– L’enfant ?

– C’est ainsi que le duc Charles appelle celui qu’il vient de déposséder de ses terres et de sa couronne.

– Il est assuré que lui n’a rien d’un enfant. C’est un homme impressionnant. Mais ne croyez-vous pas qu’il serait temps de m’apprendre ce que vous avez fait de tout ce temps passé sans votre vieille Léonarde ?

Le récit de Fiora fut plus long. Elle le fit honnêtement, sans concessions pour elle-même ou pour sa pudeur et il advint que, parfois, Léonarde rougît à l’écouter mais quand ce fut fini, celle-ci se contenta de se moucher vigoureusement, ce qui chez elle était signe de grande émotion et s’en vint embrasser sa Fiora sur le front.

– J’aimerais bien vous voir oublier tout cela au plus vite, mon agneau, mais ce me paraît difficile avec ce duc Charles qui tient essentiellement à vous garder par-devers lui.

– Il a dit à Campobasso que j’étais un otage.

– J’ai bien  entendu. Mais alors pourquoi donc répond-il hautement à cet insupportable Mortimer que la place de la dame de Selongey est auprès de lui ? D’autant que, si je vous ai bien comprise, vous venez de renoncer à cet honneur en demandant l’annulation de votre mariage ?

– C’est étrange, en effet, mais ne me demandez pas de vous expliquer le Téméraire. Personne n’est en mesure de le faire, je crois... et peut-être non plus lui-même !

La nuit venue, les deux femmes, laissant les Marqueiz aller entendre à Saint-Epvre la messe de minuit, suivirent Battista Colonna venu, au nom du duc Charles, les convier à l’office de la collégiale Saint-Georges.

C’était la première fois, depuis Notre-Dame de Paris, que Fiora assistait à une messe. Mais sa paix avec Dieu était faite puisqu’il avait permis que Philippe ne succombât pas sous l’épée de Campobasso et, dans cette église illuminée qui, avec ses grandes brassées de houx et de gui, ressemblait à quelque forêt enchantée, elle se laissa bercer par les voix angéliques des jeunes chanteurs de Bourgogne... Scintillant de ses plus beaux joyaux, le Téméraire étalait dans le chœur la fabuleuse splendeur d’un manteau tissé d’or et semé de pierreries. Autour de lui ses officiers, bien qu’ayant revêtu leurs plus riches atours, passaient inaperçus...

– Est-il permis à un homme né de la femme de se glorifier lui-même à ce point ? murmura Léonarde.

– Je crois, répondit Fiora, qu’il considère tout cela comme très naturel. N’est-il pas le Grand Duc d’Occident et, si j’en crois les rumeurs, il pourrait être bientôt roi. Mais les fêtes de ce soir ne constituent pour lui qu’une étape. Battista m’a dit que, d’ici peu, il va reprendre les armes pour libérer les terres de la duchesse de Savoie et tirer vengeance des Suisses qui se sont emparés de son comté de Ferrette[xix] et ont mis à mal la Comté Franche...

– Que va-t-il faire de nous en ce cas ? Pense-t-il vous traîner à sa suite comme ces reines de l’Antiquité que l’on attachait au char du vainqueur ?

– On ne se sépare pas d’un otage et il prétend que j’en suis un. Je pense d’ailleurs que ce ne sera pas plus pénible pour nous que pour ces ambassadeurs étrangers que vous voyez auprès de lui et qui doivent le suivre partout...

Des « chut ! » énergiques rappelèrent aux deux femmes qu’une église n’est pas un endroit pour causer. Elles se le tinrent pour dit et joignirent leurs voix à celles des fidèles qui entonnaient un chant de Noël.

La fête passée, il leur fallut faire face à un problème quand, au moment de partir, Mortimer vint leur faire ses adieux et réclamer Florent qu’il devait emmener : le duc n’autorisait aucun Français à demeurer dans son entourage. Le garçon pleura, pria, supplia, mais rien n’y fit, jusqu’à ce que l’Écossais lui déclarât de sa voix tranquille :

– On vous fait beaucoup d’honneur en vous traitant en homme. Après tout, je peux peut-être obtenir du duc qu’il laisse le gamin pleurnicheur que vous êtes dans les jupes des dames ?

Ce fut magique. Florent devint très pâle puis alla faire son baluchon. Quand il revint en silence saluer Fiora et Léonarde, il leur lança un regard si désespéré que la vieille fille, une fois le garçon parti, s’exclama :

– Ce Mortimer est assommant mais, au moins, il n’est pas amoureux de vous, contrairement à tant d’autres – et vous n’imaginez pas comme je trouve cela reposant...

CHAPITRE XII

LES TROMPES DE LA MORT

Les tourbillons de neige balayaient le col de Jougne où la trace du chemin ne se voyait presque plus. Depuis que l’on avait quitté Pontarlier et le fort château de Joux où le sire d’Arbon, qui le tenait pour le duc, avait reçu son maître en mettant sa cave et son garde-manger au pillage, le vent s’était levé jusqu’à devenir tempête tandis que l’armée montait péniblement vers la ligne de faîte entre le Rhône et le Rhin.

