Un soir où le tintamarre avait été particulièrement fort et où elle avait même entendu rugir, non loin d’elle, la voix du Téméraire, elle attendit Battista avec plus d’impatience encore que de coutume pour savoir ce qui se passait et, quand elle entendit des pas, elle jeta le livre d’heures qu’elle avait trouvé dans l’un des coffres et qui était la seule lecture à sa disposition, donc sa seule distraction même si les prières qui s’y trouvaient n’éveillaient guère d’écho sensible dans son cœur.

Elle le vit apparaître dans l’ombre de la porte et constata qu’il avait tiré son bonnet jusque sur son nez.

– Fait-il donc si mauvais ? lui dit-elle gaiement. Je n’entends pourtant pas la pluie...

Sans répondre, il posa le plateau couvert d’une serviette à terre et, presque d’un même mouvement, arracha son bonnet et tira une dague de sa ceinture en s’avançant dans le cercle de lumière dispensée par le candélabre :

– Vous n’êtes pas Battista ? s’exclama Fiora. Qui êtes-vous ?

En même temps qu’elle posait la question, elle le reconnut. C’était le page de Campobasso, ce Virginio dont elle n’avait pu oublier le regard haineux et qui, à présent, dardait sur elle des yeux flambant d’une joie féroce :

– Qui je suis ? Je suis ta mort, ribaude ! grinça-t-il, en continuant à avancer lentement, un pas après l’autre, dégustant cet instant qu’il avait dû appeler de toutes ses forces durant des jours.

Une seule chose le troublait un peu : la femme ne manifestait aucun signe de crainte.

– Remettez cette dague au fourreau et allez-vous-en ! s’écria Fiora. Je n’ai qu’à appeler...

– Tu peux toujours appeler. J’ai endormi tes gardes avec du vin drogué. Tu n’as plus devant ta porte que deux paquets inertes et tu ne m’échapperas pas.

– Pourquoi voulez-vous me tuer ? Que vous ai-je fait ? -Je veux te tuer pour être sûr que Campobasso ne retournera plus jamais dans ton lit. Avant toi, je régnais sur lui. Il aimait mes baisers et mes caresses et puis, tu es venue... A présent, quand nous faisons l’amour, son esprit est absent et ça je ne peux pas le supporter.

Virginio se détendit soudain comme un ressort et fondit sur Fiora, la dague haute. De toutes ses forces, celle-ci hurla :

– A l’aide ! A moi ! ... Au secours ! ...

Elle tendait toutes ses forces pour écarter la lame meurtrière mais le page était grand pour son âge et bien entraîné alors que la claustration avait ôté à Fiora une partie de ses moyens. Il allait avoir le dessus et, dans une seconde, l’arme s’enfoncerait dans sa gorge. Elle ferma les yeux appelant encore à l’aide.

– J’arrive ! cria une voix qui lui parut celle même d’un ange.

Virginio fut arraché d’elle, désarmé, jeté à terre et bientôt il se tordit sous le genou vigoureux qui coinçait sa poitrine.

– Un peu jeune, l’ami, pour faire un assassin ! dit Esteban mais, apparemment, la valeur n’attend pas le nombre des années. Et maintenant qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

– S’il vous plaît, messire, tenez-le-moi et prêtez-moi votre dague que je lui règle son compte, fit Battista qui apparaissait en chemise, couvert de boue et se frottant la tête où se gonflait une énorme bosse. Cette brute m’a assommé, dépouillé de mes vêtements et de mon plateau et, si j’ai bien compris, il a mis aussi les gardes hors d’état de servir ?

– Vous êtes dans le vrai. Mais si vous voulez m’en croire, vous feriez mieux d’aller chercher du secours... Je peux très bien tenir encore quelque temps. Je ne fatigue pas.

– Vous devez avoir raison. On ne peut pas étouffer l’affaire surtout quand on s’en prend aux soldats de monseigneur... et à son otage préféré. Le duc nous a tous rendus responsables de donna Fiora sur nos têtes...

Et Battista, s’enveloppant dans la couverture que lui tendait Fiora, repartit en courant et en appelant « A la garde ! ». Cependant, la jeune femme qui n’avait pas encore bien retrouvé ses esprits vint s’accroupir auprès d’Esteban qui maintenait toujours Virginio à terre en lui pointant une dague sur la gorge et considéra non sans stupeur la cotte verte à croix de Saint-André blanche serrée par un ceinturon sur une chemise de mailles, la longue épée qui pendait à son côté et le chapel de fer qui avait roulé à terre quand il s’était jeté sur le page.

– Esteban ! soupira-t-elle. Mais c’est un miracle ! Vous voilà bourguignon à présent ?

– C’est tout récent, donna Fiora ! fit-il avec un sourire aussi paisible que s’ils s’étaient quittés la veille. Mais je n’en ferai pas moins un bon soldat, ajouta-t-il avec un clin d’œil qui conseillait la prudence. Vous allez bien depuis notre dernière rencontre ? C’était... en Avignon, je crois ? Quant à moi, en faisant une ronde, j’ai vu ce gredin qui assommait un page, lui volait ses habits et son plateau, revêtait l’un et prenait l’autre et je l’ai suivi pour voir ce qu’il comptait faire. J’ai vu... mais c’est une vraie chance de vous rencontrer ! Si j’avais pu supposer que vous étiez là, en plein milieu de ce camp ! ...

Fiora avait compris à quoi rimait ce bavardage à bâtons rompus : même mis hors d’état de nuire, Virginio restait dangereux car il avait malheureusement une langue de vipère et savait s’en servir.

