– Vous avez bien fait de l’éloigner, fit Léonarde.

– Pourquoi ? Est-ce qu’il ne vous inspirait  pas confiance ?

– Pauvre garçon ! Bien sûr que si... mais il était en train de tomber amoureux de vous, mon agneau... et vos affaires de famille sont bien assez compliquées comme cela. A présent, venez vous préparer à emménager dans votre nouveau logis. J’espère qu’il vous plaira.

– C’est sans importance. Si ses fenêtres offrent la vue que j’espère, le reste peut être aussi délabré qu’il voudra...

– Heureusement, il n’en est rien ? Voilà bien l’égoïsme de la jeunesse ! Pensez un peu à moi, Fiora, qui suis passée de cette belle hostellerie à l’élégance du palais Beltrami. J’ai de mauvaises habitudes, que voulez-vous ? ...

Léonarde, d’accord en cela avec ses compagnons, avait loué la maison au nom du médecin Démétrios Lascaris voyageant avec sa nièce Fiora, son secrétaire et la gouvernante de la jeune femme. C’est donc en tant que princesse Lascaris que Fiora, étroitement voilée et portée dans les bras d’Esteban comme la malade qu’elle était censée être pénétra dans le bel hôtel des Morel-Sauvegrain et gagna la chambre qui lui était réservée, l’une des deux donnant sur l’arrière de la maison.

Cette chambre, dont la porte lui fut ouverte courtoisement par l’intendant Hurtault, était tout éclairée par un grand bouquet de pivoines disposées dans un pot d’étain auprès d’un drageoir rempli de fruits confits.

– Ma maîtresse, dit-il, souhaite la bienvenue à Votre Seigneurie, et espère, lorsque sa santé sera meilleure, avoir le plaisir de venir la saluer...

Fiora répondit, d’une voix faible, par quelques remerciements auxquels Démétrios ajouta qu’il serait heureux, pour sa part, d’être admis à l’honneur de présenter ses devoirs à une hôtesse dont le renom et le mérite étaient venus jusqu’à lui...

– Je n’y manquerai pas, confia-t-il à Léonarde une fois la porte refermée sur l’intendant. Elle peut sûrement nous apprendre des choses fort utiles...

-Je me charge, moi, de questionner les servantes, répondit celle-ci. C’est encore par les cuisines que les commérages vont le meilleur train...

Fiora n’écoutait pas, ayant déjà sauté à bas du lit où Esteban l’avait étendue pour courir à la fenêtre. La maison de Regnault du Hamel était bien là où Léonarde l’avait indiquée... Elle était aussi telle que la jeune femme l’imaginait : sombre et sinistre, comme dut l’être la maison d’Autun où Marie de Brévailles avait gravi son calvaire avant de s’enfuir.

C’était une demeure presque aussi solitaire que celle du bourreau. Encadrée sur trois côtés par la rue de la Tonnellerie, la rue du Lacet et le Suzon, un maigre jardin mal entretenu tenait le quatrième à distance des habitations voisines. Un soubassement de pierre qui n’offrait d’autre ouverture qu’une porte de bois sombre armée de pentures de fer soutenait deux étages d’encorbellement à croisillons noircis par le temps, le tout sous un grand toit abritant le pignon pointu. Deux fenêtres à l’étage noble, une ouverture fermée de volets de bois et une lucarne donnant sur le ruisseau ne devaient pas procurer beaucoup de jour. Il est vrai que, de son observatoire, Fiora ne pouvait voir la façade côté jardin mais, telle qu’elle était, cette maison était aussi triste qu’une prison... ou qu’un tombeau car, en dépit du beau temps, aucune vitre n’était ouverte, aucune vie ne s’y manifestait...

Démétrios, qui avait choisi l’autre chambre arrière, celle qui faisait l’angle de la maison, à pic, à cet endroit, sur le Suzon, et qui avait la meilleure vue sur l’entrée, vint rejoindre Fiora :

– Il faudrait savoir, lui dit-il, comment se présente le côté jardin. Cette nuit, j’enverrai Esteban en reconnaissance...

– C’est trop tôt, remarqua Fiora. Notre arrivée, saluée si aimablement par notre hôtesse, a dû faire quelque bruit dans ce quartier. Mieux vaut ne pas risquer de se faire remarquer trop tôt...

Avec un sourire amusé, le Grec applaudit silencieusement :

– Bravo ! Je vois que mes leçons de sagesse ont porté leurs fruits. J’espérais que tu me répondrais cela, sans trop oser y croire. Et tu as raison. Tu es une jeune femme malade, moi un vieux savant qui ne quitte guère la compagnie de ses livres et on se fera vite à cette paisible image. Cependant, Esteban n’a aucune raison de se priver de courir les tavernes. Il n’a pas son pareil pour s’y faire des amis et délier les langues. Et dame Léonarde pourra peut-être tirer quelque chose de cette servante que l’on nous a donnée...

