Fiora hocha la tête, signifiant qu’elle avait compris puis se leva et alla offrir ses mains froides à la chaleur du brasero qui emplissait son étroit logis d’une bonne odeur de bois brûlé. La tête vide comme cela doit être lorsque l’on a subi un naufrage, elle n’essayait même pas de penser, uniquement occupée de sentir son corps transi et douloureux se réchauffer lentement. Dans ses os et dans sa chair, elle ressentait une immense fatigue qui allait jusqu’à une sorte de souffrance ; tout cela bien au-delà de la lassitude procurée par une chevauchée de cinq ou six lieues, mais le passage avait été cruel d’une joie éblouissante à un profond chagrin et Fiora ne désirait plus qu’une seule chose : dormir ! plonger pour des heures dans ce sommeil des bêtes harassées qui ressemble à la mort ! Tôt ou tard, il faut bien émerger mais il arrive alors que le courage et les forces soient restaurés. Sinon, il ne reste plus qu’à chercher un sommeil plus profond encore et, surtout, irrémédiable...

Elle allait se jeter sur son lit quand, dans l’encadrement de toile, un jeune garçon, vêtu avec élégance d’un justaucorps de velours violet brodé d’argent sur des chausses gris clair et des bottes courtes de daim violet, apparut un plateau entre les mains :

– La noble dame m’accorde-t-elle permission d’entrer ? demanda-t-il en s’inclinant avec aisance.

Il avait parlé italien et Fiora, presque machinalement, lui sourit. C’était le premier mâle qui la traitait avec respect.

– Bien sûr ! fit-elle. Est-ce que nous serions compatriotes ?

– Pas tout à fait. Je suis romain : Battista Colonna, des princes de Paliano, page de mon cousin, le comte de Celano, mais récemment passé au service de Mgr le duc de Bourgogne. A présent, si vous y consentez, madame, nous parlerons français pour ne pas inquiéter les sentinelles, ajouta-t-il dans cette langue tout en posant son plateau sur un coffre.

– Le service du comte de Celano ne vous convenait plus ?

– Ce n’est pas cela mais je chante assez bien et Mgr Charles, qui entretient un chœur de jeunes chanteurs, aime que je joigne ma voix aux leurs. Je suis, pour ainsi dire, prêté.

– Et l’on vous a chargé de m’apporter à souper, vous qui êtes de très noble famille si je vous ai compris ? Qui vous a donné l’ordre ?

– Messire Olivier de La Marche. Nous n’avons guère au camp que des valets d’armes et faute de femme sachant servir une noble dame florentine, messire Olivier a pensé qu’il vous serait plus... quel terme a-t-il employé ? ... Ah oui : réconfortant d’être servie par un garçon né dans la péninsule.

– Voilà une attention que je n’aurais jamais imaginée il y a seulement cinq minutes. J’espère seulement que le duc Charles n’en sera point contrarié ?

– Messire Olivier ne fait jamais rien sans l’autorisation de monseigneur. A présent, donna Fiora, je vous souhaite bon appétit et un bon repos !

– Vous connaissez mon nom ?

– Messire Olivier n’oublie jamais rien, fit le jeune Colonna avec un salut qui était presque une pirouette et un joyeux sourire.

Un peu revigorée par la visite inattendue de ce gamin -il pouvait avoir une douzaine d’années – chaleureux et charmant, Fiora remercia mentalement l’impassible capitaine de la garde ducale en se promettant bien de le faire de vive voix quand l’occasion lui en serait donnée. Puis elle découvrit qu’elle avait faim et dévora littéralement le pâté d’anguilles, les rissoles et les fruits séchés que le page avait apportés avec une petite cruche de vin de Bourgogne. Après quoi, se jetant tout habillée sur le lit en s’enveloppant d’une couverture, elle laissa sa fatigue l’emporter vers un paradis paisible où les anges chantaient la gloire de la bienheureuse Vierge Marie... Dans sa chambre somptueuse, le Téméraire, le menton dans la main, écoutait la maîtrise de sa chapelle composée de vingt-quatre jeunes garçons sous la direction du maître Adam Busnois, interpréter un motet à Notre-Dame... Les voix célestes emplissaient la nuit froide annonciatrice d’un hiver précoce et dans l’immense camp étendu bien au-delà de l’étang Saint-Jean jusqu’au pied des coteaux de Malzéville, chacun retenait son souffle pour puiser dans tant de beauté un peu de réconfort pour les combats à venir.

Durant plusieurs jours, Fiora demeura enfermée sous sa tente sans voir personne d’autre que le jeune Battista Colonna qui lui apportait ses repas et la fille visiblement terrifiée et apparemment muette qui venait vaquer à un semblant de ménage, lui portant du bois et de l’eau, nettoyant l’âtre et les bassins sans que Fiora réussît à lui tirer seulement une parole.

