Léonarde se borna donc, sur le moment, à dire qu’elle avait demandé que l’on servît le souper dans leur grande chambre et s’en alla en informer leurs compagnons.
Le repas que l’on prit en commun fut excellent car maître Huguet y avait apporté un soin tout particulier et se déroula dans une atmosphère joyeuse. Fiora était heureuse d’avoir pu accomplir le pèlerinage qu’elle souhaitait et plus encore d’avoir rencontré ce jeune oncle vers lequel se penchait instinctivement son cœur compatissant. Elle voyait dans ce hasard heureux un signe du destin.
Assis en face d’elle, Christophe de Brévailles n’était pas loin de se croire en paradis. Les deux nuits précédentes, il les avait passées, dans un bois d’abord, puis dans un trou de haie, mangeant le pain qu’il avait emporté du couvent et quelques fruits sauvages, buvant de l’eau des ruisseaux. Il n’avait pas été malheureux parce que la saison était belle et qu’il était soutenu par ce désir accroché en lui depuis tant d’années : voir la tombe près de la fontaine Sainte-Anne et y prier car, s’il fuyait le couvent, il n’avait pas perdu pour autant la foi. Et voilà qu’au moment où il allait devoir décider de son avenir et se choisir un chemin – mais dans quelle direction ? – le ciel avait suscité cette belle jeune fille qui était l’image identique de ceux qu’il avait tant pleurés. Et le même sang coulait dans leurs veines. Grâce à elle, sa vie misérable venait de prendre un tour nouveau et il ne pouvait s’empêcher de trouver amusant, lui qui n’avait jamais rencontré que des gens de son terroir, de partager la même table avec un médecin venu de Byzance, un Espagnol de Castille, sans compter cette ravissante nièce tombée du ciel qui se voulait florentine, bien qu’elle ait vu son premier jour de douleur sur la paille d’une prison bourguignonne... Elle avait vraiment les plus beaux yeux du monde et que ce prénom de Fiora était donc joli ! ... Sans compter que ce repas était bien le meilleur qu’il eût jamais dévoré de toute sa vie !
De son côté, en vrai philosophe volontiers épicurien, Démétrios se contentait de goûter l’instant de chaude convivialité autour d’une table agréable. Il était satisfait que Fiora eût commencé sa quête tragique par un succès et en tirait les meilleurs augures pour ce qui leur restait à accomplir même si le but final pouvait, d’ici, apparaître démentiel : abattre Charles le Téméraire, l’homme qui était peut-être le plus puissant d’Europe et cela, selon toute vraisemblance, au milieu de l’armée qu’il ne quittait plus depuis qu’il s’était mis en tête de devenir roi. Mais Démétrios croyait fermement aux miracles et, plus encore, à son inflexible volonté...
En fait, autour de cette table, Esteban était à peu près le seul à trouver la vie vraiment belle. Il avait goûté pleinement, en amoureux des grands horizons, le voyage depuis Florence, au long du rivage méditerranéen puis à travers la Provence pour rejoindre les vallées du Rhône et de la Saône. A présent, il découvrait, après quelques autres libations en chemin, la magnificence des vins de Bourgogne... et y prenait un plaisir extrême. Les yeux mi-clos et la mine épanouie il ne voyait pas plus loin, pour l’instant, que son gobelet empli d’un chaleureux vin de Chambertin...
Léonarde ne s’était guère mêlée à la conversation dont Démétrios avait heureusement fait les frais en homme qui a beaucoup vu et beaucoup retenu. Elle attendit que le dernier plat eût été emporté et la table débarrassée à l’exception d’une ultime bouteille. Elle avait conscience, en effet, de ce que pouvait représenter d’exceptionnel cette réunion avec le jeune Brévailles. Fiora souriait et c’était quelque chose qui importait fort à sa gouvernante.
Néanmoins, quand la porte de la chambre se fut refermée sur le dernier valet, elle se leva, marcha vers la cheminée où l’on avait allumé un feu en raison de la fraîcheur du soir, lui tendit ses mains qu’elle frotta un instant l’une contre l’autre. Puis, se retournant, elle fit face à ses compagnons. Esteban étant précisément en train de constater que cette auberge de la Croix d’Or était sans aucun doute la meilleure de toute la chrétienté :
– C’est certainement vrai, le coupa-t-elle. Le malheur est que nous ne puissions guère y séjourner longtemps. J’ai un certain nombre de choses à vous dire...
Tous parurent se figer : Fiora assise au pied du lit, Démétrios sur la bancelle près de la cheminée, Christophe sur un escabeau. Seul Esteban alla remplir son verre une dernière fois mais il ne souriait plus. Tous avaient conscience que l’instant privilégié venait de prendre fin...
CHAPITRE II
LA MAISON SUR LE SUZON
La décision de Fiora fut instantanée : puisque Regnault du Hamel habitait Dijon, elle y resterait tout le temps qu’il lui faudrait pour débarrasser cette terre de l’homme qui avait martyrisé sa mère et tenté de massacrer un bébé Mais l’appréhension justifiée que montrait maître Huguet à garder chez lui des voyageurs compromettants posait un cas de conscience car la peur est mauvaise conseillère. Dans une autre auberge, d’ailleurs, le risque encouru serait le même :
– La meilleure solution, suggéra Démétrios, me paraît de louer, si cela est possible, une maison pas trop éloignée de celle qui vous intéresse. Pour une affaire de ce genre, il faut savoir prendre son temps, étudier les habitudes de l’ennemi, épier... et patienter.