L’armée ? En fait c’était un monde qui s’étirait interminablement sur la route jurassienne. Cela évoquait l’Exode car, outre les vingt mille hommes de troupe sous divers capitaines, il y avait des centaines de chariots transportant les tentes et les pavillons d’apparat, les tapisseries, les coffres de joyaux, les vêtements somptueux, les manuscrits, l’argenterie, l’argent monnayé, le fabuleux trésor qui composait la chapelle ducale avec les statues d’or des douze apôtres, les châsses et les objets de culte, tous précieux, sans compter les prêtres et les chantres, enfin tout l’attirail de la Chancellerie avec ses gratte-papier et son chancelier Hugonet, les meubles et encore bien d’autres choses... Tout cela destiné à démontrer, non seulement aux Suisses mais à l’Europe entière, que la puissance, la force et l’organisation bourguignonnes étaient sans rivales au monde ; D’ailleurs, dans l’esprit du duc Charles, cette guerre qu’il entamait devait être rapide et sans appel : une simple expédition punitive destinée à asseoir sa puissance plus solidement que jamais.

En haut du col, les pieds dans la neige, le Téméraire regardait défiler ce train immense qui faisait chanter son orgueil. Il n’était plus le duc de Bourgogne, il était Hannibal franchissant les Alpes en plein hiver et peu lui importait qu’il s’agît du Jura ! Son seul regret était sans doute qu’il n’y ait pas le moindre éléphant...

Il était là depuis des heures, insensible aux bourrasques de neige et au vent coupant, contemplant avec avidité cette affirmation de sa souveraineté que traduisaient les bannières, pennons et oriflammes. Ceux qui passaient devant lui s’efforçaient de les tenir droits et de redresser l’échine en dépit de la tourmente. Et apparemment, il n’était pas question qu’il quittât la place...

A son côté, son frère Antoine et, un peu en arrière, emmitouflés jusqu’aux yeux, ceux dont il faisait sa société habituelle depuis que l’on était sortis de Nancy : l’ambassadeur milanais Jean-Pierre Panigarola, et enveloppé d’un grand manteau doublé de martre, les cheveux entièrement cachés par un vaste chaperon de velours rubis, un mince jeune homme qui n’était autre que Fiora. On avait dû laisser à Salins Olivier de La Marche, atteint de dysenterie.

La veille du jour où l’on allait quitter Nancy, c’est-à-dire le 10 janvier, le Téméraire avait appelé auprès de lui la jeune femme, tout à fait remise de sa blessure. Il l’avait reçue seul à seule dans son cabinet d’armes où il examinait un nouveau type d’arbalète qu’un armurier allemand lui avait fait porter.

– Donna Fiora, dit-il sans se retourner, vous avez appris, je pense, que nous partons demain pour châtier les Suisses pillards et envahisseurs ? J’ai décidé que vous voyageriez en compagnie de messire Panigarola, ambassadeur de Mgr le duc de Milan, qui est l’un des hommes les plus sages et les plus aimables qu’il m’ait été donné de connaître et, comme il n’est jamais bien loin de moi, c’est dire que nous cheminerons assez souvent de compagnie.

– Monseigneur, coupa Fiora, pardonnez-moi de vous interrompre, mais pourquoi tenez-vous tant à m emmener... et sous quel nom ? Suis-je un otage et, dans ce cas, pourquoi ? Vous avez dit à Douglas Mortimer que j’étais la comtesse de Selongey et cependant Votre Seigneurie sait très bien que j’ai demandé l’annulation. Une annulation qu’elle souhaite d’ailleurs autant que moi.

Tenant toujours son arbalète, le duc se retourna et considéra la jeune femme d’un œil amusé :

– Vous avez pourtant été bien élevée, donna Fiora ! Ne vous a-t-on pas appris que l’on ne questionnait jamais un souverain ? Voilà, il me semble, une belle série de questions ? ... Mais, pour une fois, je vais répondre... à condition que vous m’accordiez une faveur...

– Une faveur ? De moi au puissant duc de Bourgogne ?

– Mais oui. Je vous dirai tout à l’heure ce que je souhaite. Pour l’instant, voyons ce que vous m’avez demandé... Êtes-vous un otage ? En un certain sens oui. Vous savoir sous ma main... et peut-être en danger, vous assure à vous une certaine tranquillité et à moi l’obéissance de deux hommes...

– Deux ? Campobasso est parti à ce que l’on m’a dit.

– Il reviendra. L’important est que Selongey et lui ne passent pas leur temps à s’entre-tuer et à vous chercher aux quatre horizons. Parlons à présent de cette annulation ! Le légat s’est rendu auprès de l’empereur Frédéric pour m’assurer de sa neutralité durant la guerre que j’entreprends. Il réglera cette question à son retour. Donc, jusqu’à ce moment, vous avez droit au titre de comtesse de Selongey.

– Ce n’est pas du tout mon sentiment et je ne veux pas le porter.

– Comme il vous plaira. C’est donc sous votre nom florentin que vous serez présentée demain à l’ambassadeur.

Votre gouvernante voyagera dans son chariot le plus confortable. Quant à vous... et c’est là que j’en viens à cette faveur dont nous parlions, vous me suivrez à cheval.., si toutefois vous savez monter.