.
– Doux Jésus ! s’écria Léonarde. Où prétendez-vous aller à cette heure, mon agneau ?
– Pas très loin. Je voudrais aller voir de près la maison de du Hamel, dès qu’il fera nuit tout au moins. Si Esteban veut bien m’accompagner...
– Naturellement, dit le Castillan qui se leva aussitôt. Mais pour quoi faire ? Le maître n’est pas encore rentré...
– C’est la raison pour laquelle je veux y aller. Quand il sera revenu, cela ne sera plus possible...
– Qu’as-tu derrière la tête ? demanda Démétrios qui avait pris le roi d’ivoire et l’examinait comme s’il s’agissait d’un objet rare.
– Je te le dirai plus tard. Pour l’instant, je désire voir le jardin et, si possible, y pénétrer.
Démétrios rejeta la pièce d’échecs et fronça les sourcils :
– C’est de la folie ! A quoi cela t’avancera-t-il ?
Sans répondre, Fiora alla jusqu’à un dressoir où se trouvait une corbeille de cerises, en prit une poignée et se mit à les croquer tout en regardant le ciel s’obscurcir lentement :
– Dans ces conditions, j’irai aussi, soupira Démétrios.
– Je préfère que tu restes avec Léonarde. Je n’en aurai pas pour longtemps et on remarque moins deux personnes que trois...
Le Grec n’insista pas. Il savait qu’il était inutile de discuter avec la jeune femme quand elle employait un certain ton. Pour en atténuer le côté péremptoire, elle ajouta gentiment :
– Sois sans crainte, tu sauras tout. Je t’expliquerai à mon retour.
Quand la nuit fut complète, Fiora et Esteban quittèrent l’hôtel en évitant de faire le moindre bruit et gagnèrent l’angle de la rue du Lacet où ils restèrent un instant cachés dans l’ombre épaisse fournie par l’encorbellement d’une maison, observant celle de du Hamel. Esteban avait conseillé cette halte :
– Mieux vaut attendre. Les valets sortent régulièrement, chacun à son tour, quand les rues sont désertes.
– Où vont-ils ?
– Rue du Griffon, dans une maison de filles. Reste à savoir s’ils y vont aussi quand le maître est là ! Tenez ! En voilà un qui sort.
En effet, le même homme que Fiora avait observé dans l’après-midi venait d’apparaître et fermait soigneusement la porte dont il mit la clé dans sa poche avant de s’éloigner d’un pas tranquille.
– Je me demande pourquoi ils ne sortent pas tous les deux, remarqua Fiora. Puisque la maison est vide ?
– Si le maître est avare, il doit être riche. Il tient sans doute à ce que sa demeure soit gardée. Allons-y à présent !
Sans faire plus de bruit que des chats, les deux compagnons d’aventures s’avancèrent sur le petit pont qui enjambait le ruisseau. Ils avaient tous deux la légèreté de la jeunesse et leurs pieds, chaussés de cuir souple, n’éveillaient aucun écho. Parvenue devant la porte, Fiora l’examina soigneusement. La nuit d’été était claire et la jeune femme avait de bons yeux mais elle acquit très vite la certitude qu’à moins de l’attaquer avec un bélier, cette porte se révélerait impossible à forcer. Comme elle représentait la seule ouverture du rez-de-chaussée, la maison était donc inviolable de ce côté.
– Allons voir le jardin ! souffla Fiora.
Il s’étendait sur l’arrière de la bâtisse, entre le Suzon et la rue de la Vieille-Poissonnerie. Le quatrième côté donnait sur une ruelle étroite et noire mais des murs assez élevés le défendaient.
– Si j’ai bien compris, fit Esteban, vous voulez entrer là-dedans ? Je vais passer le premier...
La vie de soldat de fortune menée si longtemps avait entraîné le Castillan à tous les exercices du corps. Escalader le mur fut pour lui un jeu d’enfant. Il s’y installa à califourchon puis se pencha pour aider Fiora. Il saisit les mains qu’elle lui tendait et la hissa auprès de lui. Après quoi tous deux examinèrent les lieux.
– C’est bien la peine d’avoir un jardin pour le laisser dans un état pareil ! marmotta Esteban. En effet, de leur observatoire, les visiteurs n’entrevoyaient qu’une masse confuse de buissons et d’herbes folles dans laquelle on ne pouvait distinguer le moindre sentier. La maison elle-même montrait une tourelle percée d’étroites ouvertures qui devait renfermer l’escalier mais les fenêtres étaient aussi rares que sur la façade rue : deux à l’étage dont l’une était ouverte sur les ténèbres intérieures et une sous le toit fermée par des volets.
– Restez là ! ordonna Fiora. Je reviens...
Et avant que son compagnon ait pu la retenir, elle avait glissé de l’autre côté du mur où elle resta accroupie un instant pour laisser se dissiper le bruit des feuillages froissés. La voix étouffée d’Esteban lui parvint comme de très loin :
– Faites attention, je vous en prie ! Vous n’avez même pas d’armes !
– J’ai un couteau, cela devrait suffire en cas de besoin, répondit-elle en posant la main sur la gaine de cuir qui pendait à sa ceinture. Puis, sans plus attendre, en prenant la maison comme point de repère, elle se faufila, toujours courbée, à travers la végétation sauvage du jardin. Elle allait lentement, un pas après l’autre, écartant les branches de ses mains gantées de cuir épais et les jambes bien protégées par des bottes souples qui lui montaient jusqu’aux genoux. Un bruit de fuite dans l’herbe l’immobilisa, le cœur arrêté, mais un miaulement aigu vint la rassurer presque aussitôt : c’était un matou que les approches de la pleine lune mettaient en émoi.
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