La servante en question se nommait Chrétiennotte Yvon. C’était une solide commère d’une trentaine d’années à l’œil rond mais vif, à la figure épanouie et avenante, à qui ne faisaient peur ni le travail ni les longs bavardages. Comme les autres servantes de la nourrice ducale elle était, sur sa personne comme dans son ouvrage, d’une propreté flamande. Mais ce qui n’appartenait qu’à elle seule, c’était l’heureux caractère qui la poussait à chanter du matin au soir. Elle rappelait un peu à Léonarde la grosse Colomba, son amie florentine qui était toujours la femme la mieux renseignée de la ville. Elle se retint néanmoins de se laisser aller à témoigner trop de sympathie à Chrétiennotte en pensant que dame Morel-Sauvegrain leur avait peut-être dépêché une servante aussi loquace avec une idée de derrière la tête : celle d’être parfaitement renseignée de son côté sur les faits et gestes de ses nouveaux locataires.

– Parlez-lui le moins possible, conseilla-t-elle à Fiora, et laissez-moi faire. Je saurai bien lui tirer les vers du nez !

La vie, dans la maison sur le Suzon, s’organisa, paisible et silencieuse, rythmée par les coups de maillet que « Jacquemart et sa femme Jacqueline » frappaient sur une cloche, à l’église Notre-Dame voisine pour marquer les heures[i]. Fidèle à ses anciennes habitudes, Léonarde se rendait chaque matin à la première messe puis, le reste du temps, veillait à l’entretien de la maison. Démétrios compulsait les ouvrages emportés de Florence et rédigeait le traité sur la circulation sanguine qu’il avait entrepris. Esteban courait la ville. Quant à Fiora, au bout de deux jours, elle ne supportait plus que difficilement ce personnage de malade si contraire à sa nature mais auquel la contraignait son extrême ressemblance avec ses parents : elle risquait d’être reconnue. Sa seule distraction, en dehors de la broderie que Léonarde lui avait placée dans les mains et d’un livre grec prêté par Démétrios, était d’épier la maison d’en face.

Assise durant des heures dans la cathèdre garnie de coussins qu’elle ne quittait que pour son lit, elle observait obstinément ce qui se passait de l’autre côté du ruisseau. Et, en vérité, ce n’était pas grand-chose : par deux fois, elle vit sortir ou entrer, avec des paniers, l’un ou l’autre des deux valets qui, au dire d’Esteban, constituaient tout le personnel du conseiller ducal. Mais lui-même, elle ne l’avait pas encore aperçu car il s’était rendu pour quelques jours dans une terre qu’il possédait près de Vergy, dans l’arrière-côte.

Elle se morfondait tellement qu’au matin du troisième jour, elle ne résista pas à l’envie d’interroger Chrétiennotte :

– Cette maison, de l’autre côté du pont, qui n’ouvre jamais ses fenêtres et rarement sa porte, à qui donc appartient-elle ?

La servante roula des yeux plus ronds que jamais et se signa précipitamment deux ou trois fois et, comme Fiora s’étonnait, elle soupira :

– Demoiselle, vaudrait mieux qu’on vous change de chambre si vous devez vous intéresser à cette bicoque...

– Une bicoque ? il me semble que c’est une assez belle maison, solide et bien construite...

– Oui, bien sûr, mais mal habitée. Moi qui vous parle, j’aime guère à passer devant quand la nuit tombe.

– Vous voulez dire que c’est... un mauvais lieu ?

– Pas vraiment, mais le maître est un mauvais homme. Il est riche, pourtant, et de belle position, mais ladre comme un juif. Et il déteste les femmes pour lesquelles il a toujours un mauvais regard ou même un mot méchant. Il n’a pas de servante d’ailleurs, mais deux valets, deux lourdauds qui grognent comme des chiens hargneux et qui mordent au besoin. Malheur au mendiant qui oserait frapper à cette porte : il ne récolterait que des coups de bâton...

– Il n’est pas marié ?

– Messire du Hamel ? Marié ? Si riche qu’il soit, aucune femme ou fille, même miséreuse, ne voudrait de lui. Faut dire qu’il a déjà eu une épouse jadis, quand il habitait par ici. Une jeune demoiselle dont on dit qu’elle était belle comme tous les anges et il l’a si fort maltraitée qu’elle s’est enfuie de chez lui pour rejoindre son frère. Le malheur a voulu que, ce frère et elle, ils s’aimaient plus qu’il aurait fallu et ça a mal fini. Le mari les a retrouvés et les a fait exécuter par le bourreau... alors, vous pensez si ça donne envie à d’autres ! ... Tenez, vous voyez ! Voilà un des valets qui sort pour aller aux provisions...

Un homme de forte corpulence, le visage inexpressif sous les cheveux gris coupés au carré, vêtu d’une livrée gris et noir assez propre et portant au bras un grand panier, quittait en effet la maison dont il refermait soigneusement la porte derrière lui avant de mettre la clé dans sa poche.

– Celui-là, c’est le Claude, l’aîné. L’autre, le Mathieu, son frère, est un peu plus jeune. Ils ne sortent jamais ensemble. Quand y en a un qui s’en va, on peut être sûr que l’autre reste à la maison. C’est le maître qui veut ça...

– En tout cas, si le maître est avare, le valet n’a pas l’air si mal nourri...

– Le maître est pas fou. Il sait bien qu’il faut donner à manger à des molosses si on veut pas qu’ils vous dévorent. On dit que les deux frères lui sont tout dévoués. Ils sont peu causants... N’empêche que j’ai idée qu’y doit se passer des choses pas catholiques dans cette maison si bien gardée !