Heureusement, Battista était un peu plus bavard. Fiora, à demi assourdie par la canonnade qui faisait rage tout le jour, apprit de lui que Nancy se défendait bien. Le bâtard de Calabre qui en était le gouverneur était un habile homme de guerre. Non content d’avoir, à l’approche de l’armée bourguignonne, fait ajouter aux bastions, demi-lunes, redoutes et contrescarpes déjà existant des terrasses, des cavaliers[xvi] et des parapets en tout genre, son artillerie, aux mains d’un maître canonnier nommé Desmoulins qui était peut-être le meilleur artificier de son siècle, rendait coup pour coup à l’assaillant. Les deux canons que Desmoulins avait fait monter sur la Grande Tour regardant la commanderie avaient déjà obligé deux fois le Téméraire à changer la place de ses tentes et mis en pièces le « Courtois », la longue couleuvrine avec laquelle les Bourguignons attaquaient ladite tour et celle de la porte Saint-Nicolas. Le jeune Romain ne cachait pas qu’un certain découragement commençait à poindre chez les assaillants. Allait-on recommencer l’interminable siège de Neuss ? Dans la ville, par ailleurs, l’espoir renaissait en dépit des réserves de vivres qui commençaient à diminuer. La pluie d’ailleurs venait à l’aide des gens de Nancy, transformant le camp ennemi en cloaque...

Malheureusement pour eux, les Bourguignons reçurent du renfort : le Grand Bâtard Antoine de Bourgogne, demi-frère du Téméraire et son meilleur général, arriva du sud, amenant avec lui les troupes lombardes fraîches qu’il était allé chercher à Milan. Avec son aide, Charles put achever l’encerclement de la cité, trop serré pour que le moindre ravitaillement pût être apporté...

– Est-ce à dire, demanda Fiora, que le siège va bientôt s’achever ou sommes-nous ici pour des mois ?

– J’espère pour vous que la résistance des Lorrains ne sera pas éternelle. Cette tente est assez agréable mais à condition d’en sortir plus que vous ne le faites.

En effet, Fiora avait le droit, la nuit venue et sous la surveillance étroite des soldats qui veillaient à sa porte, de sortir quelques minutes pour respirer un peu d’air frais. Le reste du temps, elle pouvait ouvrir les rideaux masquant la porte mais pas davantage. En général, elle ne profitait guère de la permission pour éviter les paquets de pluie que le vent charriait. Néanmoins, la remarque du page l’inquiéta :

– Voulez-vous dire que je ne sortirai pas d’ici avant que Nancy ne se soit rendue ?

Battista hésita un instant puis, baissant la voix, répondit en italien :

– C’est tout à fait exact. Je ne devrais pas vous le dire mais après tout vous avez, selon moi, le droit de savoir ce qui vous concerne : Campobasso a attaqué messire de

Selongey et les deux hommes ont commencé à se battre quand Monseigneur le duc est intervenu. Il leur a commandé de remettre l’issue de leur querelle jusqu’à ce que l’armée soit entrée dans Nancy, ajoutant qu’il ne voulait pas risquer d’avoir l’un, ou peut-être deux de ses meilleurs capitaines, hors d’état de servir. Et même en faisant peser sur eux sa colère, il a eu du mal à en venir à bout. Il a fallu qu’il menace... de vous faire exécuter immédiatement. Cela les a calmés net. Chacun est reparti vers son commandement...

– Sauriez-vous me dire quand cela est arrivé ?

– Le lendemain matin de votre venue et je ne sais, en vérité, lequel des deux était le plus acharné. Si on les avait laissés faire, ils s’entre-tuaient. Aussi, pour éviter que cela ne se reproduise, monseigneur en a envoyé un à l’est et l’autre à l’ouest...

– Merci de m’avoir renseignée, dit Fiora. Vous agissez envers moi en ami véritable et j’en suis extrêmement touchée. Puis-je encore vous demander quelque chose ?

– Si c’est en mon pouvoir... et ne contrarie pas trop mes ordres.

– J’espère que non. Je voudrais que vous acceptiez de me prévenir au cas où... il arriverait quelque chose au comte de Selongey.

Le jeune Colonna lui sourit et son étroit visage, brun comme une châtaigne, s’illumina puis, s’inclinant bien bas devant Fiora, il lui fit un beau salut :

– Ce fut toujours dans mon intention... Madame la comtesse ! C’est trop naturel-La gentillesse de cet enfant était bien le seul rayon de soleil qui mît un peu de chaleur dans les jours uniformément gris et tristes de la jeune femme. Les heures s’écoulaient lentes, interminables, toutes semblables. Un couvent avec sa rigidité eût été préférable à cette prison de toile d’où l’on ne voyait rien mais où l’on entendait tout. Le crépitement de la pluie alternait avec le bruit du canon, les cris de joie ou de douleur et le vacarme des assauts sans cesse repoussés. L’écho des prières aussi arrivait jusqu’à la captive car la tente du légat papal était proche et il y avait eu l’énorme explosion de joie suscitée par l’arrivée triomphale du Grand Bâtard de Bourgogne. Enfin, et c’était au moins agréable, Fiora entendit plusieurs fois chanter la maîtrise que dominait parfois la voix sonore de Battista. Mais Fiora avait tout de même l’impression déprimante d’être l’une de ces recluses comme elle en avait vu deux à Paris, qui vivent toute leur existence entre quatre murs de pierres que l’on maçonne autour d’elles et qui n’ont plus, sur la vie, que la vue très limitée d’une étroite fenêtre par laquelle leur arrivent les dons de la charité, et l’ouïe de ce qui se passe autour de ce tombeau à peine ouvert que l’on boucherait tout à fait à leur mort. Sans le jeune Colonna elle se fût crue oubliée mais elle ne savait plus très bien si elle souhaitait tellement la fin du siège qui ouvrirait sa prison – sans doute pour une autre et peut-être pour l’échafaud – et qui serait le signal du combat à mort auquel se livreraient les deux hommes qui déchiraient sa vie...