– Souhaitables ? Je partage votre avis et m’en occuperai dès le matin. En attendant, ne lui mesurez pas vos soins...
Après son départ, Matteo de Clerici fit absorber à la blessée une tisane qu’il venait de préparer sur le feu de la cheminée et dans laquelle il versa quelques gouttes d’un flacon qu’il avait apporté avec lui.
La drogue devait être efficace car, à peine la dernière gorgée avalée, Fiora s’endormit profondément...
Derrière la porte de la chambre, le duc avait retrouvé Philippe qui arpentait nerveusement le dallage : il était visible qu’il avait pleuré :
-Comment va-t-elle ? interrogea-t-il. Puis-je la voir ?
– Elle n’est pas en danger immédiat mais tu ne saurais entrer, Philippe.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle ne le veut pas.
– C’est l’autre qu’elle attend ? s’écria le jeune homme avec fureur. Il n’est pas loin : Olivier de La Marche le retient au bas de cet escalier...
– Elle ne veut voir ni l’un ni l’autre... et elle désire expressément que je sollicite du légat l’annulation de votre mariage. Elle te fait savoir que tu es délié, envers elle, de tout engagement. Ce sont là ses propres paroles et je crois qu’elle a raison.
– Monseigneur ! protesta Selongey. N’aurai-je pas, moi aussi, la possibilité de parler ? Cela me concerne, il me semble ?
– Baisse le ton, s’il te plaît ! C’est au duc de Bourgogne que tu t’adresses. Au duc de Bourgogne qui est en droit de te demander compte de ta conduite : d’abord tu t’es marié sans ma permission, ensuite, tu as usé de chantage pour obtenir la main d’une malheureuse née dans la honte et que le plus misérable de mes sujets eût été libre de refuser pour épouse. Tu mériterais que je t’oblige à rendre ta Toison d’or. A présent, je t’interdis de chercher à la revoir et plus encore à l’approcher. Contente-toi de savoir qu’elle t’a sauvé la vie et va-t’en ! Oublie-la !
– Si vous croyez que c’est facile ! s’exclama Selongey avec amertume. Voilà des mois que j’essaie car je la croyais morte. Et puis je l’ai revue et j’ai senti...
– Vos sentiments ne m’intéressent en rien. Moi, votre prince, je vous ordonne, sous peine de déshonneur public, de vous détourner à jamais d’une femme adultère, née de l’inceste et de surcroît espionne de notre beau cousin de France.
– Qu’allez-vous faire d’elle ? Vous n’allez pas au moins lui faire de mal ? Elle est si jeune et elle a tant souffert !
– Cela dépendra de votre obéissance. Tout à l’heure, je verrai le légat mais vous, préparez-vous à partir pour la Savoie où la duchesse Yolande, envahie par les gens des Cantons, appelle au secours. Vous lui annoncerez notre venue prochaine et resterez auprès d’elle jusqu’à ce que je vous rappelle. Il faut qu’avant midi vous ayez quitté Nancy avec cinquante lances !
– Monseigneur, par grâce ! Elle est innocente et vous ne l’ignorez pas.
– Beaucoup moins que vous ne le croyez. De toute façon, ce mariage doit être dissous. Ne m’obligez pas par votre obstination à la faire disparaître elle-même ! Sachez que je la tiendrai dorénavant sous mon regard pour m’assurer de votre obéissance.
– Vous a-t-elle jamais fait défaut ? Laissez-moi au moins lui dire adieu ? Je lui dois la vie !
– Non... vous ne pourriez plus partir et je vous ai donné un ordre.
La mort dans l’âme, Philippe salua et se retira avec un dernier regard sur ce panneau de bois derrière lequel reposait la seule femme qu’il eût jamais aimée. Il se dirigea vers l’escalier mais, sur le point de descendre, se ravisa :
– Un mot encore, monseigneur. Je désire que l’on vende tous mes biens. Fiora n’a plus rien et je ne le supporte pas. Faites au moins cela pour moi !
– Vraiment ? Comment vivrez-vous puisque c’est vous alors qui n’aurez plus rien ?
– Votre victoire définitivement assise, mon prince, j’irais offrir mon épée au doge de Venise. Une fortune, cela peut se reconstituer au hasard d’une guerre... à moins que tout ne s’y achève.
Saluant derechef mais avec une raideur qui traduisait bien sa colère contenue, Selongey disparut enfin dans les profondeurs de l’escalier, suivi des yeux par le Téméraire qui se prit à sourire :
– C’est ce que nous verrons... fit-il.
La maison de l’échevin Georges Marqueiz, dans la rue Ville-Vieille et près de l’église Saint-Epvre, était l’une des plus belles de Nancy et n’avait pas souffert des bombardements. C’est là qu’au matin on transporta Fiora encore à demi inconsciente afin qu’elle y reçût des soins féminins impossibles à assurer dans un palais transformé en caserne. Dame Nicole, l’aimable épouse du magistrat, avait accepté très volontiers de donner au nouveau maître ce gage de bonne volonté. C’était une grande femme dont les cheveux blonds blanchissaient harmonieusement, sans beauté réelle, mais elle avait des yeux bruns pleins de chaleur et un charmant sourire. La blessée n’eut aucune peine à gagner son cœur et fut elle-même conquise sur-le-champ.