La patience ! Elle était l’arme préférée du médecin grec et il s’efforçait inlassablement d’inculquer cette rare vertu à celle dont il faisait, jour après jour, à l’aide d’une infinité de petites leçons, la meilleure des élèves... Ce qui n’était pas le cas d’Esteban.
– Nous n’allons tout de même pas nous installer ici : protesta-t-il. Ne devons-nous pas aller à Paris ?
– Chaque chose en son temps. Nous avons largement celui de rejoindre le roi, qui d’ailleurs n’est pas à Paris Et, pour l’heure présente, c’est ici que nous avons à faire Est-il possible de nous trouver un logis convenable pour quelques semaines, dame Léonarde ?
– C’est toujours possible. Reste à savoir si nous en trouverons un bien situé !
C’est le problème qu’elle alla, dès le matin, soumettre à Magdelaine, la jeune sœur de maître Huguet qu’elle avait connue lorsqu’elle avait l’âge de Fiora et qui avait témoigné, en la revoyant, d’une joie sans arrière-pensée. Il y aurait, de ce côté-là, une aide assurée sans qu’il soit besoin, peut-être, de nombreuses explications.
Magdelaine, en effet, était une âme simple. Elle écouta sagement Léonarde lui exposer que ses « maîtres », séduits par la beauté de la ville et de la région, souhaitaient séjourner quelque temps à Dijon et donc y découvrir une maison agréable à habiter, au centre si possible, pour n’être pas trop éloignés des halles, etc. Elle se montra enchantée d’une idée qui allait lui permettre de rencontrer pendant quelque temps cette chère Léonarde mais lui fit remarquer, avec un brin d’amour-propre froissé, que l’auberge de son frère était malgré tout et sans conteste l’endroit le plus agréable pour tout séjour, fût-il long.
– A condition d’être en bonne santé, riposta Léonarde. Or donna Fiora est souffrante ce matin. Le long voyage depuis Florence l’a fatiguée. Elle a besoin de repos et de calme. En outre, messire Lascaris, qui est un savant, n’aime pas séjourner trop longtemps dans une hostellerie, même aussi bonne que la nôtre. Il a en cours d’importants travaux et il lui faut le silence d’une pièce bien à lui...
– Mais, objecta Magdelaine qui, bien qu’étant une âme simple, ne manquait ni de logique ni de mémoire, je croyais que ce grand médecin se rendait auprès du roi de France ?
Démétrios prévoyait cette objection lorsqu’il fit remarquer à Léonarde qu’elle avait eu la langue trop longue...
– Le roi est aux armées en ce moment et ne nous attend qu’à l’automne. Nous le rejoindrons alors en son château du Plessis-lès-Tours sur le fleuve de Loire...
Ainsi éclairée, Magdelaine se déclara satisfaite et ajouta même qu’elle aurait peut-être le moyen de contenter rapidement cette amie d’autrefois :
– Avez-vous gardé souvenance, lui dit-elle, de la noble dame Symonne Sauvegrain qui est veuve de l’ancien gouverneur de la Chancellerie, messire Jehan Morel ?
– Celle qui fut autrefois la nourrice du Téméraire et qui, en échange de son lait, a reçu un titre de noblesse ?
– Plus récemment encore, elle a donné, pendant près de trois ans, ses soins à la jeune princesse Marie, fille unique de notre duc, ce dont Monseigneur lui garde de la reconnaissance.
– Si je me souviens bien, feu Jehan Morel avait fait construire un grand et bel hôtel rue des Forges ?
-Un hôtel devenu trop grand pour dame Symonne. Elle y vit seule avec son fils Pierre depuis le mariage de sa fille Ysabeau et je suppose qu’elle louerait volontiers le bâtiment qui est voisin du Suzon. Voulez-vous que j’aille voir son intendant ?
– Allons-y ensemble ! Le temps de m’habiller pour sortir et de demander à donna Fiora si elle serait d’accord...
C’était d’ailleurs façon de pure révérence car Fiora n’avait aucune raison de refuser une maison située presque en face de celle de son ennemi et, donc, à un emplacement stratégique inespéré.
La maison que Jehan Morel avait construite, quarante ans plus tôt, pour sa femme à laquelle il vouait une vraie dévotion, était, avec ses fenêtres en double accolade, ses vitraux de couleur et l’élégant balustre sculpté qui soulignait son toit de tuiles brillantes, l’une des plus belles de la ville. Construite en U, son bâtiment arrière avait vue sur le Suzon, et possédait une installation indépendante qui permettait de l’isoler du reste de l’hôtel. Ce pavillon se composait d’une salle commune, d’une cuisine et de quatre petites chambres. Ce n’était certes pas immense mais c’était commode, bien meublé et, surtout, l’orientation de certaines des fenêtres permettait d’observer les allées et venues du logis appartenant à du Hamel. Seule la largeur du Suzon qui, à cet endroit, disparaissait sous la rue du Lacet séparait les deux maisons. Quant à l’entrée, elle donnait sur la rue des Forges ce qui la laissait hors de vue puisque, pour atteindre la porte, il fallait traverser par un couloir toute la largeur de l’hôtel Morel-Sauvegrain et une cour que l’on franchissait sous galerie.
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