– Emmenez-vous les ambassadeurs[xxii] ?

– Pour ce qui me concerne, dit Panigarola, je suivrai monseigneur à moins qu’il ne me le défende. Ne suis-je pas les yeux et les oreilles de mon noble maître ? Sa voix aussi parfois...

– Vous êtes plus qu’un ambassadeur car nous avons de l’amitié pour vous, fit le duc aimablement. Vous serez à nos côtés...

– Puis-je espérer que vous y serez seul ? fit audacieusement Philippe les yeux sur Fiora. Certains pages me semblent un peu fragiles pour le poids de l’armure...

Le Milanais surprit ce regard et sourit :

– Monseigneur le duc laisse au camp ses trésors. Avec sa permission, j’en ferai autant de celui qu’il m’a confié.

Le lendemain 1er mars, le château de Vaumarcus tombait sans coup férir aux mains des Bourguignons qui y placèrent garnison et, à l’aube du samedi 2 mars, l’armée s’ébranla pour ce que le duc avait appelé « une promenade militaire »...

Le souvenir de ce matin frileux devait rester longtemps gravé dans la mémoire de Fiora. Debout au seuil de sa tente, serrant autour d’elle le grand manteau fourré que le duc Charles lui avait donné, elle le regarda s’éloigner dans la plaine, statue de fer couronnée d’un lion d’or, sur le puissant destrier le Moro, son cheval favori que le caparaçon d’acier changeait en bête apocalyptique et sous la flamme ondoyante de son étendard haut tenu par un chevalier banneret. Autour de lui, des chevaliers de la Toison d’or que distinguaient seulement leurs écus : un monde fantastique de griffons, de léopards, d’alérions, de taureaux, de chimères et de sirènes... Une fleur de lis d’or dont les pointes étaient des pierres précieuses dansait sur la tête du cheval ducal, symbole dérisoire et jamais abandonné de ce sang royal français que cependant le Téméraire abhorrait...

Le jour qui se lève est gris, le ciel blême... Sur la gauche, le mont Aubert et le Chasseron sont encore enneigés et le lac a des reflets de mercure... Tout là-bas, l’avant-garde, revenue de Vaumarcus, serpente à travers les vignes sur la « via Detra » cependant que le gros de l’armée contourne Grandson pour suivre le chemin de la rive et finir par disparaître. Mais cette armée semble bizarre à celle qui l’observe : le duc n’a pas pris soin de la ranger en bataille ; elle progresse sans discipline et même avec une sorte de laisser-aller. Il est vrai qu’en principe on ne va pas se battre mais parcourir une certaine distance pour aller surprendre les Suisses chez eux... C’est tout juste si l’on n’espère pas les trouver à table.

Ce que le Téméraire n’imagine pas un seul instant, c’est qu’à Neuchâtel s’est rassemblée une armée qui réunit des soldats d’élite, les meilleurs d’un pays qui en comporte presque autant que d’habitants mâles. Il y a là ceux de Bâle, venus avec un contingent de Strasbourg, ceux de Fribourg, de Soleure, de Bienne, de Baden et de Thurgovie. L’avoyer Hassfûrter a mené de Lucerne mille neuf cents hommes. Heinrich Goldli et Hans Waldmann ont conduit les gens de Zurich tandis que Schachnachthal et Hallwyll sont à la tête des sept mille hommes de Berne. Schwyz a envoyé le tiers de sa population sous le commandement de Rudolph Reding, soit mille deux cents hommes et les petits cantons montagnards d’Uri et d’Unterwalden chacun cinq cents. En tout quinze à vingt mille hommes qui, eux aussi et à la même heure que les Bourguignons, se sont mis en marche vers Grandson pour venger leurs frères massacrés... Charles va trouver en face de lui la plus redoutable infanterie d’Europe mais il ne le sait pas encore et il devise agréablement au long du chemin avec son autre demi-frère Baudoin, avec le prince d’Orange, avec Jean de Lalaing et Olivier de La Baume-Vers midi, Fiora et Battista qui jouaient aux échecs s’arrêtèrent et se tournèrent d’un même mouvement vers le nord. Dans le lointain, un bruit étrange se faisait entendre : une sorte de long mugissement que la distance atténuait mais qui, sur place, devait être effrayant. Cela s’arrêtait puis reprenait et la jeune femme sentit un frisson glacé courir le long de son dos :

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

– Ma foi, je n’en sais rien, dit Léonarde qui cousait assise auprès de la table et qui, à tout hasard, fit un signe de croix.

– J’ai entendu dire, fit le page d’une voix changée, que les montagnards suisses ont de grandes trompes dans lesquelles ils soufflent et que l’on peut entendre à plusieurs lieues... Si c’est bien cela, c’est que...

– Que le duc, qui ne s’y attend pas, a rencontré les Suisses, acheva Fiora... Mon Dieu ! Ce bruit terrible vous glace le sang.

Ensemble, la jeune femme et l’enfant sortirent. Le meuglement s’était tu et c’était à présent le silence. Dans Grandson où, sur la rive, les cadavres des suppliciés n’avaient pas été dépendus, on n’apercevait aucun mouvement. Sur les chemins de ronde, les gardes étaient immobiles écoutant eux aussi... Puis, il s’éleva une grande rumeur...

– C’est trop loin pour voir quelque chose, dit Battista, mais on se bat là-bas ! ...

Plus personne, dès lors, ne parla. Le cœur serré, Fiora pensait à Philippe. Sa vaillance était connue. Il devait être au plus chaud de la bataille, toujours prêt à donner sa vie pour son duc... Alors, elle alla s’agenouiller auprès de Léonarde qui priait et partagea de tout son cœur son oraison...

