– Je ne le désire pas mais je suis lasse de lutter contre un destin qui ne cesse de m’accabler. J’avais un père et je ne l’ai plus ; j’avais un époux et je l’ai perdu, par sa faute autant que par la mienne, et je m’aperçois qu’à vouloir me venger j’ai tout perdu. Alors, ce qui peut arriver est de peu d’importance. Je crois, voyez-vous, Battista, que je suis surtout très, très fatiguée... Je voudrais dormir et ne plus jamais me réveiller...

– Ce n’est pas raisonnable. Deux hommes vont se battre pour vous, pour votre amour...

– Non : pour leur amour-propre. Ce n’est pas du tout la même chose...

Cependant, arrivé devant la collégiale Saint-Georges[xviii], le duc Charles mit pied à terre et confia, selon la coutume du pays, son cheval à un chanoine, après quoi le prévôt du chapitre, Jean d’Haraucourt, le conduisit dans l’église pour y entendre la messe et y prêter le serment qu’au jour de leur couronnement prêtaient toujours les ducs de Lorraine. Il aurait pu s’en dispenser mais il tenait, pour rassurer les populations, à ne négliger aucune des coutumes locales pensant qu’on lui en saurait gré.

Agenouillé devant l’autel scintillant, il savourait pleinement son heure de gloire car, pour la première fois, les pays de par-deçà et les pays de par-delà se trouvaient unis grâce à ce chaînon manquant que constituait la Lorraine.

Bientôt l’Empereur, dont il espérait fiancer le fils à sa fille, poserait sur sa tête une royale couronne et la Bourgogne, enfin détachée du vieux tronc capétien comme de toute obédience impériale, voguerait librement vers le destin prodigieux auquel lui donnaient droit sa puissance et sa richesse... Bientôt... mais pas encore tout de suite. Restait à faire payer aux cantons suisses, ce ramassis de bouviers et de manants, l’audace dont ils avaient fait preuve, en lui ôtant le comté de Ferrette, en attaquant sa Comté Franche et en s’aventurant sur les terres de la duchesse Yolande de Savoie, sa fidèle alliée. Et cela ne tarderait pas. Ensuite, après un temps de repos qui permettrait au nouveau roi de lever la plus grande armée du monde, on irait jeter à bas du trône aux fleurs de lis le trop subtil Louis XI. et la France aurait enfin un souverain digne de sa grandeur passée...

Ainsi rêvait le Téméraire dans cette église où, hier encore, s’élevaient les prières pour que Dieu éloigne, du vieux pays lorrain, l’envahisseur et son armée, mais Charles ne doutait pas une seconde d’amener promptement ses nouveaux sujets à remercier le ciel de leur avoir donné pour maître un prince si fastueux, si magnanime et si vaillant. Cela les changerait de « l’Enfant », ce pauvre petit René II qui, au lieu de mourir au combat, avait préféré courir se réfugier dans les jupes de sa mère pour y pleurer son impuissance... Tandis que s’ordonnaient un grand banquet et une fête publique pour tenter de faire oublier passagèrement aux Nancéens leurs morts et leurs maisons détruites, Fiora, dans la chambre qu’on lui avait donnée et qui se situait dans une des tours regardant vers la Meurthe, recevait la visite de Mgr Nanni. Elle le remercia de la protection qu’il lui accordait et grâce à laquelle, bien certainement, on lui avait donné ce logis au lieu d’une prison.

– Je n’y suis pas pour grand-chose, mon enfant. Même si cela lui déplaît souverainement, le duc ne peut faire que vous ne soyez la très légitime comtesse de Selongey. Il vous doit des égards.

– Il n’en caresse pas moins l’idée de me faire exécuter, ce qui aurait le double avantage de libérer Philippe et d’effacer cette histoire de dot que, de toute évidence, il n’apprécie guère.

– Soyez sûre qu’alors vous auriez droit à tous les honneurs dus à votre rang, fit le prélat avec un sourire, mais nous n’en sommes pas là. Je dirai même que votre plus grande chance d’échapper au bourreau réside dans cette dette que le duc a envers vous. Cent mille florins sont une somme énorme... et il est tout à fait incapable de la restituer. Son sens chevaleresque s’oppose à ce qui serait une manière peu élégante de se débarrasser d’un créancier. C’est ce que je suis venu vous dire pour vous rassurer un peu... et aussi que le duel entre le comte de Selongey et Campobasso aura lieu demain soir, à minuit, dans le pourpris du château, sans autres témoins que le duc lui-même, vous, moi, deux assistants qui seront Galeotto pour le Napolitain, et messire Mathieu de Prame pour votre époux. Le Grand Bâtard Antoine tiendra le rôle de juge d’armes. Le combat sera... à outrance.

– Ce qui veut dire ?

– Que seule la mort de l’un ou l’autre adversaire pourra y mettre fin.

Un filet glacé coula le long du dos de Fiora qui frissonna comme si le vent d’hiver était entré dans sa chambre pour l’envelopper de froidure :

– C’est épouvantable, articula-t-elle. Ce n’est pas possible ! Le duc ne peut pas accepter une chose pareille ? ... Je ne veux pas y croire. C’est monstrueux !

