– Qui ose ici chanter un roi Louis quel qu’il soit ?
– C’est moi, monseigneur, qui ai demandé à Battista de faire entendre cette mélodie, dit Fiora tranquillement.
– Vous vous croyez tout permis apparemment ? Je vous ai montré trop d’indulgente faiblesse et...
– C’est à vous-même que vous montrez trop de faiblesse, monseigneur. J’ai voulu vous rappeler que, tandis que vous vous laissez aller à une mélancolie hors de saison, le roi de France, lui, est toujours à l’ouvrage.
La main levée pour frapper retomba sans force le long du corps et peu à peu la fureur quitta le regard trouble que la jeune femme osait fixer. Le duc se détourna enfin pour regagner sa chambre.
– Que l’on aille chercher mes valets et que l’on m’apporte un bain ! ordonna-t-il. Quant à vous deux, continuez à chanter mais trouvez autre chose !
Le concert improvisé dura jusqu’à ce que Charles de Visen, le valet de chambre du duc, vint dire aux jeunes musiciens que son maître venait de s’endormir et qu’ils pouvaient rentrer chez eux. Il était minuit passé.
– Vous avez fait là du bon ouvrage, leur dit Panigarola qui était venu s’installer auprès d’eux pour les entendre. Je gage que la crise est passée et que demain monseigneur aura retrouvé toute son activité.
Au matin, en effet, après avoir expédié quelques dépêches dont l’une ordonnait de prendre les cloches des églises de Bourgogne pour les porter aux fondeurs de canons, le duc décida que l’on quitterait sur l’heure Nozeroy pour gagner Lausanne où il voulait réunir la nouvelle armée avec laquelle il comptait aller assiéger Berne, cheville ouvrière de son désastre, Berne où le magistrat le plus influent de la ville, Nicolas de Diesbach, menait le parti français avec son compère Jost de Silinen, tous deux amis personnels de Louis XI.
– Tant que je n’aurai pas détruit Berne, les armes de Bourgogne ne retrouveront pas leur éclat, déclara le Téméraire, et il se lança dans la préparation minutieuse de cette nouvelle campagne où il espérait restaurer sa gloire ternie.
Le Grand Bâtard Antoine et le prince de Tarente, qui avaient réussi à regrouper une partie des fuyards, choisirent d’installer le camp sur un large plateau dominant le lac Léman entre Romanet et Le Mont. On y monta la grande maison de bois qui avait abrité le duc Charles devant Neuss et qui, moins somptueuse sans doute que les pavillons perdus, en offrait tout autant de confort. Autour de ce bâtiment campèrent les nouvelles troupes que l’on avait commandées. Il en vint trois mille d’Angleterre, six mille de Bologne, six mille de Liège et du Luxembourg, enfin six mille « Savoisiens » que la duchesse Yolande amena elle-même, de Genève, à son allié le duc de Bourgogne.
La vue de cette belle femme blonde, qui avait à peu près l’âge du Téméraire, étonna Fiora. Elle ne ressemblait en rien à son frère Louis XI et montrait une féminité épanouie et rayonnante qui n’était pas sans charme. En la voyant s’avancer, souriante et les deux mains tendues vers son allié préféré, Fiora comprit soudain pourquoi cette princesse française joignait ses armes à celles du pire ennemi de son frère.
– Elle l’aime, n’est-ce pas ? dit-elle à Panigarola.
– Cela n’a jamais fait pour moi aucun doute mais je la trouve bien imprudente. Le roi Louis est à Lyon et rassemble une armée de ses fidèles Dauphinois à Grenoble. Quant à mon maître, le duc de Milan, je sais qu’il a envoyé des messagers à Louis pour lui proposer un accord... et tenter de s’approprier la Savoie.
– Est-ce que vous ne devriez pas prévenir le duc Charles ?
– Je n’ai reçu aucune commission officielle. En outre, s’il était question de prendre la Savoie, je serais fort étonné que le roi nous la laisse. Il n’empêche et je le répète que je trouve la belle duchesse bien peu sage...
Néanmoins, elle apportait avec elle le printemps qui éclata soudain avec l’irrésistible ardeur de la nature, le long des chemins défoncés par les charrois de guerre, sur ces terres où plus d’un village avait été rasé. L’herbe repoussait, verte et tendre sur les blessures de la terre et au milieu des ruines. Le lac, gigantesque miroir du ciel d’un bleu léger, avait des moirures d’argent et sur ses bords les amandiers et les pommiers refleurissaient. L’air était léger avec, au plein du jour, les douceurs caressantes d’un soleil peut-être décidé à faire oublier le désastreux automne et le rude hiver. A Lausanne que les malheurs avaient épargnée, la vie bouillonnait dans les rues aussi bien que dans les jardins où tout s’épanouissait. Les ambassadeurs étrangers s’y pressaient avec leur suite car il était impossible de les héberger au camp. Panigarola et ses confrères vénitiens, napolitains, gênois et autres gens d’Italie avaient élu domicile à l’auberge du Lion d’or, la plus belle de la ville. Les autres hôtelleries et les couvents étaient pleins et les marchands affluaient attirés par tant de nobles personnages.
