– Inutile d’ajouter que Monseigneur Charles a trouvé proprement scandaleuses et la chanson et la manière de se débarrasser d’un ennemi, ajouta Panigarola en riant...

Grâce à lui, ce soir-là, Fiora ne s’abandonna pas trop aux regrets et au désenchantement qui ne pouvaient que l’assaillir : il y avait un an tout juste qu’elle avait mis sa main dans celle de Philippe et s’était unie à lui en croyant fermement que c’était pour toujours. Mais la fin de la nuit fut plus pénible car en dépit de la fatigue d’une journée de cheval par un temps affreux, elle ne réussit pas à trouver un seul instant de sommeil...

Le 11 février 1476, le Téméraire remporta, sans coup férir d’ailleurs, sa première victoire. L’interminable cortège de ses troupes franchit le col de Jougne et vint s’installer dans Orbe qui était à trois lieues et demie du col et à pareille distance de Grandson, but premier de l’expédition. En même temps, les lances italiennes de Pierre de Lignana, qui constituaient l’avant-garde et s’étaient dirigées vers le lac Léman, récupérèrent Romont sur les confédérés. Mais le plus important c’était Grandson, une ville et un fort château situés à l’extrémité sur du lac de Neuchâtel.

En fait et en l’occurrence, le Téméraire ne voulait que reprendre ce qui, un an auparavant, était de son obédience. En 1475, les gens des cantons de Berne, Bâle et Lucerne, décidés à conquérir le pays de Vaud appartenant à la Savoie, ont fait sauter ce verrou bourguignon dont le seigneur, Hughes de Chalon-Orange, s’ennuyait alors devant Neuss avec le reste de l’armée du duc Charles. Grandson, solidement défendue par le bailli Pierre de Jougne mais envahie par les paysans refluant des campagnes, n’a pas résisté longtemps à la famine et à l’artillerie lourde des Suisses. A l’automne, le pays de Vaud tout entier tombait dans leurs mains alors sans tendresse. Seule Genève échappait à la dévastation en payant une rançon de 26 000 florins d’or qui coûta leurs bijoux aux dames de la ville et leurs cloches aux églises...

Le 19, on arrive enfin devant Grandson par un temps vraiment affreux : il pleut, il neige et il fait froid :

– On ne peut pas dire que la France et la Bourgogne vous aient réservé leurs plus beaux sourires, fit Léonarde que Fiora avait rejointe dans son chariot tandis que tentes et pavillons se montaient. A part la canicule, vous n’avez guère connu que la pluie, le vent et les pires intempéries... Vit-on jamais automne et hiver semblables ?

– Vous avez peut-être un peu oublié votre jeunesse, répondit Fiora. A Florence le temps est si doux ! ... Il est vrai que lorsque l’on a perdu quelque chose ou quelqu’un on ne se souvient plus que de ses qualités.

Le Téméraire avait choisi d’établir son camp près de Giez. Ses pavillons de pourpre et d’or couronnèrent superbement une colline[xx] tandis que cinq cents autres tentes d’une grande richesse et des centaines de bannières multicolores étalaient sur les environs le plus fabuleux des tapis. Le reste du camp, celui en « rase campagne », couvrait la plaine en demi-cercle, entre la ville et la montagne, et s’étendait jusqu’à l’Arnon, étroite rivière débouchant dans le lac près d’une lieue plus loin.

– Grandson ne devrait nous donner aucun mal, confia le duc Charles à Panigarola et à Fiora tandis qu’ensemble ils regardaient la nuit tomber sur le lac dont les lointains se perdaient dans une brume glacée et la ville tassée derrière les cinq tours de son château. Depuis trois semaines déjà, les bourgeois se sont emparés du chef de la garnison bernoise, Brandolphe de Stein, et nous l’ont livré... Il est captif en Bourgogne.

– Comment se fait-il alors que les portes ne soient pas grandes ouvertes et qu’aucune délégation ne soit encore venue à vous, monseigneur ? fit l’ambassadeur. Je crois, moi, qu’ils vont se défendre durement. Ce sont de bons soldats que les Suisses...

– Ces bouviers, ces paysans ? lança le duc méprisant. Nous n’aurons aucune peine à les balayer. Qu’ils prennent garde à ma colère car je pourrais porter la guerre dans les cantons de la Haute Ligue[xxi].

– Ce que je ne saurais conseiller à Votre Seigneurie car, dans certains d’entre eux, la rudesse des montagnes double la valeur des hommes...

– C’est ce que nous verrons !

Le siège de Grandson dura neuf jours, neuf jours pendant lesquels bombardes, couleuvrines et fauconneaux dirigèrent, même la nuit, un feu meurtrier sur la petite cité. A l’intérieur du château, des incendies se produisirent, allumés par des brandons enflammés et par l’explosion de la soute à poudre qui détruisit en partie le beau logis seigneurial... La fin était d’ailleurs prévisible, cinq cents hommes ne pouvant lutter contre quinze mille. Bientôt, bloquée de toutes parts et démoralisée d’ailleurs par l’absence de son chef, la garnison se rendit. Alors commença l’horreur...

