– Sans doute. Et monseigneur en a dit autant mais je ne serai pas prisonnier non plus et donna Fiora demeurera auprès de moi. La bannière de Milan est connue. Sa vipère sera pour nous deux une bonne protection...

– Je sais que vous êtes bon et que vous l’aimez bien, messire ambassadeur,... mais elle veut mourir... et elle est l’enfant de mon cœur.

Il prit les deux mains de la vieille demoiselle et les serra :

– Je saurai bien l’en empêcher. Et puis... elle ne sait pas ce que c’est que se trouver au cœur d’une bataille. Si courageuse soit-elle, l’instinct de conservation sera le plus fort...

– Je ne la comprends plus. Faut-il qu’elle aime encore Philippe de Selongey pour en arriver là ! ...

– Il n’arrive jamais que ce que Dieu a voulu. Priez pour elle... mais ne vous tourmentez pas outre mesure !

Lui, cependant, n’était pas sans inquiétude. Cette campagne était une folie plus grave encore que celle de Grandson. Vaincre les Suisses ne rapporterait rien à Charles, ou si peu, alors qu’une défaite serait irrémédiable. Il eût été si simple de s’asseoir autour d’une table et de discuter... mais comment faire entendre raison à un homme obsédé par les blessures de son orgueil ? « Mourir plutôt que d’accepter la honte ! ... » Il ne cessait de répéter cela et tout ce que Panigarola put obtenir de lui c’était que l’armée avancerait avec une sage lenteur. En revanche, il fut impossible de l’empêcher, au lieu de se diriger droit sur Berne, d’aller mettre le siège devant la petite ville forte de Morat, au bord du lac du même nom.

– Comment ne comprend-il pas, confia le Milanais à

Fiora, qu’il va user ses forces contre cette taupinière au lieu de marcher droit sur l’ennemi ? A Grandson il n’a pas su attendre enfermé dans son camp retranché, cette fois il va s’arrêter, ce qui donnera aux Suisses tout le temps de le prendre à revers...

Mais le duc était au-delà de tout raisonnement logique. Il voulait abattre tout ce qui se trouvait sur son chemin et qui portait le nom de Suisse. Le 11 juin, il faisait investir Morat et installer son camp au bord du petit lac qu’une mince arête montagneuse séparait de celui de Neuchâtel...

Au matin du samedi 22 juin, Panigarola et Fiora, au trot paisible de leurs chevaux, effectuaient une promenade sur les arrières du camp. Il ne faisait pas beau et même il pleuvait mais ni l’un ni l’autre ne se supportait plus dans les tentes où il régnait une accablante chaleur. Il y avait eu une petite escarmouche dans la nuit du 20 au 21 mais rien de sérieux et tout était tranquille. La campagne, verte et boisée, était belle et fraîche et, en tournant le dos au camp, il était possible d’oublier un instant que l’on y était en guerre. Fiora avait même retiré le chapeau de fer que le duc l’obligeait à porter. Elle en aurait fait volontiers autant de la chemise de mailles dont il l’avait nantie quand elle lui avait refusé de s’introduire dans une armure, en disant qu’elle serait incapable de bouger sous une telle carapace. Mais Panigarola ne le lui aurait pas permis.

Les deux cavaliers avaient traversé le camp en répondant gaiement aux saluts et aux sourires qu’ils récoltaient. La jeune femme était populaire dans l’armée. Non parce qu’elle était la seule de son sexe – le Téméraire, en effet, avait fait chasser les ribaudes avant le départ de Lausanne – mais parce que l’on admirait son courage, sa gentillesse et ce vœu qu’elle avait fait de porter au combat les armes de son époux défunt pour que les aigles d’argent de Selongey puissent encore flotter au vent d’une bataille.

Fiora et son compagnon en dépit de la mise en garde des sentinelles avaient franchi la ligne de défense et atteignaient une petite éminence quand, soudain, la pluie s’arrêta et le ciel parut s’éclairer. Secouant sa tête mouillée, la jeune femme lui offrit un sourire et allait dire quelque chose quand l’ambassadeur s’écria :

– Regardez ! Par Dieu... nous allons être balayés !

Des forêts avoisinantes, les Suisses jaillissaient par centaines, par milliers, arquebusiers devant, piquiers derrière. Ils couraient vers le camp ennemi qui ne les attendait pas. D’un même mouvement les deux amis firent volter leurs chevaux et foncèrent vers les palissades en hurlant à pleins poumons :

– Alerte ! ... Nous sommes attaqués, alerte ! Le camp se referma derrière eux et avant même qu’ils eussent atteint la tente ducale, les canons et les arquebuses commençaient à tonner, étouffant l’appel lugubre des trompes montagnardes qui se faisaient entendre.

Le Téméraire était avec son médecin quand Fiora et Panigarola firent irruption chez lui.

