Autour de ce qui était, au printemps, un doux tapis d’herbe émaillé de fleurs où les dames aimaient à venir s’asseoir pour deviser, entendre des vers ou danser des rondes, se tenaient quelques hommes enveloppés de longs manteaux noirs, comme Fiora elle-même, qui les faisaient semblables à des fantômes. Deux d’entre eux étaient assis sur des escabeaux que l’on avait apportés là : c’étaient le duc Charles et le légat. Un troisième siège, auprès de ce dernier, attendait Fiora qui y prit place après avoir salué silencieusement le prélat, le prince et un homme d’une cinquantaine d’années et de haute mine qui se tenait debout auprès du Téméraire et dont elle savait qu’il était son demi-frère, ce Grand Bâtard Antoine qui, par ses exploits avait élevé sa naissance illégitime à la hauteur d’une légende. Personne ne disait mot...
Dans la flaque de lumière dispensée par les torches que portaient trois valets noirs – et peut-être muets – apparurent les deux adversaires. Leurs armures cannelées, forgées toutes deux par les célèbres Missaglia de Milan les appariaient et, à première vue, on ne put les reconnaître que grâce à ceux qui les accompagnaient : Mathieu de Prame pour Selongey et Galeotto pour Campobasso. Ils étaient sensiblement de même taille. Chacun d’eux était armé d’une épée et d’une dague...
D’un même mouvement, ils vinrent mettre genou en terre devant le duc et le légat. Le premier ne bougea pas mais quand le second leva la main pour un geste de bénédiction, Philippe ôta le grand bacinet qui emprisonnait sa tête et le jeta à terre affirmant ainsi son intention de combattre sans sa protection...
– Souhaitez-vous tellement vous faire tuer ? demanda le Téméraire d’une voix sourde où perçait une angoisse. Reprenez ce casque ! ...
– Avec votre permission, monseigneur, je n’en ferai rien. Nous ne sommes pas ici pour bosseler de l’acier. L’un de nous n’en sortira pas vivant. Ce sera plus facile ainsi...
– Comme il vous plaira mais vous vous infligez là un grave désavantage... à moins que votre adversaire ne montre pareil dédain de la vie ? ...
Tous les regards se tournèrent vers Campobasso qui paraissait changé en statue. Son hésitation était palpable mais il tourna les yeux vers Fiora et lut dans son regard tant d’implacable mépris qu’il se décida et libéra également sa tête :
– Après tout, pourquoi pas ? fit-il avec un haussement d’épaules...
Tous deux se relevèrent ensuite et vinrent se mettre aux ordres du Grand Bâtard qui leur assigna une place à chacun puis se recula et se tourna vers le duc. Celui-ci fit un signe d’assentiment :
– Allez, messeigneurs, et que Dieu juge de vos causes laquelle est la meilleure.
Comme dans une figure de danse bien réglée, les deux lourdes épées se levèrent en même temps et Fiora enfonça ses ongles dans sa main, le cœur étreint d’une angoisse mortelle. Hors de leurs carapaces de fer les deux têtes nues paraissaient étrangement fragiles. Qu’une épée s’abattît sur l’une d’elles et c’était la mort assurée, les deux hommes se battant avec une violence qui donnait la juste mesure de la haine qu’ils se portaient. Le jardin clos résonnait du choc des armes d’où naissaient parfois des étincelles. Leur habileté était sensiblement égale et le duel risquait de durer longtemps. Selongey était peut-être plus rapide et plus souple, mais Campobasso possédait une plus longue expérience car ce n’était pas la première fois qu’il affrontait un homme en combat singulier et il était impossible de prédire lequel, finalement, aurait le dessus...
Fiora aurait voulu fermer les yeux, ne rien voir, mais cela lui était impossible : il lui fallait regarder... Parfois son regard glissait, plein d’appréhension, vers le visage immobile du Téméraire dans lequel, seuls, les yeux semblaient vivre. Ils étincelaient, ces yeux, en suivant les phases de la lutte qui, pour son âme guerrière, devait être un spectacle de choix et une amère rancœur s’empara de Fiora. Comment avait-elle pu être assez stupide pour aller lui demander d’interdire un duel dont il avait dû se promettre beaucoup de plaisir et qu’il appréciait à présent, en connaisseur averti ? L’émotion de cette femme affolée avait dû l’amuser comme l’amusait sans doute l’anxiété qu’il devinait... De toute façon, et quelle que soit l’issue du combat, Fiora avait perdu tout espoir en l’avenir. Sa vie était définitivement saccagée car elle n’accepterait jamais d’être le prix d’une victoire du condottiere sur l’homme qu’elle aimait et, si Philippe l’emportait, il la rejetterait loin de lui à tout jamais.
– Qu’il vive, mon Dieu ! implora-t-elle, retrouvant soudain à cet instant de péril extrême le recours désespéré à la prière, qu’il vive et je le libérerai de moi. Je demanderai l’annulation de ce mariage insensé ! ...
Elle avait froid jusqu’à l’âme. La neige qui couvrait le pourpris et qui, sous les pas des duellistes, n’était plus que boue, lui glaçait les pieds et la faisait trembler. C’était comme si tout ce froid s’insinuait dans ses veines pour remonter sournoisement jusqu’au cœur...
