– Mais, enfin, dit Fiora, leur fameux duc René, où est-il ? Ne va-t-il pas venir au secours de sa capitale affamée ?

– Je crois qu’il voudrait bien mais ne peut pas. Il est en France pour essayer d’obtenir du secours et des troupes du roi Louis mais celui-ci, si j’ai bien compris, ne tient pas du tout à rompre encore une fois les accords signés à Soleuvre...

– La place d’un chef est à la tête de ses troupes, surtout quand le combat est désespéré. Quant à vos Bourguignons je ne vois pas de quoi ils se plaignent : ils n’ont qu’à attendre tranquillement que la ville meure de faim. Est-ce si difficile ?

– Peut-être pas, mais c’est le second hiver qu’ils voient venir à se geler devant des portes qui refusent de s’ouvrir. Ils n’ont pas digéré Neuss et Nancy ne leur inspire aucune confiance. Il faut comprendre !

La dernière mauvaise nouvelle surgit en la personne du capitaine des gardes : le duc Charles ordonnait qu’on lui amenât sa prisonnière. Sans un mot, Fiora prit son manteau, jeta le capuchon sur sa tête et suivit l’officier à travers les rafales de pluie dans lesquelles le camp commençait à se dissoudre...

Elle trouva le duc dans une pièce plus petite que celle où il l’avait reçue la première fois. C’était, tendu de précieuses tapisseries d’Arras parfilées d’or, une sorte de cabinet d’armes. Le duc s’y tenait assis en compagnie d’un petit homme tout rond dont la figure avenante couronnée de courts cheveux gris frisottants était surmontée d’une mitre violette brodée d’or. Des flots de cendal couleur d’améthyste emballaient un corps qui donnait l’impression d’être ovoïde. Une grande croix d’or et de rubis pendait à son cou au bout d’un ruban assorti à la robe d’où dépassaient de petits pieds chaussés de pantoufles de velours et de petites mains blanches et dodues que l’anneau pastoral avait l’air d’écraser.

Comprenant que ce devait être là le légat papal, Fiora plia le genou devant lui, se donnant ainsi le plaisir de faire attendre un instant au Téméraire le salut qu’elle lui devait. Quand elle lui eut rendu cet hommage de politesse, elle attendit calmement ce qui allait suivre.

– Voici, dit le duc d’un ton bref, la femme dont j’ai parlé à Votre Eminence et dont on ne sait trop ni qui elle est ni d’où elle vient. Elle se nomme Fiora Beltrami, secrètement épousée paraît-il par le comte de Selongey, notre fidèle serviteur, mais il semblerait qu’elle soit aussi une espionne de Louis de France qui, dans un but obscur, est devenue la maîtresse du comte de Campobasso. Elle l’a rendue à moitié fou et il a provoqué en duel, comme vous le savez, messire Philippe...

– J’ai cru comprendre, coupa l’évêque avec un demi-sourire, qu’ils s’étaient provoqués mutuellement. On dit qu’ils se sont empoignés comme charretiers dans une taverne et qu’il a fallu cinq hommes pour les séparer...

– Certes, certes ! ... Il n’en demeure pas moins qu’il y a là, pour la paix de cette armée, un danger que j’ai voulu éloigner en ordonnant aux deux adversaires de remettre le combat après la chute de Nancy. Ils y ont consenti mais, en dépit de la parole donnée, un page de Campobasso s’est introduit la nuit dernière chez cette femme. Il y a eu bataille et, à présent, on parle... trop. Les esprits sont en émoi...

– J’en demeure d’accord, mais, mon fils, ce grand émoi me semble venir davantage de ce siège interminable et du temps détestable que nous envoie le Seigneur Dieu pour notre pénitence à tous.

Fiora regarda Alessandro Nanni avec étonnement. Ses précédentes relations avec le moine Ignacio Ortega lui avaient donné une idée toute différente de ce que pouvait être un envoyé de Sixte IV. Celui-là semblait à la fois aimable et plein d’humour. Le froncement de sourcils du Téméraire la convainquit de ce que cette impression était la bonne.

-Quoi qu’il en soit, reprit le duc, il faut que cette situation scandaleuse cesse. Le mariage de Selongey et de cette femme a été célébré à Florence dans le secret. En outre, il n’est pas valable à nos yeux. Selongey a violé le droit féodal qui lui interdisait de contracter union sans l’assentiment de son suzerain, c’est-à-dire nous !

– C’est une faute sans doute mais je crains, mon fils, qu’aux yeux de Dieu il en aille autrement. Qui vous a mariés, mon enfant ?

– Le prieur du couvent San Francesco à Fiesole, Eminence.

– Vous étiez consentante ou contrainte ?

– Consentante... et si heureuse !

– Et messire de Selongey ? Etait-il heureux lui aussi ?

– Il le disait... mais peut-être vaudrait-il mieux le lui demander. Il avait juré de m’aimer et de n’aimer que moi. Il se peut qu’il ait menti...

– Vous en aviez juré autant ? Et cependant, si ce que l’on rapporte est vrai...

– Je me suis donnée au comte de Campobasso, c’est exact. Je croyais mon mariage nul... et je pensais avoir été bafouée.

– L’aimez-vous donc, lui aussi ?