Cependant, le nouveau duc déployait toutes ses grâces – et quand il le voulait, il en avait beaucoup – pour séduire ses nouveaux sujets. On ne vit que fêtes et réjouissances. Charles se répandait en libéralités, en magnificences et en caresses. Il convoqua, dans son nouveau palais, les états de Lorraine où il prononça un discours mémorable :
– ... On s’apercevra bientôt que je cherchais par mes armes bien plus votre félicité que la mienne, dit-il à ces gens qu’il avait affamés et dont il avait réduit quelques-uns à coucher dans des décombres, la Providence qui vous a soumis à mes lois vous réservait sans doute le bonheur de vivre sous mon gouvernement ; vous allez en effet désormais retrouver votre nation opulente, heureuse, tranquille et cette ville, maintenant le centre de mes états, sera le lieu de ma résidence. Je vais l’embellir d’un superbe palais, l’augmenter d’un grand nombre d’édifices, pousser ses remparts jusqu’à Tombelaine et lui donner le même lustre sous mon règne que Rome en reçut autrefois sous l’empire d’Auguste...
Il terminait en demandant une assurance d’inviolable attachement à sa personne et l’assemblée, enthousiasmée, n’attendit même pas qu’il en ait terminé pour lui jurer fidélité.
– C’est quelque chose que devenir la capitale d’un grand royaume, dit Nicole Marqueiz à sa pensionnaire. Quand on sait à quelle richesse ont atteint Bruges, Lille et Dijon, cela donne à rêver...
– N’aimez-vous pas votre jeune duc ?
– Il est charmant mais c’est un enfant, comme dit monseigneur Charles. Il n’est pas de taille à se mesurer à un tel prince. Il faut vivre avec son temps, que voulez-vous !
Une partie de la noblesse lorraine se rallia d’ailleurs au nouveau seigneur. Cela choquait quelque peu Fiora qui se rétablissait doucement et qui commençait à se demander ce qu’il en adviendrait d’elle-même. Battista Colonna venait chaque jour prendre de ses nouvelles et causer avec elle. Il lui avait appris le départ de Philippe pour la Savoie et aussi la scène violente qui, à cause d’elle, avait opposé Campobasso au duc Charles. Le condottiere, ayant su que Fiora demandait l’annulation de son mariage, conçut de grands espoirs et exigea qu’on lui accordât le titre de fiancé, réclamant du même coup l’autorisation d’aller visiter chaque jour celle qu’il considérait comme la future comtesse de Campobasso.
– Monseigneur, raconta Battista, lui a déclaré qu’il n’était nullement question que vous puissiez l’épouser, qu’en ce qui le concernait il s’y opposait formellement et que, d’ailleurs, il entendait vous garder par-devers lui comme otage... terme que Monseigneur Charles a employé. Toujours est-il que Campobasso est parti en claquant les portes et en jurant que, de sa vie, il ne servirait un prince qui ne reconnaissait pas à leur valeur les services rendus. -Parti ? Mais pour où ?
– Vous n’allez pas me croire : pour Saint-Jacques-de-Compostelle où il veut faire pèlerinage !
Fiora éclata de rire, Campobasso sous la bure et le chapeau du pèlerin lui semblait une image du plus haut comique.
– Et il s’y rend avec toute sa troupe de mercenaires ? Cela va faire un beau cortège !
– Je crois qu’il va laisser sa condotta à son château de Pierrefort, ce qui le dispensera de la payer. On dit que, depuis pas mal de temps déjà, il réserve pour lui-même l’argent qu’il perçoit du duc. Il a annoncé aussi qu’il comptait rendre visite au duc de Bretagne qui serait un peu son parent...
– N’importe quoi ! soupira Fiora mais, en son for intérieur, elle était plutôt satisfaite.
D’une part d’être débarrassée d’un homme qu’elle jugeait à présent plus qu’encombrant et ensuite d’avoir, somme toute, parfaitement accompli sa mission. En effet, connaissant le condottiere comme elle le connaissait, le grand saint Jacques et le duc de Bretagne devaient se résumer en un seul personnage : le roi de France, auprès duquel, très certainement, Campobasso allait déverser ses griefs. Et c’était bien à cela qu’elle avait souhaité l’amener. Ce qui lui permit de se réjouir pleinement d’en avoir terminé avec une aventure qu’elle jugeait peu glorieuse...
En revanche, cette excellente nouvelle s’accompagnait d’une autre... qui l’était moins. Peu de temps après l’entrée à Nancy, elle avait demandé au légat qu’on lui retrouve Esteban afin qu’il puisse reprendre son service auprès d’elle. Or, le jeune Colonna lui apprit que le Castillan était introuvable. Il semblait qu’au lendemain du soir où il avait sauvé Fiora du poignard de Virginio, Esteban se fût volatilisé. Ni le chef de la compagnie où il s’était engagé ni les autres soldats ne savaient ce qu’il était devenu... Et Fiora, à l’inquiétude qu’elle en éprouva, comprit qu’à son humble place, le Castillan avait gagné une petite partie de son cœur, comme Démétrios et comme tous ceux qui s’étaient comportés envers elle en amis véritables.
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