– Il le faudra bien pourtant. Vous ignorez tout des lois féodales de ces pays. J’admets d’ailleurs que les coutumes de nos gens d’au-delà des Alpes ne sont pas meilleures sinon pires : chez nous on loue des spadassins pour se débarrasser d’un ennemi...

– Qu’elles soient meilleures ou pires, je ne veux pas le savoir.

Et tournant le dos au légat elle marcha rapidement vers la porte de la chambre, l’ouvrit et repoussa violemment les hallebardes qui se croisaient devant elle :

– Je veux voir le duc ! fit-elle avec hauteur. Et si vous tentez de m’en empêcher, je crierai si fort que l’on viendra. Je dirai alors que vous avez essayé de me tuer !

– Mon enfant, plaida Alessandro Nanni alarmé, vous n’y pensez pas ?

– Je ne pense qu’à cela ! Conduisez-moi sinon je saurai bien trouver seule mon chemin.

Le petit évêque trottinait à ses côtés en essayant de la retenir mais c’était impossible : Fiora avait décidé que, ce soir, elle verrait le Téméraire et ainsi, l’une courant et l’autre presque à bout de souffle ou peu s’en fallait, ils parvinrent jusqu’à l’antichambre où veillaient une demi-douzaine de gardes. Olivier de La Marche s’y promenait en compagnie du valet de chambre du duc, Charles de Visen. L’entrée tumultueuse de la jeune femme les arrêta :

– Annoncez-moi à monseigneur ! ordonna-t-elle aussi sèchement que si elle se fût adressée à un serviteur. Je veux le voir !

– C’est impossible, fit La Marche. Monseigneur est en conférence avec l’ambassadeur de Milan et vous n’avez rien à faire ici ! Gardes, ramenez cette femme chez elle !

– Ne me touchez pas ! cria Fiora. Il est urgent que je le voie : il y va de la vie d’un homme !

– Et moi je vous dis...

– Qu’est-ce que c’est ? Quel est ce bruit ?

La porte venait de s’ouvrir sous la main du Téméraire. Il embrassa la scène d’un coup d’œil, vit Fiora qui se débattait aux mains des soldats et le légat qui faisait de dérisoires efforts pour la raisonner :

– Encore vous ! fit-il. Vous forcez ma porte à présent ? Je croyais, éminence, que vous répondiez de cette folle ?

– Je ne peux répondre des élans du cœur, fit Nanni avec un soupir. Et donna Fiora est très, très émue...

– Eh bien, voyons cette émotion ! Entrez, tous les deux ! Sans un regard pour la vaste pièce dont les domestiques de Charles avaient fait une splendeur d’or et de pourpre ordonnée autour d’une admirable tapisserie où des milliers de fleurs cernaient les armes de Bourgogne, ni pour l’élégant personnage qui se tenait debout auprès d’un dressoir orné de deux statues d’or, Fiora dès le seuil offrit au duc une profonde révérence :

– Monseigneur, pria-t-elle, je viens d’apprendre que le duel doit avoir lieu demain. Je supplie Votre Seigneurie de l’empêcher...

– Une rencontre où l’honneur de deux chevaliers est engagé ? Il faut être une fille de marchands pour songer à cela...

– Il faut être surtout une femme soucieuse de justice... et une femme qui aime. Messire de Selongey est blessé : le combat ne sera pas égal.

– Vous savez cela aussi ? Pour quelqu’un que j’ai mis au secret, vous n’ignorez apparemment rien de ce qui se passe dans mon armée ? fit le duc avec l’ombre d’un sourire qui emplit d’espérance le cœur de la jeune femme. Rassurez-vous, la blessure de Selongey est bénigne.

– Mais c’est un combat à outrance !

– Et alors ?

Les jambes de Fiora se dérobèrent sous elle ; elle tomba à genoux et cacha son visage dans ses mains :

– Par pitié, monseigneur ! ... Faites de moi ce que vous voulez, jetez-moi en prison, livrez-moi au bourreau mais empêchez cette horreur ! Je ne veux pas le voir mourir !

Il y eut un silence que troublait seulement le bruit de la respiration de la jeune femme. Mgr Nanni se penchait déjà vers elle pour la réconforter mais le duc l’arrêta d’un geste puis, lentement, il vint à Fiora :

– Vous l’aimez à ce point ? ... Alors pourquoi Campobasso ?

– Par vengeance... et pour le détacher de vous... de vous pour le service duquel Philippe est toujours prêt à tout sacrifier. Il n’a voulu de moi qu’une fortune pour vos armes... et une seule nuit.

Il se pencha, prit les deux mains qu’elle gardait obstinément devant son visage et l’obligea doucement à se relever :

– Vous me détestez, n’est-ce pas ? Elle n’hésita qu’à peine et répondit, ses yeux gris dans les yeux noirs du prince : -Oui... Sans vous, je serais heureuse !

– Sans moi, vous ne le connaîtriez même pas. Que serait-il allé faire à Florence ? Rentrez chez vous, à présent, et priez Dieu ! Je sais que vous semblez décidée à vous passer de son secours mais Mgr Nanni réussira peut-être à vous convaincre de vous tourner vers Lui. Il arrive qu’il exauce les prières... Quant au duel, je n’ai même pas la possibilité de le retarder : aucun des adversaires n’y consentirait...