Le souffle des deux hommes s’écourtait et devenait bruyant. Le combat durait, durait et, à tant frapper, la lourde épée devait à présent peser dix fois son poids dans les muscles fatigués. Les coups semblaient moins violents et aucune blessure n’apparaissait sur l’un ni sur l’autre. Fiora reprenait espoir. Le duc allait-il enfin arrêter cette lutte par trop égale ? Soudain, en voulant éviter une charge de son adversaire, Philippe recula, glissa, tomba lourdement sur le dos. Déjà Campobasso allait se précipiter sur lui, l’épée haute pour frapper à la tête, quand la jeune femme, avec un cri d’épouvante, se jeta entre les deux hommes, bousculant Campobasso dont l’épée s’abattit sur son épaule tandis que le bras vêtu de fer la frappait à la tête. Elle sentit une douleur fulgurante mais s’évanouit aussitôt, emportant dans les profondeurs apaisantes de l’inconscient l’écho des clameurs qui s’élevaient autour d’elle ; puis elle ne sut plus rien de ce monde impitoyable des hommes, contre la cruauté duquel elle venait de se briser volontairement...
En reprenant conscience, elle retrouva la douleur. Son épaule, que des mains cependant douces maniaient lentement, la faisait affreusement souffrir comme si l’on était en train de la lui arracher. Sa tête aussi lui faisait mal et les sons y résonnaient tels qu’une cloche vide... Elle ouvrit péniblement les yeux et vit qu’on l’avait ramenée dans sa chambre du palais et qu’un homme en qui elle reconnut Matteo de Clerici, le médecin ducal, était penché sur elle et lui donnait des soins :
– Aucun os ne semble brisé, commentait-il en italien. L’épaisseur du manteau et de la robe ont un peu amorti le coup, porté d’ailleurs avec une arme dont le tranchant s’émoussait, mais c’est un vrai miracle que l’épaule n’ait pas été arrachée... Ah ! je crois qu’elle revient à elle !
– Vous êtes certain que sa vie n’est pas en danger ? fit la voix du duc Charles et Fiora, en dépit des brumes qui lui obscurcissaient le cerveau, découvrit qu’il employait l’italien avec aisance.
– A moins de complications, certainement pas. J’ai enduit la blessure d’un baume qui devrait apaiser la douleur et aider à cicatriser les chairs. Quant au coup reçu à la tête, c’est chose bénigne : une bosse qui est déjà d’un joli bleu...
– Philippe, souffla Fiora... Est-ce que... Philippe est vivant ?
La puissante silhouette noire du Téméraire émergea de l’ombre et apparut dans la clarté des chandelles allumées au chevet du lit :
– Sain et sauf... de même que son adversaire d’ailleurs. Mais quelle folie que ce geste ! Croyez-vous sincèrement que j’aurais laissé Campobasso égorger Selongey ?
L’expression du visage de Fiora indiqua clairement le doute, et elle murmura : -Le combat n’était-il pas à outrance ?
– J’ai toujours le droit d’arrêter un duel quand bon me semble. Je savais que l’un comme l’autre aurait beaucoup de mal à venir à bout de son ennemi et j’espérais que la fatigue finirait par avoir le dessus. J’avoue que, cependant, j’eusse préféré que l’on gardât les casques...
– Ne... pouviez-vous... ordonner qu’on... les remît ?
– Cela, non. Chacun a le droit de se battre de la façon qui lui convient...
– Monseigneur ! reprocha le médecin, ma patiente a perdu beaucoup de sang et elle a besoin de repos. Je vais lui faire absorber une potion qui la fera dormir et nous verrons, au jour, comment se comporte la plaie...
– Un moment encore... s’il vous plaît, dit Fiora. Je voudrais vous demander... monseigneur... de parler pour moi à Sa Grandeur le légat. Je... je demande l’annulation... de mon mariage...
– Vous voulez ? ...
– Oui... et le plus tôt sera le mieux. Dites à messire de Selongey... qu’il est délié de tout engagement envers moi. Ainsi que... vous-même. Mon père... savait que cet or vous était destiné... Je ne reviendrai plus sur un don... qu’il a fait librement !
Épuisée par l’effort qu’elle venait de s’imposer, elle ferma les yeux, ne vit pas le duc se pencher sur elle, mais elle sentit la chaleur de sa main quand il y emprisonna la sienne :
– Ne hâtez rien, je vous en supplie ! Vous n’êtes pas vous-même en ce moment...
– Parce que j’ai perdu... toute agressivité ? fit la jeune femme avec un pâle sourire.
– Peut-être. Nous reparlerons de tout cela quand vous serez rétablie. Je dois vous dire que Selongey est là, dehors. Voulez-vous lui permettre d’entrer ?
– Non... non ! Ni lui... ni l’autre ! Par pitié !
– Vous avez droit à beaucoup mieux que de la pitié, mais il en sera comme vous le désirez. Reposez-vous !
– Il en est plus que temps, en effet, dit aigrement le médecin. D’autre part, il conviendrait de trouver une femme pour veiller donna Fiora. En dehors des filles de cuisine, ce palais est plein d’hommes et je ne compte pas les deux mille filles de joie qui poursuivent notre armée. Les soins d’une femme de bien seraient...
"Fiora et le Téméraire" отзывы
Отзывы читателей о книге "Fiora et le Téméraire". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Fiora et le Téméraire" друзьям в соцсетях.