– Votre valeur aussi, monseigneur. Êtes-vous seul ici ? Je croyais que le duc avait décidé d’y venir ?
– C’était son idée en effet mais il en a changé. Apprenant que la duchesse de Savoie s’était réfugiée avec ses enfants dans son château de Gex, il s’y est rendu avec le sire de Givry et messire Olivier de La Marche pour convaincre Mme Yolande de le suivre en Bourgogne.
– En Bourgogne ? Pour quoi faire ?
– Je crois qu’il tient à s’assurer de sa fidélité. -Ah ! ... Et... comment est-il ?
– Tout furieux. Il ne décolère pas. Il jure qu’avant peu il aura réuni une armée de cent cinquante mille hommes pour fondre sur les Cantons et les ravager de fond en comble... Je crains, ajouta Antoine de Bourgogne avec tristesse que sa raison ne soit atteinte...
– Non, monseigneur... mais il rêve ! Il n’a jamais cessé de rêver. D’empire d’abord, puis de l’antique royaume lotharingien. Et c’est ce rêve qu’il poursuit à travers la haine que lui inspirent les Suisses. Fasse Dieu que le réveil final ne soit pas trop cruel ! Sait-on combien d’hommes ont été perdus ?
– Vous voulez dire massacrés ? Plusieurs milliers parmi lesquels Jean de Luxembourg, Somerset et la majeure partie des archers anglais. Galeotto qui a résisté aussi longtemps qu’il a pu devant la tente ducale a réussi à percer avec deux compagnies et à fuir. Ajoutez à cela que, cette fois encore, les Suisses ont fait main basse sur tout notre camp et sur notre artillerie neuve, comme à Grandson. C’est un désastre, pire encore que le premier...
– Puis-je demander quels sont vos ordres à présent, monseigneur ? Attendrez-vous le duc ici ?
– Non. Je pars demain pour Salins afin d’y rallier les survivants de Morat. S’il y en a ! ... Il m’y rejoindra. Voulez-vous faire route avec moi ?
– Avec plaisir si mes compagnes ne sont pas trop épuisées.
Pendant ce temps, dans la maison des hôtes où elles avaient été conduites dès l’entrée de l’abbaye, Léonarde, à l’aide de chandelle fondue, soignait son séant pas encore habitué à ces galopades éperdues à califourchon mais sans pour autant cesser de bougonner et de vouer Démétrios à tous les feux de l’enfer. Elle n’avait pas décoléré depuis que Fiora lui avait raconté son entrevue avec le Grec.
– Il faut que ce vieux fou ait perdu l’esprit ! Je ne vous ai jamais caché ce que je pense de la vengeance et, en dépit de cela, je vous ai laissée faire. Grâce à Dieu, il ne vous a pas été accordé de salir vos mains...
– Mes mains sont sales, Léonarde. J’ai tué un homme.
– C’était lui ou vous et cela fait la différence. Mais aller froidement empoisonner, ou poignarder ou étrangler un être vivant, j’étais bien certaine que vous ne le feriez jamais.
– J’aurais poignardé du Hamel sans hésiter et, pour ce qui est du duc, j’aurais pu le tuer devant Nancy quand, superbe et arrogant, il m’accablait de son mépris et disposait de moi comme d’un meuble. Je ne l’ai pas fait parce que, en retrouvant Philippe, je n’ai pas eu... le courage de me condamner à mort en assassinant le Téméraire. Mon amour était plus fort que ma haine, et puis, ensuite, j’ai compris bien des choses au point même de pardonner au duc de n’avoir pas gracié mes parents. A présent l’idée de tuer cet homme malade, affaibli, frappé dans tout ce qui faisait son orgueil et sa gloire, cette idée me fait horreur. Et pourtant...
– Pourtant quoi ? Vous n’allez pas faire cela ?
Fiora dégrafa sa tunique, l’ôta et la jeta sur l’une des deux couchettes monacales qui meublaient la chambre, puis alla prendre, dans le coffre de cuir qui suivait Léonarde partout et en quelques circonstances que ce soient, un miroir à main pour s’y regarder :
– Mes cheveux repoussent. Il va falloir...
– Les recouper ? Ne comptez pas sur moi pour cela, et d’ailleurs je vous le défends. Votre époux est vivant. Que dirait-il en vous retrouvant tondue ? Il est temps de redevenir une femme, Fiora !
– Pour quoi faire ? Je ne reverrai Philippe que si... Elle avait pris, à sa ceinture, la dague précieuse dont le Téméraire lui avait fait présent et, l’air absent, en caressait doucement la lame brillante. Léonarde pâlit :
– Je vous quitte sur l’heure, Fiora, si vous ne me jurez d’abandonner cette idée insensée. Tuez le duc et vous serez pendue sur-le-champ : je ne veux pas voir ça ! Quant à Démétrios...
– Je sais déjà ce que vous en pensez ! dit Fiora avec un demi-sourire. Vous n’avez parlé que de lui depuis que nous avons quitté Lausanne...
– Peut-être, mais j’ai encore à dire ceci : vous n’avez pas à lui obéir. L’ignominie de son marché de lâche vous délie de tout lien envers lui.
– Mais Philippe ?