– Vite ! Mes armes, ordonna-t-il. Et tandis qu’un écuyer allait chercher son cheval, l’ambassadeur et Matteo de Clerici le bouclèrent dans son armure. Puis tous sortirent de la tente, sautèrent en selle et coururent sus à l’ennemi derrière le grand étendard que brandissait Jacques van der Maes. La bataille déjà faisait rage, les palissades étaient enfoncées, les lignes bourguignonnes rompues. Et tout de suite, Fiora épouvantée se trouva au centre d’une mêlée furieuse dans laquelle, tout à coup, elle vit s’abattre l’oriflamme de Bourgogne et celui qui la portait. Elle fit reculer son cheval pour échapper à ce piège, sans même songer à décrocher la hache d’armes qui pendait à sa selle. L’animal affolé s’enfuit vers le lac où les troupes lombardes se jetaient par paquets. Les mercenaires savaient déterminer infailliblement quand une bataille était perdue et s’efforçaient de préserver leur vie. Le lion d’or du cimier ducal était invisible et Panigarola lui-même avait disparu emporté sans doute par le flot...

Atteint d’un carreau d’arbalète, le cheval de Fiora s’abattit. Elle s’en dégageait péniblement quand elle vit un gros Suisse qui fonçait sur elle avec une longue pique. La mort était là, devant elle, et elle en eut horreur. Pour ne pas la voir, elle ferma les yeux et, soudain, elle se sentit bousculée, jetée à terre. Un corps tomba sur le sien, qu’elle repoussa avec un cri. C’est alors qu’elle vit le Suisse courir vers une autre victime en brandissant sa pique tachée de sang... et qu’elle reconnut celui qui en avait été percé à sa place :

– Christophe ! ... Oh ! mon Dieu, c’est Christophe ! ...

La poitrine du jeune homme était couverte de sang et un filet sombre commençait à couler au coin de ses lèvres mais il ouvrit les yeux et réussit à sourire.

– Vous voyez bien... qu’il fallait me laisser faire... ce que je voulais, fit-il péniblement. Sauvez-vous, Fiora ! L’armée... est en fuite mais... la tente du duc est proche... Allez vous y cacher... et si l’on vous trouve... dites que vous êtes une femme... Il faut gagner du temps.

– Ne parlez plus ! Je vais vous tirer jusque-là, chercher de quoi vous soigner. On dirait que les Suisses s’éloignent...

– Ils... poursuivent le duc et moi... je n’ai plus besoin... de rien. Je... je... vous... aime...

Ce fut le dernier mot. La tête de Christophe roula sur son épaule. Fiora, désolée, ferma doucement les yeux gris, semblables aux siens, que la mort n’avait pas clos, puis posa un baiser léger sur la bouche entrouverte.

Voulant regarder où en étaient les choses elle vit trouble et s’aperçut ainsi qu’elle pleurait. Elle essuya ses yeux du revers de sa main, avisa une épée abandonnée sur l’herbe et s’en saisit. La grande tente rouge – le duc en avait fait refaire une autre presque aussi belle que celle perdue à Grandson – n’était pas loin en effet et le chemin presque dégagé. Se relevant, elle allait courir vers cet abri quand un homme se dressa devant elle, brandissant une masse d’arme. Elle esquiva le coup en se baissant puis, presque d’instinct, son bras armé se détendit avec une force décuplée par la peur et la rage. L’épée s’enfonça dans le ventre du soldat qui s’écroula avec un râle de douleur. Alors, abandonnant l’arme, Fiora courut jusqu’au pavillon ducal, s’y engouffra et alla s’abattre secouée de sanglots sur le lit aux draps froissés que personne ne referait.

Combien de temps dura cette espèce de crise qui l’avait secouée des pieds à la tête quand elle avait compris qu’elle venait de tuer un homme ? Une heure ou quelques minutes ? Elle était incapable de l’évaluer et cela aurait pu durer longtemps encore si une main posée sur son épaule et qui la secouait sans ménagement n’était venue l’arracher de sa prostration :

– Assez pleuré ! fit une voix rude. Levez-vous et dites qui vous êtes...

Au son de cette voix, elle sursauta et, en un instant, elle fut debout, face à Démétrios qui la considérait avec stupeur.

– Ce n’est pas possible ? exhala-t-elle, hésitant à reconnaître le Grec dans ce guerrier casqué et couvert d’une tunique de cuir renforcée de plaques de métal. Ça ne peut pas être... toi ?

– Pourquoi pas ? fit-il durement. Serait-ce plus étonnant que de te retrouver dans cette tente ? Ainsi les bruits que l’on colporte sont vrais ? Comment croire une chose pareille ?

– S’il te plaît... De quoi parles-tu ? s’écria-t-elle, la joie de ces retrouvailles coupée net par la sévérité du ton et plus encore par celle du regard. Quelle est cette chose que l’on ne peut pas croire ?

– Que tu sois la maîtresse du Téméraire ! Mais il faut bien se rendre à l’évidence puisque je te trouve en train de te lamenter sur son lit...

– Moi ? La maîtresse du duc Charles ? Qui dit cela ?

– Tout le monde. On parle beaucoup dans cette région de l’Europe d’une jeune femme déguisée en garçon qui suit le Bourguignon partout, dont il ne peut se passer, qui a accès auprès de lui de jour comme de nuit et qui...

– En voilà assez ! Me connais-tu donc si mal pour croire une telle vilenie ? Ceux qui colportent ces ragots démontrent en tout cas ceci : c’est qu’ils ne connaissent absolument pas le duc. Jamais, à l’exception de sa duchesse, il ne touche une femme. Jamais il n’a eu de maîtresse. Les débauches de son père lui en ont inspiré l’horreur.