Le point culminant fut l’arrivée commune du légat Alessandro Nanni et du protonotaire apostolique Hessler, envoyés tous deux par l’empereur pour conclure le mariage du prince Maximilien avec la jeune Marie de Bourgogne, héritière des Grands Ducs d’Occident. La messe de Pâques, célébrée dans la cathédrale de Lausanne le 14 avril, en revêtit un éclat exceptionnel.
Fiora y assista, en vêtements féminins cette fois, ses cheveux coupés cachés par un hennin de toile d’argent voilé de noir comme il convenait à son grand deuil. La veille et en présence du légat, le duc Charles l’avait, pour faire taire peut-être les inévitables bruits que sa présence auprès de lui faisait courir, reconnue solennellement pour « très noble et très haute dame comtesse de Selongey, veuve de messire Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or, mort vaillamment, accablé sous le nombre sur le champ désastreux de Grandson pour l’honneur de nos armes. Puis il avait ajouté : « Désormais seule au monde, Mme de Selongey a fait vœu de nous suivre au combat afin d’y prendre part, au nom de son défunt époux, à l’éclatante vengeance qu’avec l’aide de Dieu nous allons tirer d’un ennemi indigne du sang qu’il a versé. »
Durant tout l’office pascal, Fiora eut conscience, comme elle l’avait eue la veille, de nombreux regards fixés sur elle avec plus de curiosité sans doute que de sympathie mais elle s’en souciait peu. Qu’est-ce qui pouvait avoir la moindre importance à présent que Philippe avait quitté ce monde, que ses yeux à lui ne la regarderaient plus, que ses mains ne la toucheraient plus ? Qu’on la jugeât bien ou mal ne signifiait rien. Hormis le jeune Battista et Panigarola, il n’y avait aucun de ces gens qui lui tînt par quelque lien que ce soit. Hormis le duc aussi bien sûr, mais elle n’arrivait pas à analyser le sentiment qui l’attachait à lui. C’était une sorte de fascination où entrait de la pitié et cette attirance qu’exercent ceux, très rares, dont le destin exceptionnel semble prometteur de grandes catastrophes. Il était seul à poursuivre un rêve chimérique et démesuré au milieu d’une Europe positive où la plus grande puissance, désertant les vieilles lois chevaleresques, appartenait aux plus habiles et aux plus riches... Une voix secrète soufflait à la jeune femme que l’ange de la mort suivait les pas du Téméraire et que, sans en avoir conscience, c’était l’ombre de ses ailes noires qu’il essayait de fuir, que c’était contre elle qu’il se débattait.
Depuis Nozeroy, sa santé demeurait chancelante. Il souffrait d’une fièvre constante et de maux d’estomac, passait des nuits au milieu de ses hommes sans quitter l’armure et avalait au matin les tisanes que lui préparaient Matteo de Clerici et un autre médecin envoyé par la duchesse de Savoie, inquiète de cet état, mais ce n’étaient pas ces maux, nés surtout d’un système nerveux détraqué qui menaçaient la vie du prince. Le mal résidait dans son âme qui ne parvenait plus à croire en son étoile...
Au sortir de la cathédrale, Fiora, suivie de Léonarde aussi raide et hautaine qu’une duègne espagnole, regagnait l’auberge du Lion d’or où Panigarola lui avait trouvé une chambre. Le duc ne voulait pas qu’elle séjournât alors au camp où régnait trop souvent l’indiscipline et où les rixes étaient nombreuses. Soudain elle eut l’impression que quelqu’un s’était attaché à ses pas. Elle pressa l’allure et entendit que l’on courait derrière elle. Alors, s’arrêtant brusquement, elle se retourna. Un homme d’armes était en face d’elle en qui, avec stupeur, elle reconnut Christophe de Brévailles. Il avait les yeux pleins de larmes.
– Pourquoi, fit-il avec un mélange de colère et de douleur, pourquoi m’avez-vous caché votre mariage ? Quand nous nous sommes rencontrés, vous m’avez menti ! Dans quel but ?
– Cela avait-il de l’importance ? Souvenez-vous : vous veniez de fuir votre monastère et vous vouliez être soldat. Qu’aviez-vous à faire de ma vie passée ?
– Rien, bien sûr... mais c’est en vous voyant, je crois, que j’ai tant désiré une autre vie. Acquérir la gloire, la fortune et ensuite vous rechercher afin de...
– N’en dites pas plus ! Vous saviez très bien que rien ne serait jamais possible entre nous. Vous êtes mon oncle, que cela vous plaise ou non, et moi, à présent que tout est accompli, je ne veux plus même me souvenir qu’il existe encore au monde des Brévailles.
– Tout est accompli ? Que voulez-vous dire ?
– Que Regnault du Hamel est mort, mort de peur en me voyant une nuit paraître à son chevet. Quant à votre père...
En quelques mots, Fiora raconta le retour de Marguerite au château de ses ancêtres et ce que toutes deux y avaient trouvé :
– Votre mère est en paix, ajouta-t-elle et même je crois qu’elle a retrouvé quelque chose qui ressemble au bonheur...
– Mais vous, coupa Léonarde qui observait le jeune homme avec attention, vous qui espériez tant de la vie militaire, êtes-vous plus heureux que dans votre couvent ?
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