– Il ne lui arrivera rien de mal tant que son geôlier espérera voir son chantage réussir. Ce qu’il faut, c’est essayer de savoir où se trouve le duc de Lorraine : Démétrios ne sera pas loin et je saurai qu’en faire.
– Vous avez sans doute raison mais comment savoir où est René II ? D’après Panigarola, il ne cesse de se déplacer...
– Alors il faut rester auprès du duc Charles... et de ce cher ambassadeur qui sait toujours tout. Ils ont tous deux leurs espions et c’est là que nous aurons les meilleurs renseignements.
– Pourquoi ne pas rejoindre le roi à Lyon et lui demander de rappeler Démétrios ? C’est son médecin et...
– Et rien ne dit qu’il obtempérera. En outre, souvenez-vous que le jeune Colonna répond sur sa tête de votre présence ?
– Après tant de catastrophes, croyez-vous que le duc Charles pense encore à cela ?
– Mieux vaut ne rien hasarder avec un homme tel que lui. Et malheureusement il tient à vous... assez pour avoir ordonné à un fils de prince de veiller sur la vieille bourgeoise que je suis. S’il revoyait Battista sans vous...
Panigarola confirma les vues de la vieille demoiselle. D’après le Grand Bâtard, Charles s’était inquiété de « Madame de Selongey » en des termes qui ne laissaient aucun doute sur le prix qu’il y attachait. Fiora pensa qu’il n’y avait rien à ajouter à cela et qu’elle avait tout intérêt à suivre les conseils de Léonarde.
Victime de ses propres avis, celle-ci en fut réduite à faire fondre double quantité de chandelle : le lendemain, on repartait pour Salins en compagnie du Grand Bâtard. En dépit des menaces de Démétrios, Fiora se sentait plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis longtemps. Le plus important n’était-il pas que Philippe fût vivant, qu’il respirât quelque part sous le même ciel qu’elle ? La nuit sombre de son avenir s’éclairait d’une chaude lueur d’espérance. Enfin, elle avait une immense confiance dans la sagesse de Léonarde... Avec son aide, elle commençait à croire qu’il lui serait possible de vaincre Démétrios, peut-être en utilisant ses armes favorites : la patience et la ruse.
Quand, le 2 juillet, le Téméraire à la tête de quelques cavaliers fit son entrée dans Salins, Fiora eut peine à le reconnaître. Comme il avait changé en quelques jours ! Ce visage bouffi, ces yeux las marqués de poches, cette bouche amère, ce regard vitrifié... Était-ce bien le même homme ? Sans l’armure dorée et le casque au lion d’or couronné, elle eût douté d’être en face du duc de Bourgogne. Pourtant il souriait et saluait de la main les gens de sa ville qui l’acclamaient éblouis par cette image somptueuse à laquelle le soleil arrachait des éclairs.
En voyant s’approcher Fiora et Panigarola qui venaient le saluer, il eut pour eux un vrai sourire, chaud et communicatif et les embrassa tour à tour. Il semblait extraordinairement heureux de les revoir et les garda auprès de lui jusqu’au soir. Durant le souper qu’ils prirent ensemble et avec le Grand Bâtard, il fut d’une gaieté charmante qui confondit ses invités. Ses projets étaient immenses et il rejetait, avec dédain, la responsabilité de la défaite de Morat sur le manque de courage de ses troupes qui n’avaient su, une fois de plus, que tourner casaque et prendre la fuite.
– Monseigneur, intercéda Panigarola, montrez-leur quelque pitié. Beaucoup sont morts...
– ... Qui ne le seraient pas s’ils s’étaient bien battus et ceux de ma maison ont été les plus mauvais. Rien d’étonnant : beaucoup étaient des Français mais je vais battre le rappel de ma noblesse fieffée de toute la Bourgogne. Je sais déjà pouvoir compter...
Il alignait des chiffres, formait des escadrons, confiait des commandements à des chefs dont on ne savait pas au juste s’ils étaient déjà morts ou encore vivants...
– J’ai eu l’impression de souper avec des fantômes, confia Fiora au Milanais. Cette grande armée dont il parle existe-t-elle ailleurs que dans son imagination ? J’ai peur qu’il ne soit encore malade.
– Moi aussi. En tout cas, une chose m’étonne ? Où est passé le capitaine de sa garde qui en principe ne le quitte pas ? Il paraît qu’il aurait été envoyé en mission ? Et comme il était avec lui à Gex, je me demande ce que cela peut être ?
Il allait l’apprendre trois jours après quand les échos du château retentirent des clameurs furieuses du Téméraire : Olivier de La Marche venait d’arriver avec un détachement de ses gardes et le duc braillait à tous les échos qu’il allait lui faire « ôter la tête »... En voyant accourir Panigarola visiblement bouleversé, Fiora qui se promenait avec Léonarde au bord de la Furieuse, le torrent qui longeait toute la ville de Salins, comprit qu’il se passait quelque chose de grave.
– Je commence vraiment à croire qu’il est dément, s’écria l’ambassadeur. Il vient de commettre la pire des folies : alors qu’en quittant le château de Gex, il a embrassé la duchesse de Savoie en lui jurant une amitié éternelle, il a, en même temps, commandé à Olivier de La Marche de s’assurer de sa personne ainsi que de celles de ses enfants alors qu’elle se rendait à Genève auprès de son beau-frère l’évêque.
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