Ils causèrent ainsi sur un ton superficiel et parfaitement irréaliste jusqu’à ce que revînt Battista toujours aussi sale. Mais cette fois, La Marche en personne l’accompagnait avec quelques-uns de ses gardes. Le garçon fut remis debout sans douceur tandis que le Castillan faisait toute une affaire d’épousseter ses genouillères. Le capitaine des gardes était visiblement furieux :

– De soldats endormis, un page attaqué ! Qu’est-ce que cela signifie ? Et d’abord qui es-tu ?

– Virginio Fulgosi, sire capitaine. Je suis attaché à la personne de Mgr le comte de Campobasso, fit le jeune prisonnier qui visiblement reprenait son aplomb. C’est sur son ordre que je suis venu ici... Cette... cette femme avait fait tenir à mon maître un billet le suppliant de la faire évader...

– Curieuse façon de faire évader quelqu’un en l’attaquant avec ça ! s’écria Fiora indignée en brandissant la dague tachée de sang et la blessure qu’elle avait reçue à la main en se défendant. Ce misérable a tenté de me tuer et sans ce brave homme, ajouta-t-elle en désignant Esteban qui avait recoiffé son chapel et qui prenait un air modeste, je serais morte à l’heure qu’il est. Interrogez-le : il vous dira comment cela s’est passé... Ensuite vous pourrez toujours demander à Campobasso quels ordres il a donnés à ce garçon...

– Elle ment ! hurla Virginio qui se tordait comme une couleuvre sous la poigne des hommes qui le maintenaient. Cet homme et elle se connaissent. C’est un de ses anciens amants !

La gifle que lui asséna le Castillan avait de quoi assommer un bœuf mais sa voix n’était que vertueuse indignation quand il proclama :

– Bien sûr que je connais donna Fiora depuis longtemps ! Elle était haute comme trois pommes, quand je l’ai vue pour la première fois, à Florence chez son noble père. Et je connais aussi donna Léonarda, sa pieuse gouvernante, et Mgr le prince Lascaris, son grand-oncle... et je voudrais bien savoir ce qu’elle fait ici au milieu de tous ces hommes d’armes et à la merci du premier coquin venu !

-C’est bien, l’ami ! Nous verrons ce que Monseigneur le duc pensera de tout cela. Tu vas venir avec moi pour lui raconter ce qui s’est passé. Ensuite je ferai appeler messire Campobasso... Donna Fiora, je vous demande excuses pour tout ceci. Je vais vous envoyer maître Matteo de Clerici, le médecin de monseigneur, pour panser votre blessure.

– N’en faites rien, messire Olivier. Ce n’est pas profond et je saurai soigner moi-même cette écorchure. Mais je vous remercie de votre courtoisie et je vous recommande ce brave garçon, qui ne peut être qu’une excellente recrue pour l’armée de Monseigneur le duc : c’est un cœur vaillant et un bras solide.

Elle n’avait plus qu’un désir : être seule puisqu’il était impossible de parler avec Esteban mais, de le savoir près d’elle, veillant sur elle, était d’un grand réconfort. Ce qui ne l’empêchait pas de griller de curiosité. Par quel incroyable cheminement le Castillan en était-il venu à s’engager dans l’armée bourguignonne ? Il avait dit cette péripétie récente : mais qu’avait-il fait durant ces deux mois ? ... Incapable de trouver une réponse, elle mangea un peu de viande froide, une ou deux cuillerées de confiture et alla s’étendre sur son lit, y étalant son manteau pour suppléer la couverture qu’elle avait donnée à Battista. Pour la première fois depuis bien des nuits, son sommeil fut paisible, confiant, tant il faut peu de chose à un être jeune pour se sentir en sécurité. Pour qu’Esteban ait pu arriver à point nommé et sauver Fiora d’une mort certaine, c’est qu’une providence veillait sur elle. Mais ce secours venu de l’au-delà, elle ne l’attribuait pas à Dieu. Non parce qu’elle n’y croyait plus – elle n’avait jamais cessé de croire – mais parce que le Tout-Puissant semblait ne s’occuper des humains que pour les submerger de souffrances et d’épreuves. Non, si quelqu’un, là-bas, veillait sur elle, ce ne pouvait être que l’âme douloureuse de l’homme qui lui avait consacré sa vie, de ce Francesco Beltrami qu’elle ne cesserait jamais d’appeler son père.

Quand il revint, le lendemain, Battista apportait un plein panier de mauvaises nouvelles : d’abord, Philippe de Selongey avait été blessé – légèrement il est vrai — au cours d’une sortie tentée par les assiégés pour faire entrer un convoi de vivres par la porte de la Craffe. Ensuite, le page Virginio que Campobasso, fou de rage, avait ordonné d’exécuter, avait été sauvé par l’intervention du Téméraire en personne. Selon le duc, il n’était pas du tout certain qu’il n’ait pas dit la vérité et qu’il n’y eût pas tentative d’évasion. Le garçon avait été remis au prévôt de l’armée en attendant que l’affaire fût tirée au clair. Enfin, la pluie diluvienne avait provoqué un glissement de terrain qui avait enseveli toute une compagnie. L’armée, exaspérée par ce temps abominable, était à deux doigts de la rébellion et, selon le page, l’évêque de Metz, Georges de Bade, qui aurait voulu voir son frère le margrave devenir au moins gouverneur de Lorraine, ne cessait de parcourir le camp pour exhorter les hommes à la patience affirmant que le camp abondait en vivres, ces vivres qui manquaient cruellement à la ville bloquée...