Debout derrière le duc au milieu des seigneurs qui composaient son état-major, Fiora, Panigarola et Battista Colonna, pétrifiés, assistaient au carnage. Du haut de la tour Pierre, les Bourguignons précipitaient les soixante-dix défenseurs du chemin de ronde au milieu des rires et des quolibets en criant très fort qu’il était temps pour eux d’apprendre à voler sans ailes... Cependant, au pied des murailles, les quatre cents autres soldats de la garnison étaient pendus par grappes de trois ou quatre aux arbres d’un bois situé aux abords du château ou bien noyés dans le lac avec une pierre au cou...

L’ambassadeur milanais ne put retenir une protestation indignée :

– Est-ce façon, monseigneur, de traiter des soldats ? Ils se sont battus parce que c’était leur devoir. Pardonnez-moi mais ceci est indigne d’un grand chef de guerre.

– Allons ! Ces gens ne méritent pas d’autre traitement. Souvenez-vous que leurs pareils ont dévasté plusieurs cités du pays de Vaud... Il en arrivera autant d’ailleurs à tous les Suisses qui me tomberont sous la main.

– Encore une fois, monseigneur, ce sont des soldats ! et ils se sont rendus...

– Je vous trouve bien sensible, Panigarola ? Cela servira de leçon à ce ramassis de marchands, de toucheurs de bœufs et de chasseurs...

– Certains de ces chasseurs traquent l’aigle et l’ours.

– Et je dis, moi, que c’est une infamie ! cria Fiora qui ne pouvait plus contenir son indignation. Tuer des hommes désarmés est une lâcheté à laquelle je refuse d’assister plus longtemps !

Tournant les talons et bousculant ses voisins, elle prit sa course en direction du camp, gagna sa tente où Léonarde lisait ses heures et y pénétra en trombe :

– Venez, Léonarde ! Nous partons. Je vais chercher des chevaux. Emballez vite le peu que nous possédons et préparez-vous !

– Que se passe-t-il ?

– Le duc Charles est en train de faire assassiner les malheureux qui se sont rendus ce matin. Il arrivera ce qu’il arrivera mais je ne resterai pas auprès de ce bourreau une minute de plus !

– Enfin ! soupira la vieille demoiselle en se précipitant sur un sac de cuir qu’elle se mit en devoir de remplir. Voilà des jours que j’espérais cela !

– Vous êtes contente de partir ? Par le temps qu’il fait et alors que je ne sais même pas où nous allons ?

– Il tomberait des hallebardes et des grêlons gros comme le poing que je me précipiterais dehors quand même. Quant à savoir où nous allons, je vous le dirai tout à l’heure. Allez chercher les chevaux !

Un moment plus tard, les deux femmes galopaient sur la route de Montagny dans l’intention de refaire le chemin parcouru à l’aller et de repasser le col de Jougne puisque c’était le seul itinéraire qu’elles connussent. La route défoncée par le passage de l’armée et de l’artillerie serait au moins facile à suivre...

Soudain, à un détour du chemin, elles virent se dresser devant elles ce qui leur parut être un mur de fer : une cinquantaine de chevaliers armés de toutes pièces, en tête desquels Fiora, dont le cœur manqua un battement, reconnut les aigles d’argent sur champ d’azur. D’ailleurs, la visière relevée du casque ne laissait aucun doute sur l’identité de son propriétaire. Fiora hésita un instant mais constata vite que toute échappatoire était impossible et elle décida de faire front...

En dépit de son déguisement, Philippe la reconnut aussitôt.

– Vous ? ... Et dans cet équipage ? Mais où prétendez-vous aller ? Et avant que Fiora ait pu répondre, il ajoutait : je suis heureux de vous revoir, dame Léonarde, mais je vous croyais plus de sens.

Il avança son cheval jusqu’à toucher celui de Fiora et ne put s’empêcher de sourire :

– Quel charmant garçon vous êtes ! Mais, pour l’amour du ciel, dites-moi ce que vous faites là ?

– C’est assez évident il me semble ? Je pars, je m’enfuis, je me sauve ! L’otage a pris la clé des champs ! lança-t-elle avec colère. Pour tout l’or du monde, je ne resterai pas un instant de plus, quoi qu’il puisse arriver, auprès de ce monstre qu’est votre duc !

– Le duc un monstre ? Mais que vous a-t-il fait ?

– A moi ? rien... encore qu’il y ait peut-être matière à discussion, mais là n’est pas la question. Je viens de voir comment il traite les soldats de Grandson dont la seule faute est d’avoir osé lui résister. Ils se sont rendus à merci et on les massacre, par dizaines. On les jette du haut des remparts, on les pend ou les noie afin qu’il n’en reste plus un seul pour appeler sur votre maître la vengeance du ciel. Ce qui n’empêche qu’elle l’atteindra un jour !

Le silence qui suivit traduisit la gêne de Philippe qui avait pâli :

– Quand la colère le prend, il peut être effrayant, je le sais et...

– En colère, lui ? Pas le moins du monde. Il sourit et même il rit tant il trouve plaisant le spectacle...

– Il semble d’ailleurs coutumier du fait, dit paisiblement Léonarde. J’ai entendu parler de ses exploits à Dinant et à Liège où il n’a même pas accordé la vie sauve aux chats !