– Non... murmura Fiora qui sentit ses joues s’enflammer, mais... j’ai été... trahie par la nature et j’avoue y avoir pris plaisir.

– Je vois... et je vous sais gré de votre franchise. A présent, monseigneur, je souhaiterais apprendre de vous comment vous entendez faire cesser ce que vous appelez... « une situation scandaleuse » puisque, à l’exception des intéressés, de Votre Seigneurie et de moi-même, personne jusqu’à présent n’en sait rien ?

– Elle l’est à mes yeux, et devrait l’être aussi à ceux de Votre Eminence, fit le duc avec hauteur. Certes, Selongey et Campobasso n’ont pas donné la véritable raison de leur querelle et le duel découle naturellement de la rixe qui les a opposés. C’est à l’issue de la rencontre qu’il nous faudra prendre une décision : si Selongey l’emporte il n’en demeure pas moins l’époux d’une femme adultère et celle-ci devra être exécutée...

– N’est-ce pas une solution un peu... excessive ? Donna Fiora me semble avoir quelques excuses et, avant de la livrer à l’épée du bourreau...

– Je ne souhaite pas en venir là car, même en la faisant mourir au fond d’une prison, il en resterait toujours une trace. Voilà pourquoi je fais appel à Votre Eminence. En tant que légat de Sa Sainteté Sixte IV, vous avez tous pouvoirs pour prononcer l’annulation du mariage. Ainsi, et quelle que soit l’issue du combat, cette créature pourra aller se faire pendre ailleurs et, s’il plaît à Campobasso de la ramasser, personne n’y verra d’inconvénients.

Dans un bruissement soyeux, Mgr Nanni se leva brusquement et, bien que debout il fût vraiment petit, il revêtit une impressionnante majesté qui dut frapper Charles de Bourgogne car il se leva à son tour :

– Vous faites, il me semble, très bon marché de la vie d’une femme et des sacrements du Seigneur, fit sévèrement le légat. Nul n’a le droit de séparer, fût-ce par le glaive, ceux qui se sont unis devant Dieu de bonne foi. Si votre Selongey a été assez bête pour s’estimer amoindri par un mariage avec la fille d’un riche Florentin, il est l’unique responsable de ce qui lui arrive. Un autre a pris ce qu’il dédaignait et c’est tant pis pour lui. Qu’il s’en explique avec cet autre et qu’ils s’entre-tuent est leur affaire. Mais je refuse que cette pauvre enfant, déjà bien éprouvée, devienne leur victime expiatoire. Attendons l’issue du duel. Si, à ce moment, l’un des deux époux demande l’annulation, j’étudierai la question. Pas avant !

-Je peux vous prédire que Philippe désirera cette annulation. Il ne peut souhaiter demeurer uni à une telle femme !

– Surtout si vous l’y contraignez. Songez seulement qu’il va se battre pour elle...

– Pas pour elle ! Pour son honneur bafoué !

– L’honneur paraît infiniment plus précieux quand il a d’aussi beaux yeux !

– Eminence ! protesta le duc indigné, votre indulgence envers cette créature est, en vérité, excessive, déroutante. Est-ce parce qu’elle est italienne, comme vous ?

– Je pourrais m’estimer offensé si je ne savais à quels excès peut vous porter la colère, monseigneur. En tout cas, je serais fort surpris que cet étrange mari vous laisse conduire sa femme à l’échafaud.

– Alors, ce sera l’annulation. Je saurai bien l’en convaincre car il est digne d’une princesse et cette fille de marchands...

– Pourrait alors avoir le regret de vous réclamer, coupa Fiora, les cent mille florins d’or de sa dot ! Vous voyez, monseigneur, vous n’avez d’autre solution que de la faire exécuter...

Elle salua l’évêque puis, jetant au Téméraire que la colère empourprait un regard de mépris glacial, elle tourna les talons et sortit de la tente...

Peut-être aurait-elle eu à pâtir de la colère qu’elle avait allumée chez le duc si un événement inattendu ne s’était produit presque simultanément : dans la ville assiégée, les trompettes et les tambours se mirent à battre la chamade, ce qui était signe certain que Nancy souhaitait se rendre et le duc Charles en éprouva une grande joie.

On apprit, plus tard, qu’une lettre du duc René était parvenue à entrer dans la cité : « Puisque pour mon malheur, écrivait le jeune prince, je me trouve réduit à ne pouvoir rien faire pour votre bien et à ne pouvoir rien tenter pour ma gloire, je vous exhorte par l’intérêt même de la patrie pour laquelle vous vous êtes sacrifiés, de ne point prodiguer davantage votre sang par de plus longs efforts qui vous conduiraient à des pertes plus grandes et à une capitulation moins favorable... »

Ce message que tous écoutèrent en pleurant n’entama pas la résolution du gouverneur : le bâtard de Calabre voulait se battre encore, car les fortifications n’étaient pas endommagées ni le peuple effrayé. On pouvait tenir encore deux mois et, dans deux mois, le Téméraire se découragerait... mais les échevins et tout le conseil de la ville furent d’avis qu’il fallait obéir au duc dont on savait qu’il était à présent retiré chez sa mère, Yolande de Vaudémont, au château de Joinville. On ne viendrait jamais à bout de cette grande armée. Mieux valait essayer d’obtenir une capitulation honorable.