Ce fut vers le milieu de l’après-midi que la catastrophe se produisit. On vit soudain l’armée bourguignonne, semblable à une énorme vague étalée sur la plaine, refluer en désordre, hommes, chevaux et voitures mêlés dans une effroyable confusion tandis que rugissaient de nouveau – et tellement plus proches ! – les terribles trompes d’Uri et de Lucerne que, cependant, un énorme « Sauve qui peut ! » réussissait à couvrir.

– En fuite ! articula Battista effondré. L’armée est en fuite ! ...

Ce qui suivit fut, pour Fiora, comme un mauvais rêve. Panigarola surgit couvert de poussière avec des taches de sang :

– Vite ! Aux chevaux ! Il faut rejoindre le duc ! ...

Quelques instants plus tard, Fiora se retrouva, galopant en direction d’Orbe avec Léonarde, Battista et l’ambassadeur qu’avaient rejoints son secrétaire, ses serviteurs et ses chevaux. Ils n’étaient pas seuls d’ailleurs : tous ceux qui avaient la garde du camp fuyaient, à pied, à cheval ou en voiture, sans trop savoir où ils allaient mais terrifiés par les rugissements qui se rapprochaient...

– Que s’est-il passé ? demanda Fiora.

– Une chose invraisemblable : alors que certaines de nos troupes effectuaient un repli, celui-ci a été pris pour une fuite par les troupes qui montaient en ligne. D’autant que des bandes de Suisses sortant de la forêt s’apprêtaient à attaquer par le flanc. Tout de suite ça a été la panique... une déroute sans précédent, impensable et absurde. Les deux tiers de l’armée ont fui sans avoir combattu...

– Vous avez donc rencontré les Suisses ?

– Oui. Et, je l’avoue, c’était assez effrayant. J’ai vu surgir tout à coup une phalange énorme : quelque huit mille hommes marchant au coude à coude, dardant devant eux des piques deux fois plus longues que nos lances, un gigantesque hérisson sur lequel flottaient trente bannières vertes et un grand étendard blanc. Ces gens combattent bras nus, vêtus de demi-cuirasses sur des jaques de cuir, la tête couverte de chapeaux de fer. Ils ont le visage rasé et des anneaux d’or aux oreilles. Ils ont l’air sortis d’un conte fantastique... et ils ont semé la terreur...

Se retournant sur sa selle, Fiora aperçut l’immense camp abandonné avec ses tentes magnifiques, son énorme matériel et ses canons. Un rayon de soleil rouge, apparu soudain entre deux nuages gris, fit étinceler la sphère d’or sur les grands pavillons pourpres du Téméraire :

– Est-ce que... le duc Charles abandonne vraiment tout ceci ?

Panigarola haussa les épaules :

– Cela aussi est insensé, n’est-ce pas ? Mais nous avons eu assez de mal à l’empêcher de se jeter seul au milieu des ennemis. On l’a entraîné de force... Quant à ce camp, les Suisses vont ramasser à coup sûr le plus fabuleux butin de l’Histoire[xxiii]...

« Je crois, ajouta-t-il en retenant son cheval que nous pouvons ralentir. Personne ne nous poursuit... Les Suisses ont peu de cavalerie. En outre, le pillage va les occuper un long moment.

– Où est Monseigneur le duc ? demanda Battista.

– Devant nous. C’est à Nozeroy, en France-Comté que nous le rejoindrons. Mais nous prendrons quelque repos à l’hospice de Jougne. Je crois, fit-il avec un demi-sourire, que donna Léonarde appréciera.

– J’apprécie déjà beaucoup, messire ambassadeur, que vous m’épargniez les joies du galop bien que ce soit toujours intéressant de faire une nouvelle expérience...

Une poignée d’hommes resserrés autour d’un prince éperdu de chagrin et d’impuissante fureur, c’est tout ce qui, dans la nuit, atteignit la petite ville de Nozeroy, dressée sur sa colline balayée par les vents comme une main tendue vers le ciel. L’armée, la grande armée réunie par le duc Charles n’était plus qu’un souvenir. Non qu’elle comptât beaucoup de morts mais, à la suite des troupes italiennes qui avaient pris peur, toutes les autres s’étaient égaillées, éparpillées, dispersées dans toutes les directions. En quittant lui-même le champ de bataille, le duc avait donné des ordres pour qu’on tentât d’endiguer un peu cette panique mais c’était à peu près impossible. Les soldats, sourds et aveugles, avaient fui comme une horde de cerfs devant un incendie de forêt.

Au matin blême, les braves Comtois de la petite cité virent passer devant eux, toujours magnifique sous ses armes splendides, un homme pâle qui semblait vidé de toute vie et dont le regard fixé loin devant lui ne regardait personne. Il allait son chemin dans la neige qui étouffait le bruit des pas du cheval, marchant vers le château qui allait l’accueillir et chacun s’inclinait devant lui. Mais des chuchotements couraient dans le vent du matin car, parmi ceux des chevaliers qui escortaient le duc, ne se trouvait pas le seigneur de Nozeroy, Hughes de Chalon-Orange. Pour qu’il ne fût pas là afin d’ouvrir sa demeure au maître qu’il aimait, il fallait qu’il lui fût advenu quelque malheur et la tristesse pesa sur Nozeroy autant et plus que les sombres nuages du ciel[xxiv].On saluait mais, presque en se cachant, on se signait comme devant un convoi funèbre. Et le château se referma sur ce prince qui venait de regarder en face et pour la première fois le visage de la défaite... Il semblait frappé à mort.