– Vous avez bien voulu admettre, monseigneur, que j’ai été bien élevée.

– C’est parfait mais ce sera mieux encore si vous acceptez de revêtir le costume que l’on a dû, à cette heure, déposer chez vous. Un costume... de garçon.

Fiora se mit à rire :

– Si c’est cela que vous désirez, monseigneur, c’est bien peu de chose. Je possède déjà un costume masculin grâce auquel j’ai voyagé plus commodément depuis Florence.

– Si vous y êtes accoutumée, ce n’en est que mieux mais je souhaite vraiment vous voir porter celui que j’ai envoyé. C’est... la raison profonde du désir que j’ai de vous garder auprès de moi durant cette campagne...

En rentrant chez les Marqueiz, Fiora trouva, en effet, étalées sur son lit, des chausses collantes de soie noire, de fines chemises brodées et une tunique de velours d’un beau rouge profond sur la manche de laquelle étaient brodées les grandes armes de Bourgogne chargées d’un lambel d’argent à trois pendants qui la laissèrent perplexe. Un chaperon de même velours, frappé d’une médaille d’or représentant saint Georges, une lourde chaîne d’or, un superbe manteau de cheval de fin drap noir doublé de martre et des bottes de daim noir fourrées accompagnaient ces vêtements, mais la jeune femme ne leur accorda qu’une attention distraite. Elle contemplait toujours le pourpoint quand Léonarde entra, les bras chargés de vêtements qu’elle allait mettre dans un coffre et Fiora pensa qu’elle pourrait peut-être l’éclairer :

– Vous êtes bourguignonne, dit-elle. Alors vous devez savoir quel est cet écu ? Monseigneur Charles m’a fait porter ces vêtements tout à l’heure. Je dois les revêtir et chevaucher près de lui.

Léonarde prit la tunique mais ne répondit pas tout de suite. D’un doigt songeur, elle suivait le dessin compliqué de la broderie et, quand elle laissa retomber le vêtement, Fiora eut l’impression qu’elle avait pâli : -Eh bien ? fit-elle avec impatience.

– Plus personne n’arbore ces armes. Elles étaient celles de Monseigneur Charles quand il n’était que comte de Charolais. Le lambel d’argent est la marque du fils aîné... Je suppose qu’étant son écuyer, Jean de Brévailles a dû en porter de semblables...

– Ah !

C’était donc cela ! Le lendemain, à la halte de Neuf-château où le Téméraire devait prendre le commandement de l’armée, Fiora s’approcha du prince tandis qu’il faisait vérifier les fers de son cheval :

– Je vous ai obéi, monseigneur, dit-elle, mais j’avoue ne pas comprendre le pourquoi de ce costume. Est-ce... pour accentuer une ressemblance ?

– Oui, répondit le duc en italien. Il m’est doux, pour cette guerre, d’avoir à mes côtés l’image d’un compagnon d’autrefois... d’un compagnon que j’aimais.

– Que vous aimiez ? protesta Fiora indignée. Vous osez dire cela quand vous n’avez rien fait pour le sauver ?

– Je ne pouvais rien faire. Le crime était sans pardon possible car il offensait Dieu autant que l’humanité. Mieux valait, cent fois, que cette tête tombât sur l’échafaud plutôt que l’enfouir dans quelque cul-de-basse-fosse. Jean était mon ami. Nous avons lu Plutarque ensemble, navigué ensemble au large de Gorcum, jouté ensemble, bu et ri ensemble. Il pouvait espérer de mon amitié un grand état, une belle alliance et cependant... cependant, continua-t-il avec une brusque flambée de colère, il est parti sans même un mot, il a rejeté tout cela, renié tout cela pour le corps d’une femme qui était sa sœur. Alors que je le croyais pur, il était comme tous les autres, comme mon père que le premier jupon venu mettait en folie... pire que tous les autres !

– Non, dit Fiora doucement. Il était seulement victime d’un amour impossible, défendu... mais c’était tout de même de l’amour.

Il la regarda avec, dans les yeux, une sorte d’égarement.

– Vous croyez ?

– J’en suis certaine. Et vous aussi monseigneur... sinon, pourquoi serais-je auprès de vous et sous ces vêtements ?

– C’est vrai. Il m’a... beaucoup manqué. Vous me donnez l’illusion de sa présence, d’autant plus précieuse que vous avez l’âge qu’il avait alors... Eh bien, ajouta-t-il en français, est-ce enfin fini ?

Le maréchal-ferrant avait achevé son ouvrage. Le duc s’enleva en selle et rejoignit, au trot, le Grand Bâtard qui l’appelait. Fiora le regarda s’éloigner sans parvenir à comprendre d’où venait le bizarre sentiment, assez proche de la pitié, qu’elle éprouvait soudainement-Depuis, il s’était montré plein de gentillesse à son égard, surtout pendant les quinze jours que l’on avait passés à Besançon pour adjoindre à l’armée quelques compagnies comtoises. Il était même étonnant de constater que, du jour où il avait su la vérité sur la naissance de Fiora, le duc avait complètement changé d’attitude envers elle. De hargneux et méprisant, il s’était fait presque amical alors que le contraire eût été plus normal. Parfois, le soir, il l’invitait à venir écouter ses chanteurs et même, ayant découvert qu’elle savait jouer du luth et possédait une jolie voix, il la faisait chanter en duo avec Battista Colonna et il lui arrivait de chanter avec eux. Les seuls bénéficiaires de ces concerts intimes étaient Antoine de Bourgogne et l’ambassadeur milanais.

Fiora noua vite amitié avec Jean-Pierre Panigarola. C’était un homme d’une quarantaine d’années, avec ce visage étroit et méditatif que l’on voit à certaines statues de saints – mais il n’en avait que l’apparence. Fin, cultivé, sachant manier l’humour, il était un observateur attentif de la nature humaine et un excellent diplomate. Presque chaque jour, il écrivait de longues lettres au duc de Milan, Galeazzo-Maria Sforza, son maître, et Fiora découvrit rapidement qu’il connaissait le Téméraire mieux que ses propres frères. De même qu’il semblait se retrouver fort aisément dans la politique sinueuse de Louis XI, auprès duquel il avait rempli avec succès des fonctions d’ambassadeur avant que la mort de Francesco Sforza, père du duc actuel, grand chef d’État et ami du roi de France, ne vînt renverser les alliances et tourner Milan vers la Bourgogne.

Le faux garçon, nourri de Platon, de Sophocle et d’Hésiode, l’enchantait d’autant plus qu’il savait parfaitement que c’était une femme ravissante et qu’il appréciait les filles d’Eve en amateur éclairé de la beauté sous toutes ses formes.

– Vous devriez être florentin, lui dit un soir Fiora en riant. Je crois que vous en avez les qualités et peut-être les défauts...

– Je me trouve fort bien d’être milanais, encore que notre ville ne se puisse comparer à la cité du Lys Rouge. Néanmoins, j’avoue que je vous envie le seigneur Lorenzo ! Quelle intelligence ! quelle profondeur de vues ! Je ne vois guère que le roi de France pour lui être comparé...

– N’admirez-vous donc pas Monseigneur Charles ? Panigarola hocha la tête et se mit à contempler d’un air songeur la coupe de précieux verre de Venise emplie de vin à travers laquelle les flammes d’un chandelier faisaient scintiller des rubis :

– Il me fascine et il m’effraie. Il est le dernier représentant d’une époque révolue, d’une race en voie de disparition. Le dernier féodal, le dernier chevalier peut-être, l’élève de Jacques de Lalaing toujours captif des exploits de ce paladin errant qui usa sa vie à courir l’Europe pour y rompre des lances en joutes et tournois et se mesurer aux meilleures épées connues. La vie de chaque jour avec ses contraintes, ses petitesses aussi lui échappe complètement. Il a été trop riche et trop puissant trop tôt... Il ne s’est jamais soucié de ses peuples destinés seulement, selon lui, à produire richesse et puissance guerrière et il est triste de penser que de l’énorme fortune léguée par son père, le duc Philippe, il ne reste rien à l’exception des joyaux et des objets précieux...

– Rien ? Je sais qu’il lui arrive de faire appel à des banques étrangères, mais je ne pensais pas... ?

– Qu’il en était là ? Malheureusement si. Il vit dans un rêve de gloire et d’hégémonie quasi européenne car il se veut le plus grand capitaine de son temps. Malheureusement pour lui, il est affronté à un roi qui est peut-être l’homme le plus intelligent et le moins pourvu de scrupules qui soit. Le superbe bourdon doré pourrait bien se prendre dans la toile que tisse patiemment « l’universelle aragne »...

-Mais le roi Louis n’a-t-il pas signé la trêve de Soleuvre ?

– Bien sûr que si, mais vous ne vous imaginez pas qu’il se tient tranquille pour autant ? Certes, ses troupes ne bougent pas des frontières et il a refusé d’aider le duc de Lorraine pour ne pas renier sa signature de façon trop évidente, mais il fait la guerre autrement.

– Comment cela ?

– La fille de Francesco Beltrami... que j’ai eu le plaisir de connaître, devrait me comprendre aisément car la guerre du roi Louis est une guerre économique. Il a certes une puissante armée, mais c’est son or qu’il fait marcher et soyez certaine que les Suisses que nous allons attaquer étourdiment en ont reçu une bonne part. En outre, Louis anémie le commerce flamand et les foires bourguignonnes par une concurrence systématique. Ses navires détournent les bateaux génois et vénitiens des ports bourguignons d’Anvers et de l’Écluse qui approvisionnent Bruges, ce qui enrage les Flamands. Il interdit les expéditions de blé. Sa main est partout... Il a réussi à réconcilier Sigismond d’Autriche et les Cantons, cependant ennemis farouches jusque-là. Il a renvoyé, toujours avec de l’or, les Anglais hors de France...

– Il n’y avait pas que de l’or. Il y avait du vin et des victuailles...

– Je sais. Les Parisiens en ont même fait une chanson.

J’ai vu roi d’Angleterre Amener son gros ost Pour la française terre Conquérir bref et tôt Le roi voyant l’affaire Si bon vin leur donna Que l’autre sans rien faire Content s’en retourna